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Bâtir des villes heureuses : l’exemple de la démocratie participative à la Réunion

Un atelier citoyen autour de la végétalisation dans les jardins de Kaloupilé au coeur du quartier urbain de Ravine Blanche au Tampon, la Réunion. L'Ile expérimente des concepts de ville plus inclusive et plus sociale. Ecole du Jardin Planétaire

Cet article est republié dans le cadre de la prochaine Fête de la science (du 5 au 13 octobre 2019 en métropole et du 9 au 17 novembre en outre-mer et à l’international) dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition aura pour thème : « À demain, raconter la science, imaginer l’avenir ». Retrouvez tous les débats et les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.


Lorsque la société se questionne sur sa qualité de vie, notamment en France à travers les « gilets jaunes », elle interroge de fait notre rapport au bien-être.

Ce mouvement contestataire a mis en exergue le fonctionnement à deux vitesses de notre société. Le débat national qui en a découlé questionne de fait l’accès pour tous aux différents services et aménités de la ville, sans ségrégation.

Il s’est ensuite focalisé sur la nécessité, pour les habitants de pouvoir faire entendre leurs opinions. Mais au-delà, il traite aussi d’une question plus large pour tous celles et ceux qui vivent en milieu urbain et qui souffrent de profondes inégalités.

Quartier de la Moufia à Saint-Denis-de-la-Reunion, où des voitures ont brûlé au début des manifestations « gilets jaunes ». Richard Bouhet/AFP

Villes peuplées, villes heureuses ?

En 2030, la planète comptera probablement 8,5 milliards d’habitants, et près de 10 milliards en 2050, contre 7,7 milliards aujourd’hui. Bien que l’Organisation des Nations unies (ONU) ait revu ses prévisions à la baisse, la population urbaine devrait augmenter à plus de 1,5 milliard de personnes. C’est-à-dire que 60 % de la population mondiale vivra dans les villes et les grandes métropoles.

Or, plus de 90 % de cette croissance urbaine se déploiera dans les villes intermédiaires du monde en développement, notamment dans les tropiques.

La vie sera-t-elle alors la même dans ce type de métropoles ? S’il est certain que certains aspects sont invariables, il semble important de ne pas oublier quelques spécificités des zones tropicales, au-delà de l’image paradisiaque de cocotiers plantés le long d’une plage…

Zones tropicales : une croissance urbaine qui explose

Tout d’abord, il y a bien évidemment le climat qui éblouit et mouille, ronge les meilleurs bétons et dévaste les paysages d’un coup de vent. Ensuite il y a la croissance urbaine qui explose dans ces zones tropicales, modifiant considérablement la relation à la ville et ses espaces.

Enfin, il y a le poids de l’histoire, souvent marquée par la colonisation.

Ainsi, à la Réunion, l’abolition du statut colonial en 1946 laisse place à une société métissée et non pas autochtone, une société créole, issue du système de plantation esclavagiste. Cette histoire marque la ville car l’espace public y est contrôlé, comme l’expliquent Eliane Wolff et Michel Watin dans l’émergence de l’espace public à la Réunion.

Dans ce contexte, la ville heureuse sous les tropiques se doit souvent d’être encore plus juste et inclusive qu’ailleurs, avec des échanges humains qu’on espérerait toujours plus pacifiques et bien intentionnés.

Nous avons ainsi mené nos premières recherches sur l’île de la Réunion au travers d’un atelier sur la résilience avec l’école d’architecture et les bailleurs sociaux, afin d’explorer comment citoyens et habitants percevaient la ville, la pratiquaient au quotidien et la pensaient ensemble.

Une ville pensée ensemble

L’écrivain et architecte Philippe Madec dans son Manifeste pour une frugalité heureuse parle de la ville pour tous, par tous et avec tous.

Il explique ainsi que ce qui fait autorité auprès des habitants est le projet partagé, au travers de l’écoute, le dialogue, et les actions participatives. Ainsi, au travers des rencontres et événements collectifs, la pensée des usagers est écoutée.

