Menu Close

Bélarus : le début de la fin pour Loukachenko

Manifestation de l'opposition à Minsk le 16 août 2020. Sergei Gapon/AFP

Au Bélarus, la réélection du président sortant Alexandre Loukachenko pour son sixième mandat, prévue le 9 août 2020, devait se dérouler sans beaucoup de surprises. Après 26 ans au pouvoir, l’homme semblait parfaitement maîtriser le déroulement du processus électoral et paraissait assuré de s’imposer à nouveau avec un score triomphal. Mais un grain de sable a fait dérailler le mécanisme bien huilé de son régime autoritaire : une candidate de dernière minute, Svetlana Tikhanovskaïa.

L’autorisation à concourir donnée à cette femme au foyer trentenaire, jugée totalement inoffensive et incapable de faire de l’ombre à l’homme fort de Minsk, s’est révélée une erreur fatale d’un président profondément misogyne. En l’espace de quelques semaines, la candidate quasi inconnue a su incarner le rejet massif de Loukachenko et est devenue le symbole du désir de changement d’une grande partie de la population bélarusse.

Pourquoi le scénario habituel de la réélection paisible de Loukachenko a-t-il échoué ? Que nous révèlent le succès inattendu de Tikhanovskaïa et l’ampleur inédite des contestations des profondes évolutions de la société bélarusse ? Et quelle implication ces événements auront-ils au niveau régional ?

Les vieilles recettes de Loukachenko

La tenue régulière d’élections fait partie de ces rituels que l’on tient à observer même dans des pays autoritaires comme le Bélarus, où l’opposition est marginalisée, la compétition politique impossible dans le cadre des institutions officielles et l’alternance inenvisageable. Les dirigeants en place se plient généralement de bonne grâce à la mise en scène d’élections non concurrentielles dont les résultats sont connus d’avance. Néanmoins, ils savent que cet exercice peut se révéler périlleux.

Alexandre Loukachenko, son passeport à la main, se prépare à voter dans son bureau de vote, devant une affiche présentant les cinq candidats à l’élection présidentielle, le 9 août 2020. Les apparences de la démocratie sont sauvegardées. Sergei Gapon/AFP

Élu en 1994 face à son imprudent rival, le chef du gouvernement de l’époque Viatcheslav Kebitch, lors de la première (et dernière à ce jour) élection présidentielle réellement démocratique et transparente, Loukachenko s’est assuré de ne pas commettre la même erreur. Il n’a jamais laissé échapper le contrôle du processus électoral, secondé par la fidèle Lidia Ermochina, inamovible présidente de la Commission électorale centrale depuis 1996. Le duo a déjà testé plusieurs moyens de minimiser les risques inhérents à chaque réélection (en 2001, 2006, 2010, 2015).

L’essentiel de ces moyens peut être classé en quatre grandes catégories : l’éviction des concurrents les plus sérieux ; le contrôle de la couverture médiatique ; le recours à la « ressource administrative » et à la falsification des résultats ; l’usage de l’intimidation et de la force si nécessaire. Toutes ces méthodes ont été mises à contribution en 2020.

Dans les premiers mois de 2020, les trois concurrents jugés potentiellement dangereux (Viktor Babariko, Sergueï Tikhanovskiï, Valeriï Tsepkalo) ont été écartés, les deux premiers étant emprisonnés et le troisième contraint à fuir le pays. Les quatre candidats officiellement enregistrés (Andreï Dmitriev, Anna Kanopatskaïa, Sergueï Tcheretchen » et Svetlana Tikhanovskaïa) n’ont eu droit qu’à deux heures d’antenne dans les médias nationaux chacun. Pendant ce temps, les activités du président en exercice ont bénéficié d’une ample couverture médiatique – à la tonalité extrêmement positive, cela va de soi. Son allocution traditionnelle aux membres du Parlement et à la nation, initialement prévue mi-avril, a été reprogrammée au 4 août, soit cinq jours avant le scrutin. Ce dispositif a été complété par une répression violente visant les journalistes et par une coupure totale d’Internet le jour de l’élection. Le nombre des lieux officiellement autorisés pour les rencontres des candidats avec les électeurs a été drastiquement réduit. Parallèlement, certains candidats ont fait part d’intimidations à l’encontre de leurs collaborateurs, et de nombreuses arrestations arbitraires ont été signalées tout au long de la campagne.

