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« Bacurau », un film de résistance à l’ère Bolsonaro

Un film rebelle et nécessaire. Allociné/ Victor Jucá

Il y a un an environ, le candidat d’extrême-droite Jair Messias Bolsonaro était élu président de la République du Brésil avec un programme économique ultra-néo-libéral et un discours porteur de haine, individualiste, misogyne, homophobe et raciste. Il y a plus de cinquante-cinq ans, un coup d’État civil-militaire suspendait les institutions démocratiques de la république brésilienne et orientait l’État dans un sens totalitaire. Ces deux pouvoirs partagent de nombreux points communs, en particulier, vouloir consolider les inégalités entre classes sociales et s’attaquer aux oppositions : aux artistes, aux intellectuels, aux universitaires, qui exercent leur sens critique et leur liberté de pensée.


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Si l’on considère le cinéma brésilien, la période de la dictature (1964-1985) fut l’une des plus fructueuses et créatives, et compte des films menant une analyse politique particulièrement juste de ces années difficiles. Cet héritage cinématographique est repris aujourd’hui par des cinéastes comme Kleber Mendonça Filho, l’un des plus importants réalisateurs brésiliens actuels. Dans son premier long-métrage, Les bruits de Recife (2012), il filme une rue de Boa Viagem, un quartier de classe moyenne et aisée de la capitale de Pernambouc, l’un des États du nord-est du Brésil. Dans ce film choral, la rue est un personnage à part entière, ses habitants, appartenant aux couches aisées et moyennes de la société, se barricadent derrière les grilles de leurs maisons et entretiennent des relations ambiguës avec les employés de maison, les vigiles et les concierges.

À travers le montage, la bande-son, et en employant des références cinématographiques à un univers surréaliste et aux films d’horreur, Kleber Mendonça Filho établit une tension permanente pesant sur des personnages qui se sentent surveillés, ou même envahis par les couches populaires. Son récit filmique, nourri par des références à la lutte paysanne des années 1950 mais également au passé colonial, renvoie à Maîtres et esclaves de Gilberto Freyre, une étude sociologique et historique majeure, écrite dans les années 1930.

Des « images survivantes, pour reprendre l’idée de l’historien Georges Didi-Huberman, hantent Les bruits de Recife et historicisent les rapports sociaux de classe et race dans le Brésil actuel.

Pour son deuxième long-métrage, Aquarius (2016), Kleber Mendonça Filho choisit de nouveau le quartier de Boa Viagem, à Recife. Mettant au cœur de son film le thème du vieillissement, il y raconte la lutte de Clara, le personnage principal, pour rester dans son appartement, contre le projet d’une agence immobilière qui cherche à détruire l’immeuble où elle vit depuis longtemps pour le remplacer par des buildings « à l’américaine » – en détruisant, au passage, la mémoire de Clara et du quartier. Comme la rue dans Les bruits de Recife, l’immeuble ancien où vit Clara peut être vu comme une allégorie historique de la « maison du maître », voire du Brésil – un espace où se concentrent les tensions sociales de classe et race.

Aquarius sort au moment du processus de destitution de Dilma Rousseff. Lors de sa projection au Festival de Cannes, l’équipe du film exhibe des pancartes dénonçant cette destitution comme un coup d’État. Cette prise de position pourrait être à l’origine des sanctions prises par l’État brésilien : interdiction du film aux moins de 18 ans ; exclusion du film pour la sélection proposée pour l’Oscar du meilleur film en langue étrangère.

L’imaginaire du sertão

Kleber Mendonça Filho partage la réalisation de son troisième film, Bacurau, à l’affiche actuellement en France, avec Juliano Dornelles, directeur artistique de ses films précédents. À la différence de Les bruits de Recife et Aquarius, films urbains, l’action de Bacurau, nom d’un oiseau de nuit mais aussi du village où est situé le film, se déroule en plein sertão, une région aride au centre du nord-este brésilien. Loin d’être anodin, ce choix rend possibles plusieurs niveaux d’interprétation, car le sertão a inspiré au fil des générations l’imaginaire littéraire, musical, pictural, cinématographique, en tant qu’espace privilégié de construction de la « brésilianité ».

Dans de nombreuses productions artistiques, l’espace du sertão s’est construit en opposition à celui du littoral, créant une dichotomie entre ces deux espaces caractérisés par des ordres sociaux fondés sur des pôles opposés, tels que monarchie/république, barbarie/civilisation, inertie/mouvement, ou archaïsme/modernité. La dualité sertão/littoral est cependant ambiguë : si le sertão a constitué le socle imaginaire de la nation brésilienne, il a été également identifié à une forme de résistance à la modernité et à la « civilisation », tandis que le littoral « civilisé » s’est inscrit comme une reproduction de la culture européenne, non authentique, une antithèse de la nation brésilienne.