Philippe Madec, l’architecture frugale.

Dans la zone inter-tropicale, et tout spécialement à la Réunion, les initiatives se multiplient et dégagent différents axes prioritaires. L’un d’eux, soulevé lors de la 52e Conférence du Réseau Habitat et Francophonie en mars 2019 à Nouakchott en Mauritanie, est celui de l’inclusion.

L’idéal tendrait vers la ville inclusive, lieu social et politique, qui offre aux résidents la capacité d’accéder aux décisions, permet l’échange, la capacité à imaginer, à créer, à apprendre.

L’expression de la ville inclusive sous-tend aussi le concept d’une ville à habiter à moindre coût, pour tous ses usagers mais aussi d’une ville désirable, qui joue sur les affects. La ville inclusive doit ainsi prendre en considération différents objectifs difficiles à atteindre car subjectifs : les besoins et les désirs des habitants, la durabilité et la capacité à évoluer des villes. Pour exemple, le projet Coeur de Ville de la Possession a su répondre aux attentes de ses habitants, en invitant les associations à participer à l’élaboration du projet.

Le projet « Coeur de Ville La Possession » devrait voir le jour d’ici 2025 à La Réunion.

La fracture urbaine cache l’injustice

Mais, l’inclusion fait souvent défaut dans les grandes métropoles.

À la Réunion, la fracture urbaine qui existe entre les espaces urbanisés des bas, sur la côte Nord/Ouest comme dans la ville de la Possession, et la zone des mi-pentes où se trouvent différents villages. À l’écart, ces lieux difficiles d’accès et peu équipés révèlent le visage caché de l’injustice et des dysfonctionnements systémiques de nos villes.

Le besoin de construction de logis et de développement des villes est l’urgence de cette décennie : sur l’île de la Réunion évolue une importante population jeune (43 % de moins de 30 ans) qui souffre du manque de travail (seul 18 % de la population active de 15 à 24 ans travaille) selon l’Insee mais qui désire profiter des aménités de la ville et de nombreux lieux à investir, habitant pour la plupart dans des périphéries mal desservies.

Le cas des villes de La Réunion présente des similitudes avec d’autres villes des tropiques : étalement urbain non maîtrisé, mitages (prolifération anarchique des constructions) des zones naturelles au profit d’opérations d’ensemble sans qualités ni services de proximité, et d’habitats précaires, corrélés à l’inéluctable changement climatique, parfois couplés à une instabilité politique dans certaines régions tropicales, provoquent de nouveaux problèmes ou aggravent les difficultés existantes.

Alors, comment dans ces contextes, rendre la ville plus inclusive ?

Saint Denis, Ile de la Reunion, vue de la Montagne. Image History/Flickr, CC BY-ND

Des espaces à investir

La ville tropicale offre des possibilités, car, d’une histoire plus récente, elle est encore en construction et de nombreux non-lieux ou espaces en creux sont à investir.

Ainsi, des associations comme la Raffinerie à Savanna investissent les lieux du passé industriel. Ce tiers lieu est dédié à des rencontres professionnelles, associatives ou citoyennes, c’est un créateur de lien.

La valorisation de ces tiers lieux, au travers d’un système démocratique actif, permet d’accueillir l’échange communautaire et d’améliorer la vie de quartier.

Initiatives citoyennes du projet La Raffinerie. Instagram

À Ravine Blanche, à Saint-Pierre, les jardins partagés et initiatives de végétalisation de quartier peuvent jouer un rôle clef pour une meilleure implication citoyenne.

Par ailleurs, une ville réellement inclusive ne peut l’être sans la parole des résidents. Ces derniers doivent ainsi contribuer au développement urbain. C’est ainsi le cas du Collectif Etc qui propose une fabrique collective de la ville en déployant des actions utiles et conviviales pour les quartiers et leurs habitants.

Les mécanismes d’appropriation garantissent l’adhésion au projet, et l’idée une fois acquise et partagée, sera portée par le collectif et implémentée par le dialogue avec le pouvoir public.

