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Balance ton auteur ?

Autoportrait, Gerhard Richter, 1996.

Question vieille comme le monde que celle des rapports qu’entretiennent œuvres et auteurs, mais dont on privilégiera, ici, quelques développements récents.

Question qui n’a rien d’académique ni de théorique, vu qu’elle se pose à chaque fois différemment.

Question à l’origine, enfin, de maints tapages médiatiques – mais le rapport œuvre/auteur vaut mieux que des polémiques souvent subalternes, croyons-nous, puisqu’il arrive qu’il se pose, pour les auteurs en question, en termes de vie ou de mort.

Procès singuliers

Dans son dernier ouvrage, Peut-on dissocier l’œuvre de l’auteur ?, la sociologue Gisèle Sapiro passe en revue quelques « affaires » ayant défrayé la chronique : affaires Polanski, Matzneff, Peter Handke (le prix Nobel autrichien), Michel Houellebecq, Renaud Camus, Richard Millet, pour les plus récentes, affaires Céline ou Heidegger, mais encore Blanchot, Paul de Man ou Maurras, en remontant plus loin dans le temps. Sapiro instruit ces procès qui, s’ils se ressemblent quant au bruit et à la fureur qui les accompagne ou les précède, n’en sont pas moins singuliers, et ce, à chaque fois. Elle le fait dans les règles de l’art, instruisant à charge (rarement) et à décharge (idéalement), faisant preuve, en une matière inflammable et embrouillée, de clarté et de retenue.

Au fondement de sa démarche : un zeste de politiquement correct, auquel elle sacrifie juste ce qu’il faut, et une grosse dose de tradition, bien française celle-là, remontant au temps de Charles Baudelaire, et reposant sur un positionnement esthétique, bien davantage qu’éthique ou moral (comme c’est plutôt le cas dans les pays anglo-saxons). Position qui tend à privilégier l’impersonnalité de l’auteur, à rebours de la subjectivité romantique, à considérer, sans pour autant les consacrer, sa séparation hautaine d’avec la foule, ainsi que son mépris habituel pour la morale dite « bourgeoise ». Le tout induisant une certaine compréhension, voire une affinité élective, là où d’autres parleraient de complaisance, envers la transgression, la déviance, la marginalité – singularité et exceptionnalité obligent.

À l’origine d’une séparation entre l’œuvre et l’auteur, que certains jugent salutaire, là où d’autres crient au scandale, cette attitude a longtemps prévalu, faisant taire certains débats, étouffant plus d’une voix (celle des victimes éventuelles, en l’occurrence). Mais assurant, contre vents et marées, une protection à l’endroit des auteurs, de leur droit à faire « œuvre », comme de celui d’aller et venir librement et sans être inquiétés pour ce qu’ils sont. Ce temps n’est plus, il faut se rendre à l’évidence. Est venue l’ère du juste soupçon, mais aussi des jugements à l’emporte-pièce. À quand le hashtag « Balance ton auteur » ?

Prenant acte de la judiciarisation croissante de la vie publique, pour le meilleur et pour le pire, ajoutera-t-on à titre personnel, Gisèle Sapiro se penche sur la « responsabilité » prêtée aux auteurs. Responsabilité diverse, qu’elle soit avérée ou fantasmatique, assumée ou honteusement tue. Sur un sujet qu’elle connaît bien, son expertise la fonde à distinguer – le maître-mot de l’histoire –, entre ce qui s’apparente à l’apologie, par exemple du racisme, de l’antisémitisme ou de la pédocriminalité, passibles de poursuites judiciaires, et la représentation qui en est faite, laquelle relève du droit inaliénable à la création. Autre distinction, capitale car structurante, entre auteur et narrateur, auteur et personnages, de manière à réserver à l’auteur le droit, inaliénable, d’en juger, mais aussi d’agir, tout autrement.

Au final, c’est Peter Handke qui s’en sort le mieux. Outre qu’il bénéficie d’un chapitre « à part » (dixit Sapiro), l’écrivain nobélisé se voit blanchi d’un certain nombre d’accusations frontales – celles que lui a notamment valu sa présence controversée lors des funérailles de Slobodan Milosevic, en lien avec ses sympathies proserbes. À défaut, toutefois, de l’absoudre totalement, le chapitre se clôt sur un glissement, qu’on n’avait pas vu venir, mais que viendra confirmer la conclusion de l’ouvrage. En cette affaire comme en d’autres, ainsi le Prix Renaudot qui aura couronné Gabriel Matzneff, il importerait de ne pas exonérer les membres de jurys, « complices » en la circonstance, à partir du moment où ils ont choisi de fermer les yeux, alors qu’on attendait justement d’eux qu’ils se montrent autrement critiques. Ainsi donc, le film J’accuse, qui ne parle ni ne fait l’éloge de la pédocriminalité, n’aurait jamais dû être récompensé lors de la Cérémonie des Césars, eu égard au casier judiciaire de son réalisateur.