Comme dans les deux films précédents, les réalisateurs continuent à utiliser dans Bacurau des images survivantes de l’histoire brésilienne, notamment celles liées directement au sertão, comme la Guerre de Canudos et le cangaço. À la fin du XIXe siècle, le village de Canudos, à l’intérieur de l’État de Bahia, entre en résistance puis en conflit ouvert avec les pouvoirs oligarchiques locaux et le nouveau régime républicain brésilien ; la guerre qui en résulte aboutit, en 1897, à l’anéantissement total de Canudos et à la mort de la plupart de ses habitants. Dans Bacurau, le village est menacé par un groupe d’États-Uniens participant à un jeu de « chasse à l’homme », avec le soutien d’un couple de Brésiliens du sud du pays : le film renvoie ainsi à la représentation méprisante de la population du nord-este chez une partie des habitants du Sud du pays, à l’origine de discours péjoratifs repris maintes fois par Bolsonaro.

Pour sa part, le cangaço a été une forme de banditisme actif dans le nord-este entre le XIXe et le XXe siècles. L’historien Eric Hobsbawm y voit une sorte de banditisme social, car si ces bandes nomades vivaient de vol et de pillage, elles étaient bel et bien le fruit d’inégalités sociales imposées par les propriétaires terriens et le gouvernement brésilien.

Dans le film de Dornelles et Mendonça, les habitants de_ Bacurau_ sont très attachés à leur musée, qui retrace l’histoire du sertão, et notamment de ces cangaçeiros, avec leurs armes, des photos et des outils – ce musée sera l’un des principaux lieux de la bataille finale du film.

En revanche, comme dans Les bruits de Recife et Aquarius, ces images survivantes sont réactualisées et servent à problématiser et renforcer la palette des interprétations possibles de Bacurau. Le cangaçeiro est une figure récurrente dans l’histoire cinématographique brésilienne : bandit dans O Cangaçeiro (1953) de Lima Barreto, révolutionnaire dans Le Dieu noir et le diable blond (1964) de Glauber Rocha, figure de la contre-culture dans Le Bal parfumé (1997) de Paulo Caldas et Lírio Ferreira. Dans Bacurau, la figure du cangaçeiro est incarnée par le personnage de Lunga, un bandit qui vit en marge du village et qui revient pour le défendre, et dont la figure est une représentation hybride entre androgyne/queer et personnage à la Mad Max.

Un usage allégorique de la violence

De John Carpenter à Sergio Leone, en passant par Sam Peckinpah et Quentin Tarantino, Bacurau traverse plusieurs genres cinématographiques comme le western, l’horreur et la science-fiction : des genres populaires, qui permettent de toucher un public très diversifié, tout en situant le film dans un contexte allégorique qui renvoie au cinéma brésilien engagé des années 1960, dont les images survivantes parlent de la résistance contre la dictature civile-militaire. C’est le cas aussi de la chanson Requiem para Matraga, chantée par Geraldo Vandré, chanteur engagé des années 1960 contre la dictature, employée dans Bacurau comme elle l’était dans le film L’heure et le tour d’Augusto Matraga (1965) de Roberto Santos, un classique du cinéma brésilien de cette époque.

Bacurau dialogue également avec le cinéma de Glauber Rocha, l’un des principaux cinéastes du Cinema Novo des années 1960.

Il le fait, d’une part, par la manière de s’emparer de l’histoire brésilienne et d’utiliser la culture populaire non comme un ornement, mais en l’intégrant dans le récit filmique : la capoeira, à laquelle les habitants de Bacurau s’exercent pour se préparer à la guerre, ou la présence de Lia de Itamaraca, chanteuse, compositrice et danseuse de ciranda (une danse populaire de l’état de Pernambouc), qui joue la matriarche du village décédée au début du film, et qui revient à la fin en figure spectrale pour permettre la capture du leader des envahisseurs.

Ce dialogue avec le cinéma de Glauber Rocha se déploie, d’autre part, à travers une « esthétique de la violence », une notion pensée par le spécialiste du cinéma brésilien Ismail Xavier.

Dans ses films précédents, Mendonça évitait de filmer explicitement la violence, même si elle était toujours latente en raison des tensions sociales existantes. Dans Bacurau, elle est présente en tant que métaphore et expression de l’esthétique qui, dans le film, résulte de la synthèse de plusieurs genres cinématographiques, comme nous l’avons déjà souligné. En revanche, si, chez Glauber Rocha, les intellectuels sont les détenteurs de la conscience politique et le moteur de « la révolution », chez Mendonça et Dornelles, les « gens du peuple » (o povo) décident et s’organisent pour lutter contre la violence des envahisseurs, en employant les armes des anciens cangaçeiros accrochées dans le musée du village.

Bacurau est donc un film de résistance, où les valeurs des habitants du village, leur sens du collectif, de la compassion, du respect des différences, sont des armes efficaces contre les envahisseurs étrangers et les politiciens locaux corrompus (tel le personnage du maire du village) – une métaphore de la situation politique brésilienne actuelle. En cela, le propos du film est éminemment universel, et appelle à la mobilisation collective face à la vague ultra-néo-libérale et extrémiste qui frappe à nos portes.

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