Des attentes citoyennes surprenantes

Une bonne surprise a émergé lors d’un travail collectif entre citoyens et chercheurs. Lors d’un atelier intitulé « Ville heureuse, ville saine sous les tropiques » et mené en février 2019 entre l’école d’architecture et Griffith University, nous avons constaté que les citoyens expriment des besoins souvent plus simples que ceux imaginés par les décideurs en matière d’aménagement.

Ainsi, les participants évoquent le désir d’événements culturels et festifs, et l’envie de développer des actions citoyennes, en offrant des lieux toujours plus polyvalents.

Ce besoin d’actions très simples est d’ailleurs très facilement repérable dans les approches « du bas vers le haut » au travers d’associations citoyennes participatives et collaboratives.

Par exemple, à New York en 1999, la High Line, ancienne voie ferrée à l’abandon, était destinée à la démolition, avant qu’elle ne soit investie au travers des actions de l’association « Friends of the High Line » par des petits jardins, des ateliers de peinture et de sculpture en plein air, etc.

Aujourd’hui, c’est devenu un lieu symbolique et vibrant de la cité new-yorkaise, attirant des célébrités du monde architectural.

La transformation de la High Line, en 1993 (Time Magazine).

Une question d’échelle ?

Certes, comme le décrit la chercheuse Sofie Pringle dans Images of Urban Happiness“, aujourd’hui la politique urbaine consiste en des cités compactes et denses, afin de répondre aux objectifs environnementaux. Pourtant, relève cette chercheuse, le bonheur viendrait plus de la possibilité d’échanger, d’accès aux transports publics et aux réseaux associatifs que de la proximité physique sur un même espace.

Yuval Noah Harari souligne lui aussi, dans Une brève histoire de l’humanité que si les groupes humains durables ont une taille limite qui permet de freiner les épidémies, elle garantit aussi des échanges sociaux optimums.

La question de la qualité des échelles et de la multiplicité des aménités urbaines à la manière d’un réseau aréolaire est probablement une des clefs de la réussite de demain des villes tropicales et des autres.

La marche urbaine, une autre façon de se réapproprier la ville (Lille, mars 2016). FEP, Sylvia Fredriksson/Flickr, CC BY-SA

Ainsi les quartiers où l’on marche présentent par ailleurs, dans les villes développées, des expériences positives, avec l’idée sous-jacente d’améliorer sa santé.

Les infrastructures de qualité, chemin, voie, éclairage, paysage participent au bien-être. Mais dans certaines villes tropicales en devenir, à la croissance rapide, un soin à l’élaboration du projet urbain doit être apporté. La question se pose de l’échelle, des distances, des logiques de déplacements et de proximité.

Déjà en 1961, Jane Jacobs dans The Death and Life of Great American Cities militait pour une interaction féconde, entre usagers, experts et décideurs. La mixité des usages et des échelles, associés à une démocratie participative qui s’inscrit à une échelle réduite, « de quartier » peut créer de la ville plus heureuse.

Cultivez la sérendipité

A travers ce concept de ville heureuse, ville inclusive, il émerge l’idée que la sérendipité – qui consisterait à cultiver les heureux hasard de la vie – permettrait d’échafauder, ensemble, le projet urbain.

Comme l’exprime l’auteur Charles Montgomery Happy city : Transforming our lives through urban design les envies qui émergent sont souvent ludiques, drôles, innovantes : des trottoirs qui emmagasinent l’énergie des marcheurs et des coureurs, des espaces récréatifs, de jour comme de nuit, des lieux d’art et d’expression, de terrasses collectives et plantées. Des petites choses en fait, à l’échelle d’une ville.

Ici, à la Réunion, où les villes subissent encore de grandes évolutions urbaines et sociales, le champs des possibles est donc très large.


Les chercheuse organisent le projet Urban Think Tank à la Réunion, en Novembre 2019, soutenu par le réseau UN Habitat.

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