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Aux origines de l’audition humaine, il y a deux millions d’années

Reconstitution virtuelle en 3D d'une oreille vieille de 2 millions d'années. Rolf Quam, CC BY-SA

Comment nos lointains ancêtres percevaient-ils les bruits du monde il y a deux millions d’années ? Même si nous ne possédons évidemment aucun enregistrement sonore ni témoignage écrit qui remonte à aussi longtemps, nous avons cependant un indice : les os fossilisés de leurs oreilles. Car l’anatomie interne de cet organe influence les facultés auditives.

À l’aide de scanners CT (ou tomodensitomètres) et de soigneuses reconstitutions virtuelles, mes confrères étrangers et moi-même pensons avoir pu établir la façon dont nos très lointains parents écoutaient. Et il ne s’agit pas là d’un exercice purement académique ; les capacités auditives sont en effet étroitement liées à la communication verbale. En déterminant à quel moment de notre histoire évolutive certaines facultés auditives ont émergé, nous pourrions apporter un nouvel éclairage à la question de savoir quand le langage parlé a commencé à évoluer. C’est là qui est l’un des sujets les plus débattus au sein de la communauté des paléoanthropologues dans la mesure où nombre de chercheurs considèrent le langage parlé comme une des caractéristiques fondatrices de l’être humain.

Beaucoup de primates vocalisent. Seuls les humains possèdent un langage qui s’exprime complètement. dsg-photo.com, CC BY-SA

L’ouïe humaine est unique parmi les primates

Nous, les humains modernes, avons une audition plus performante sur une gamme de fréquences plus large que la plupart des autres primates, y compris les chimpanzés, qui sont nos plus proches cousins. En général, nous entendons très bien les sons entre 1 et 6 kHz, une amplitude qui inclut beaucoup des sons produits par le langage parlé. La plupart des voyelles se situent sous les 2 kHz, tandis que les fréquences plus hautes contiennent essentiellement des consonnes.

Grâce à des tests en laboratoire, nous savons que les chimpanzés et la plupart des autres primates n’ont pas une ouïe aussi sensible sur cette même gamme. Celle des chimpanzés – comme de presque tous les autres primates d’Afrique, y compris les babouins – montre une perte de sensibilité entre 1 et 4 kHz. Les humains, en revanche, gardent une bonne audition sur toute cette gamme de fréquences.

Il serait très intéressant de savoir quand ce schéma auditif humain est apparu dans notre évolution. En particulier, si nous arrivions à identifier une même qualité d’audition entre 1 et 6 kHz chez une espèce humaine fossile, cela tendrait à prouver que le langage était déjà présent.

Tester l’audition de nos ancêtres disparus

Afin d’étudier l’ouïe à partir de fossiles, nous mesurons un grand nombre de dimensions de ces très vieilles oreilles – la longueur du canal auriculaire, la taille du tympan, etc. – en utilisant des reconstitutions virtuelles de fossiles crâniens fragiles. Puis nous entrons toutes ces données dans un modèle informatique. Déjà publié dans la littérature scientifique, ce modèle permet de prédire l’audition d’une personne à partir de l’anatomie de son oreille. Il étudie la capacité de l’oreille en tant que récepteur d’un signal, comme s’il s’agissait d’une antenne. Les résultats nous indiquent avec quelle efficacité l’oreille transmet l’énergie sonore de l’environnement au cerveau.

Nous avons d’abord testé ce modèle sur des crânes de chimpanzés, et obtenu des résultats similaires à ceux des chercheurs qui avaient mesuré leur audition en laboratoire. Sachant que le modèle fonctionne pour prédire la façon dont les humains et les chimpanzés entendent, nous pouvons supposer qu’il donnera également des résultats fiables sur nos ancêtres humains fossiles.

Des excavations sur le site sud-africain de Sterkfontein. Dans cette région, on trouvait des zones de savane où vivaient des homininés. John Walker

Que nous disent les fossiles ?

Auparavant, nous avions étudié les capacités auditives chez plusieurs individus homininés fossiles du site de la Sima de los Huesos (« la grotte des os »), dans le nord de l’Espagne. Ces fossiles, vieux de près de 430 000 ans, sont considérés par les anthropologues comme les ancêtres de l’Homme de Néandertal. À partir des mesures que nous avions effectuées sur les os de leurs oreilles, le modèle informatique a calculé que les facultés auditives des homininés de Sima étaient quasiment identiques à celles des humains d’aujourd’hui, à savoir qu’ils avaient une bonne audition sur une vaste amplitude.

