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Aux racines de la logistique, le maréchal des logis dans l’armée française (XVIᵉ-XVIIIᵉ siècle)

Estampe (non identifiée) de 1785 représentant un maréchal des logis. BNF Gallica

La crise de la Covid-19 a mis sur le devant de la scène la logistique. Mais, au fait, quelle est l’origine de ce terme de logistique que l’on emploie aujourd’hui à toutes les sauces ? Avant d’être utilisé à partir de 1960 pour aborder la gestion des flux physiques des entreprises, le terme de logistique a d’abord été un terme militaire. La majorité des historiens s’accordent pour dire que le terme sous sa forme moderne a été forgé par Antoine-Henri de Jomini, dans son Précis de l’art de la guerre (1838). Pour cela, il part d’une fonction : celle de maréchal général des « logis ».

Ainsi, selon Jomini, « autrefois les officiers de l’état-major se nommaient maréchal des logis, major général des logis », et c’est de là qu’est « venu le terme de logistique, qu’on emploie pour désigner ce qui se rapporte aux marches d’une armée ». La logistique aurait donc son origine dans cette fonction.

Mais que faisait au juste ce maréchal des logis à qui la logistique doit son nom ? C’est la question que nous avons explorée dans un article publié dans la Revue Française de Gestion, en analysant les manuels militaires parus en France entre le XVIe et le XVIIIe siècle.

S’il est difficile de dire avec certitude quand émerge la fonction, on trouve sa trace dès le XVIe siècle. Dans un ouvrage de 1558, Philippe de Clèves fait ainsi explicitement mention du maréchal des logis, et explique que le « marefchal des logis eft tenu de vifiter apres les quartiers faicts ». La fonction émerge officiellement dans l’armée française à la fin de XVIe siècle, avec la création par Henri IV en 1591 d’une « charge » de maréchal des logis des camps et armées du roi.

Troisième homme de l’armée

Pour l’historien Henry de Buttet, c’est « la conséquence, sans doute de l’emploi des armes à feu, qui oblige à étendre les zones de stationnement ». Il va y avoir progressivement des maréchaux des logis pour toutes les parties de l’armée, la cavalerie, l’infanterie, qui vont alors être placés sous les ordres d’un maréchal « général » des logis.

Estampe (non identifiée) de la fin du XVIIIᵉ siècle. BNF Gallica

L’une des particularités de la fonction est qu’elle occupe une position originale dans la structure de l’armée française. Durant cette période, on distingue dans l’armée les officiers d’épée, qui mènent les soldats au combat, des officiers de plume, qui occupent des fonctions dans l’administration militaire.

Or, le maréchal général des logis va rester extérieur à ces deux groupes : il n’aura ni pouvoir de commandement sur les troupes au combat, ni de place dans la hiérarchie administrative militaire au sein du département de la Guerre. Dans les faits, il reçoit ses ordres du seul commandant de l’armée qu’il va voir selon de nombreuses sources « tous les jours ». Cette proximité avec le général fait que bien qu’il ne dispose d’aucun pouvoir hiérarchique sur les soldats, il est considéré comme l’un des maréchaux clefs.

Dès l’origine, Philippe de Clèves en fait le troisième homme de l’armée :

« Item eft befoing môfeigneur d’auoir un bon marefchal des logis, qui foit fage & hôme de bié. car il doibt eflre la troifiefme perfonne de Ihofl. »

C’est d’ailleurs en exerçant cette fonction que le stratège et diplomate Jules-Louis Bolé de Chamlay devint le conseiller militaire de Louis XIV et l’un des militaires les plus influents à la fin du XVIIe.

Le principal facteur qui explique que la fonction devient stratégique à l’époque, est la croissance des armées qui va être importante. Au XVe siècle, l’armée de Charles VII, c’est environ 10 à 20 000 hommes. Celle de Louis XIV au XVIIe, c’est entre 40 et 80 000 hommes, soit quatre fois plus. Or, on reste à cette époque dans un contexte ou la puissance de l’artillerie est encore peu développée, ce qui fait que dans un combat, ce qui compte avant tout pour l’emporter, c’est le nombre. C’est cela qui pousse à la croissance des armées… mais qui en même temps empêche de diviser celle-ci en sous-unités !

En effet, si une sous-unité est détachée de son armée et rencontre l’armée adverse, le risque est qu’elle soit exterminée ! Dès lors, cette armée qui est de plus en plus nombreuse doit rester groupée, et le problème qui se pose au maréchal des logis est justement de savoir comment mouvoir cette masse énorme de soldats en campagne.