En effet, c’est de moins en moins sur la base de l’œuvre, qu’elle soit écrite, filmique, musicale ou autre, que les anathèmes pleuvent et que les arrêts tombent. Une exception, peut-être : c’est en se faisant elle-même auteure, en rédigeant Le Consentement, que Vanessa Springora a exposé au grand jour ce que le (tout petit) milieu littéraire savait des mœurs de « G. M. ». En temps ordinaire, c’est bien davantage sur la foi – bonne ou mauvaise – de déclarations, d’interventions dans le champ public, mais encore et surtout d’agissements, reconnus comme attentatoires à la liberté, à la dignité, voire à la vie d’autrui, que se fait la mise en cause. Autant d’éléments amenés à se constituer en arrière-pays de l’œuvre, situé loin en amont, parfois, plutôt que dans son immédiate périphérie. À ce titre, il n’est pas inhabituel d’assister au (peu reluisant) spectacle d’un auteur « rattrapé » par son passé, plus ou moins sulfureux. Ainsi Yann Moix, aux prises avec une double « affaire » : aux accusations portées contre lui par sa famille, à l’occasion de la parution d’Orléans, récit largement autobiographique, se sont ajoutées les révélations faites par L’Express, relatives à des écrits de jeunesse de l’écrivain, de nature antisémite, négationniste et négrophobe ; exhumés fort à propos, ils donneront finalement lieu à des excuses publiques de la part de l’écrivain.

La tendance est forte, et la pente assurément glissante. À force d’élargir de plus en plus conséquemment le périmètre de ce qui rentre désormais dans l’acception de ce qui fait une œuvre, on peut se demander, à moyen, voire à court terme, ce qu’il restera, ce qu’il reviendra en propre, à l’auteur, ès qualités. La réponse tient en quelques fondamentaux, toujours utiles à garder en mémoire, afin, d’une part, de relativiser l’importance de certaines évolutions récentes, et, d’autre part, de se doter d’un instrument d’évaluation qu’on souhaiterait, sinon universel, du moins aussi « commun » que possible.

La littérature objet de scandale

Régime d’accusation. Il vient en premier, car la littérature a toujours été en butte à la vindicte. William Marx l’a rappelé dans La Haine de la littérature : depuis que Platon a chassé les poètes de la cité, ces derniers font face à un triple procès : en fausseté, en morale, en autorité. Accusé de corrompre la jeunesse, d’induire en erreur en cultivant le mensonge fictionnel, l’auteur est haï, poursuivi comme tel et parfois même assassiné pour cette « simple » et unique raison. La littérature est objet de scandale, elle l’a toujours été, et c’est ce qui la définit, souligne encore Marx.

L’affaire des Versets sataniques offre de cette détestation chronique une illustration chimiquement pure : une fois tombé sous le coup d’une fatwa (assortie d’une prime de plusieurs millions de dollars), le livre fut livré sans défense aux flammes de l’autodafé, au Pakistan comme à Bradford. Et tant pis si les propos sacrilèges incriminés émanaient de personnages de fiction. Le Coran n’est pas un roman – voilà ce que Salman Rushdie allait apprendre à ses dépens. Et faute de pouvoir s’en prendre directement à lui, du fait de la protection policière dont il a bénéficié, pendant dix longues années, on a poignardé, au moins une fois à mort, ses traducteurs, on s’en est pris, physiquement, à ses éditeurs.

Ajoutons, pour clore ce chapitre, avec George Bataille cette fois, que la littérature, cet ennemi public numéro un, a toujours partie liée avec le Mal. Bataille le confiait en 1957 : l’écrivain authentique (Sade, Emily Brontë, Kafka…) ose faire ce qui contrevient aux lois fondamentales de la société active. Il est l’enfant qui désobéit, face à ses parents ; c’est plus fort que lui, il enfreindra positivement – tout dépend de ce qu’on entend par cet adverbe – certains interdits fondamentaux. L’habite, de surcroît, une aspiration qualifiée de « dangereuse, mais humainement décisive », à « une liberté coupable ». D’un mot, l’auteur dérange, quand il ne provoque pas, et la montée en puissance de la Cancel culture ne risque pas changer la donne. Aucune chance, donc, pour que cessent les sempiternels procès, les mises à mort symboliques ou réelles.