Les possibilités de supervision du processus électoral ont été largement diminuées : la seule mission étrangère d’observation était celle déléguée par l’Assemblée interparlementaire de la CEI (le contre-modèle des missions de l’OSCE), et l’accès des observateurs indépendants aux bureaux de vote a été délibérément rendu très difficile. En outre, la procédure de vote anticipé, régulièrement dénoncée comme un outil majeur des falsifications, a été lancée cinq jours avant la date officielle du 9 août.

Le soir de l’élection, en prévision des manifestations de contestation, un imposant dispositif répressif a été mobilisé dans la capitale. Le déchaînement de violence de la part des forces de l’ordre à l’égard des manifestants a dépassé de loin celui de 2010.

Cependant, en dépit de tous ces moyens utilisés pour éviter la médiatisation et étouffer dans l’œuf toute tentative de contestation des résultats, l’élection a révélé au grand jour l’impopularité grandissante du président et la lassitude d’une importante partie de la population prête à se mobiliser pour soutenir une parfaite inconnue dès lors qu’elle incarne l’idée du changement.

Ce que révèle le succès de Tikhanovskaïa

Qui est donc cette Svetlana Tikhanovskaïa qui a défié le « dernier dictateur d’Europe » et se proclame aujourd’hui victorieuse, depuis la Lituanie où elle s’est réfugiée ? Il est important de préciser qu’il ne s’agit pas d’une femme politique qui représente un parti d’opposition. Son engagement dans la campagne a été improvisé car c’est à la suite du refus par les autorités d’enregistrer la candidature de son mari, un blogueur populaire et détracteur pugnace de Loukachenko, emprisonné depuis le mois de juin, qu’elle s’est portée candidate.

Sa brillante et originale campagne sur les réseaux sociaux et dans les médias alternatifs (comme le portail d’information tut.by ou la chaîne en bélarusse Belsat, financée par l’UE et hébergée en Pologne) a été menée grâce aux efforts réunis des équipes des trois candidats exclus de la course à la présidence. Leur appel aux trois autres candidats enregistrés et apparentés aux partis d’opposition de se désister au profit d’une candidature unique face à Loukachenko n’a pas été suivi d’effet. D’ailleurs, la tentative de désigner un candidat unique représentant l’ensemble des partis et mouvements d’opposition lors des primaires organisées en février 2020 s’était déjà soldée par un échec. Finalement, ce ne sont pas les liens avec l’opposition historique, mais l’inventivité et l’usage des nouvelles technologies dans un pays plus connecté qu’on le croit qui a fait la différence avec les campagnes précédentes.

L’originalité de la démarche de Tikhanovskaïa consistait à briguer le poste présidentiel non pas pour garder le pouvoir, mais pour organiser ultérieurement une nouvelle élection présidentielle, pleinement transparente cette fois. Sa campagne s’est articulée non pas autour des sujets socio-économiques mais autour des revendications de liberté politique et d’État de droit.

Ce positionnement a fortement résonné avec la volonté d’une partie grandissante de la société bélarusse de voir le pays s’engager sur la voie d’une modernisation politique, sociale et économique, et surtout d’en finir avec un régime autoritaire de plus en plus dépassé et déconnecté de la société.

La popularité de Loukachenko a été longtemps liée à sa capacité à garantir une stabilité socio-économique particulièrement prisée par des générations qui avaient mal vécu la disparition de l’URSS et étaient nostalgiques du modèle soviétique. La part de cet électorat âgé et essentiellement rural a progressivement diminué, au profit de nouvelles générations plus jeunes et urbaines. Tikhanovskaïa et ses alliées Veronika Tsepkalo (la femme du deuxième candidat écarté, Valériï Tsepkalo), et Maria Kolesnikova (la chef de campagne du troisième candidat évincé, Viktor Babariko), qualifiées par Loukachenko de « trois pauvres filles qui ne comprennent rien », ont parfaitement saisi et incarné les profonds changements qu’a connu la société bélarusse en un quart de siècle. Leur exigence de rendre sa dignité au peuple bélarusse a trouvé un écho bien plus large que les vaines promesses d’augmentation de salaire évoquées par le président, y compris auprès de son électorat traditionnel. Sa gestion maladroite de la crise du coronavirus n’a fait que souligner le caractère archaïque de son pouvoir.