Il doit ainsi gérer à la fois le stationnement de cette armée, en affectant les « logis » aux soldats si l’on s’arrête dans un village, ou bien en créant des camps si l’on stationne en campagne. Il doit aussi organiser le déplacement des hommes, en général à l’aide de trois colonnes, pour permettre à l’armée d’aller d’un logis à un autre, dans un contexte où les routes et les moyens de transport ne sont évidemment pas ceux que l’on connaît aujourd’hui.

Organisation d’un campement par un maréchal des logis. De la fontaine (1671), p115

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le problème du maréchal général des logis n’est donc absolument pas de gérer les approvisionnements ! Il y a bien sûr des intendants des armées, mais dans aucun des traités militaires publiés entre le XVIe et le XVIIIe siècle, ceux-ci ne sont rattachés au maréchal des logis.

À l’inverse, le maréchal des logis s’appuie sur des fonctions qui sont bien plus liées à la question du déplacement de ce flux de soldats. Il a sous sa responsabilité d’une part les fourriers, qui sont chargés de marquer les logements attribués aux soldats et d’y distribuer le fourrage. Il a également autorité sur les guides et les vaguemestres qui permettent la projection en avant en déterminant pour les premiers les itinéraires qui peuvent être suivis, et en faisant en sorte pour les seconds que les routes soient praticables.

« Officier intelligent »

Dans ce cadre, on peut noter que dans les manuels de l’époque, les compétences recherchées chez les maréchaux des logis sont de trois ordres :

  • géographiques, avec la création de cartes qui sont conservées d’une campagne à l’autre et qui sont décisives pour penser la marche en avant ;

  • mathématiques, celui-ci devant notamment être capable de tracer des plans de camp avec une équerre, d’affecter un terrain bien dimensionné à chaque partie de l’armée ;

  • informationnelles enfin, celui-ci devant notamment être capable de savoir exactement de combien de personnes l’armée est composée, et de faire circuler l’information de manière claire, à l’aide d’ordres de marche que Chanlay va par exemple standardiser sous forme de cartes.

D’après les écrits de l’époque, au vu de l’étendue des compétences nécessaires, la fonction exige une personne « qui ait beaucoup d’expérience, d’exactitude & d’activité », ou encore un « Officier intelligent & versé dans les grandes parties de la guerre ».

Marche de Saint-Tron. Warem dans les Pays-Bas espagnols par Chamlay, 1677. BNF, Cartes et plans, Ge D 3112 (Échelle 1 : 115 000)

Au fil du temps, la fonction de maréchal général des logis va devenir peu à peu écrasante. Il va même devenir au début du XVIIIe siècle « le chef de l’état-major de l’armée », car « c’est à lui & à fes Aides à faire exécuter par les troupes toutes les opérations que le général de l’armée a réfolues ».

Origines françaises

Au-delà du fait que la Révolution française va conduire à abolir les charges vénales en 1789, c’est sans doute ce caractère démesuré de la fonction qui est l’une des causes de son extinction et de sa dissolution dans l’armée à la fin du XVIIIe siècle. Cette fin tient aussi peut être au fait que la guerre, sous Napoléon, va se faire de plus en plus sans camps, pour accroître la vitesse de déplacement des armées, et qu’un hiatus apparaît alors entre le nom de la fonction, chargée historiquement de « loger » et son rôle qui est d’organiser les marches.

Dans les faits, le maréchal général des logis va alors être remplacé peu à peu sous Napoléon par un état-major, qui prend alors une importance clef… État-major dont Jomini dira plus tard, ironie de l’histoire, que son rôle est principalement d’organiser la logistique !

Finalement, que nous enseigne ce retour historique ? D’une part, il nous rappelle dans quel contexte on a besoin de logistique. Alors que les visions modernes en termes de business logistics se sont construites à partir des années 1960 sur l’idée que la logistique avait pour objet la coordination des flux physiques de produits (du point d’extraction au point de consommation, du fournisseur du fournisseur au client du client, etc.), à l’origine celle-ci avait pour objet la coordination d’un flux d’hommes qui composent une armée en campagne.

Dans ce cadre, il semble possible de proposer une définition qui englobe cette perspective originelle et la perspective contemporaine, et d’appréhender la logistique comme ayant pour objet de « coordonner les mouvements de masse ». Ainsi, les problèmes logistiques existent notamment lorsque l’on a une masse à déplacer rapidement : comme c’était le cas pour les armées à l’époque, comme cela a ensuite été le cas durant la Seconde Guerre mondiale, comme c’est le cas aujourd’hui avec les vaccins.

D’autre part, alors que la domination de la vision anglo-saxonne sur le management tend à être de plus en plus écrasante, ce retour historique démontre que les racines du management logistique se situent clairement en France. Sans nier les innovations offertes par le monde anglo-saxon, il permet ainsi de rappeler que oui, le management et la gestion ne sont pas qu’une science anglo-saxonne.

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