La question de l’identification

Régime d’identification. Littéralement, l’auteur a « autorité » sur son œuvre, il est celui qui « augmente » l’univers des formes, de fiction ou autres, en y ajoutant sa contribution personnelle. Il (elle) est celui (celle) qui appose sa signature, indissociable d’un nom, qu’il soit nom propre, nom d’emprunt, pseudonyme, etc. Absence de nom, même, car l’anonymat est toujours un positionnement par rapport à ce dont le nom, par exemple d’essence patriarcale, est porteur.

C’est dire si, de prime abord, l’idée d’une « dissociation » – le terme n’est sûrement pas neutre, avec ses connotations psychologiques, voire psychiatriques –, ou disons, a minima, d’une séparation entre l’auteur et sa création peut légitimement surprendre. A priori, s’il arrive que des auteurs en puissance n’accouchent jamais de l’œuvre qu’ils portaient en eux ou en elles, il n’est pas d’œuvre sans auteur. Objectivement, cette dernière « tient » à son auteur par toutes sortes de liens, de nature consciente et inconsciente. Dissocier, dans ces conditions, reviendrait à couper le cordon ombilical, à procéder à un acte de type chirurgical, qui n’augure, a priori du moins, rien de bon.

Mais, une fois le premier étonnement passé, on voit bien que mille et un précédents existent. Shakespeare, ou Molière, étaient-ils bien les auteurs des œuvres qu’on leur prête ? D’aucuns n’ont pas manqué de les dépouiller de leurs noms d’auteur, ces « désignateurs » pourtant « rigides » (Saul Kripke). Pour en mettre d’autres, plus incertains, à la place : John Florio, Pierre Corneille. Nonobstant le caractère immanquablement oiseux de telles polémiques, la longévité de ces querelles en paternité en dit long sur cette tentation de faire comme si, par principe, le fils d’un gantier de province n’ayant jamais usé ses fonds de culotte sur les bancs de l’Université, était incapable d’écrire Le Roi Lear ou La Nuit des Rois. Identifier, faut-il le rappeler, ne se fait pas à la tête du client…

Œuvre et auteur inextricablement mêlés

Régime de séparation-inséparation, enfin. Parvenue au terme de son parcours, Gisèle Sapiro se risque à répondre à la délicate question posée au départ de l’enquête. Oui, il importe de distinguer l’œuvre, porteuse de sa vérité propre, de l’auteur. Est-il besoin, ici, de rappeler la précieuse mise au point apportée par Marcel Proust, dans son Contre Sainte Beuve ? : « Le moi de l’écrivain ne se montre que dans ses livres » ; « l’homme qui fait des vers et qui cause dans un salon n’est pas le même homme ».

Un livre est le produit d’un « autre moi » que celui « que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices ». Ce n’est pas dédouaner l’auteur à peu de frais que de le réaffirmer avec force. Souscrire aux propos proustiens, répétons-le, ne conduit pas à exonérer, par exemple Céline, tout Céline, pamphlets et romans confondus, de l’ignominie antisémite. Ajoutons que, oui, l’œuvre vit d’une vie qui est la sienne, largement tributaire de la réception, souvent changeante, qui en est faite au fil du temps, et que oui, encore, l’auteur s’en détache, inévitablement, dès l’instant où il la remet entre les mains du public. À ce titre, il convient, c’est du reste la règle en matière de critique littéraire digne de ce nom, de ne pas se fier, en tout cas pas aveuglément, à ce qu’en dit son auteur.

William Faulkner, dans son discours de réception du prix Nobel, dit une chose, sur son humanisme, alors même que son œuvre romanesque en dit une autre, plus ténébreuse et moins glorieuse. Telle est la « règle du jeu », fait valoir Sapiro, « y compris dans ses effets qui lui échappent ». Et non, il est impossible, pour l’œuvre, de se tenir à l’écart de la « trace » – pas toujours très nette, il faut bien le dire – laissée dans le monde par l’auteur, les « passions éthico-politiques » dont il est fait ou les forfaitures dont il se serait rendu coupable. Ainsi donc, seul un régime mixte, fait de séparation et d’inséparation, rendra compte de la nature inextricablement mêlée de ce qui unit, à la manière des jumeaux siamois, auteur et œuvre, œuvre et auteur.

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