Dans notre nouvelle étude, publiée dans Science Advances, nous avons travaillé sur des individus homininés beaucoup plus anciens : des représentants des espèces Australopithecus africanus et Paranthropus robustus. Ces fossiles ont été mis au jour sur les sites de Sterkfontein et de Swartkrans, en Afrique du Sud, et datent probablement d’environ deux millions d’années.

Sensibilité auditive entre 0,5 et 5 kHz pour les chimpanzés, les premiers homininés et les humains modernes. Les points les plus hauts sur une courbe indiquent la sensibilité la plus marquée. (A) Zone de sensibilité maximum. L’audition des premiers homininés est décalée vers des fréquences légèrement plus élevées comparées à celle des chimpanzés. (B) Résultats de l’audition. Les premiers homininés sont plus sensibles aux sons autour de 3 kHz par rapport aux chimpanzés ou aux humains modernes. Au-dessus de 3,5 kHz, les premiers homininés se rapprochent des chimpanzés, la sensibilité auditive des deux groupes chute. Rolf Quam, CC BY-ND

Après avoir mesuré la structure de leurs oreilles et modélisé leur ouïe, nous avons constaté que ces très lointains ancêtres possédaient un schéma auditif plus proche de celui des chimpanzés, mais légèrement modifié dans le sens des humains. Plus précisément, ces premiers homininés auraient eu une meilleure audition que les chimpanzés et les humains modernes dans la fréquence entre 1 et 3 kHz ; de plus, leur zone d’audition la plus performante était décalée vers des fréquences un peu plus hautes par rapport à celle des chimpanzés.

Il s’avère que ce schéma auditif a pu constituer un avantage pour vivre dans la savane. Nous savons que A. africanus et P. robustus occupaient régulièrement ces étendues herbeuses, puisque jusqu’à la moitié de leur alimentation se composait de ressources trouvées dans ce genre d’environnements ouverts, d’après les mesures des isotopes réalisées dans leurs dents.

Or, dans ces savanes, les ondes sonores ne se propagent pas aussi loin que dans la canopée de la forêt tropicale. Les sons ont tendance à faiblir plus vite, et la communication de courte portée est donc préférable. Ces premiers homininés possédaient un schéma auditif – une plus grande sensibilité que les humains et les chimpanzés dans les fréquences entre 1 et 3 kHz, et une sensibilité maximale dans des fréquences légèrement plus élevées que chez les chimpanzés – qui correspondrait assez bien à ces conditions.

La recherche en cours détaillée par Rolf Quam.

De l’ouïe à la parole

Une reconstitution d’Australopithecus africanus. flowcomm, CC BY

A. africanus et P. robustus auraient ainsi des capacités auditives similaires à celles des chimpanzés, mais avec quelques différences qui les “tirent” du côté des humains.

D’une façon générale, les anthropologues s’accordent à penser que leur petite taille de cerveau, leur anatomie crânienne proche du singe et le canal vocal propre à ces premiers hominidés indiquent qu’ils n’étaient sans doute pas encore aptes au langage.

Mes collègues et moi ne prétendons pas qu’ils possédaient un langage avec tout ce que cela implique en termes de contenu symbolique. Mais ils étaient assurément capables de communiquer vocalement. C’est clairement le cas de tous les primates, parmi lesquels de nombreuses espèces émettent régulièrement toute une gamme de sons différente : grognements, cris, hurlements, etc. Mais ces fossiles sud-africains n’en constituent pas moins un nouveau point de repère auditif dans nos recherches sur l’émergence du langage. Apparemment, il y a deux millions d’années, le langage n’existait pas encore ; alors qu’il était présent chez les homininés de la Sima de los Huesos il y a 430 000 ans. Nous pouvons donc supposer qu’il est apparu à un moment entre ces très vieux hominidés sud-africains et les homininés de Sima, déjà plus proches de nous. Il s’agit maintenant de resserrer cette fenêtre.

Nous espérons poursuivre ce travail sur les schémas auditifs parmi plusieurs groupes d’anciens hominidés issus de différents lieux et de différentes époques. La récente découverte d’une nouvelle espèce d’homininés, Homo naledi, annoncée il y a trois semaines sur un autre site d’Afrique du Sud, montre combien il nous reste encore à explorer.

This article was originally published in English

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