Svetlana Tikhanovskaïa (au milieu), accompagnée de Veronika Tsepkalo (à gauche) et de Maria Kolesnikova, lors d’un meeting de campagne à Minsk le 30 juillet 2020. Sergei Gapon/AFP

Au-delà de ces évolutions de fond, Loukachenko paie également aujourd’hui deux erreurs majeures : l’annonce des résultats officiels lui attribuant un score hautement improbable de 80 % des voix, et l’usage démesuré de la violence pour réprimer la contestation dans les jours qui ont suivi l’élection. En l’espace d’une semaine, l’ensemble de la population bélarusse, réputée jusque-là apolitique, s’est mobilisée à travers des manifestations très suivies malgré la répression, une grève générale et de multiples actions de rue (chaînes de solidarité de femmes vêtues de blanc et portant des fleurs, klaxons des automobilistes, etc.) qui ont pris le régime de court. La société civile, dont l’opposition bélarusse avait si longtemps déploré l’absence, s’est révélée à elle-même et au monde entier.

Un défi géopolitique inattendu

Cette échéance électorale devait avoir lieu dans un contexte international plutôt favorable à Loukachenko. Si les libertés prises avec la Constitution de 1994 lors des multiples parodies de consultations électorales qu’il a organisées lui ont longtemps valu de fortes critiques de la part des pays occidentaux, accompagnées d’une série de sanctions, la situation s’était apaisée ces dernières années. Son retour en grâce auprès de la communauté internationale était lié à son habile positionnement de médiation lors de la crise ukrainienne, et à quelques gestes d’ouverture à l’égard de l’opposition politique qui ont permis la levée des sanctions européennes et l’engagement de quelques projets de coopération avec l’UE. Sa réélection en 2015 n’a d’ailleurs suscité aucune réaction négative de la part de l’UE en dépit du score soviétique de 83 %. La visite du secrétaire d’État américain Mike Pompeo à Minsk, début 2020, laissait également entrevoir un réchauffement des relations avec les États-Unis.

D’un autre côté, les tensions récurrentes autour des questions commerciales et énergétiques avec Moscou, les réticences de Minsk sur l’avancée du projet d’État unifié et une certaine méfiance à l’égard des tentatives bélarusses de rapprochement avec les Occidentaux ne remettaient pas fondamentalement en question la priorité donnée à la coopération avec la Russie. Les Russes sont restés de marbre face aux provocations verbales du président bélarusse lors de sa campagne électorale et à l’affaire Wagner, montée de toutes pièces, qui a fait planer le soupçon d’une éventuelle intervention russe pour déstabiliser le régime de Loukachenko.

Ainsi, les principaux acteurs régionaux apparaissaient relativement neutres en amont de l’élection. Cette prudence était tout à fait compréhensible au regard des conséquences dramatiques de la crise ukrainienne. L’UE cherchait surtout à éviter de provoquer la Russie afin de ne pas lui donner le prétexte pour intervenir militairement, mais également pour ne pas compromettre le cheminement vers la normalisation qui se profile dans les relations russo-européennes. Personne n’avait intérêt à l’apparition d’un nouveau foyer d’instabilité en Europe.

Cette nouvelle « révolution de la dignité » a lancé un défi inattendu autant à l’UE, absorbée par la gestion de la crise du coronavirus et le Brexit, qu’à la Russie, plongée dans la crise économique suite à la chute des prix du pétrole.

La neutralité européenne est devenue difficilement tenable au lendemain de l’élection à cause de la violence excessive du régime ainsi que de l’ampleur et de la durée des manifestations. Les autorités de l’UE ont d’abord réagi par un appel à stopper la violence et à recompter les voix, puis par des menaces de sanctions à l’égard du régime et une proposition de médiation.

Dirk Schuebel, chef de la délégation de l’UE en Biélorussie, dépose des fleurs à l’endroit où un manifestant est mort le 10 août, à Minsk le 13 août 2020. Sergei Gapon/AFP

La demande des dirigeants de nombreux pays occidentaux, en premier lieu de la Pologne et des pays baltes, d’organiser de nouvelles élections, a poussé Loukachenko à faire volte-face et à revenir au scénario classique du complot de l’Occident. Ainsi, il a subitement oublié ses propres insinuations portant sur une menace de déstabilisation provenant de Russie, lancées en pleine campagne électorale avec l’affaire Wagner, et appelé au secours Vladimir Poutine. Celui-ci a promis le 16 août que Moscou « respectera ses engagements » dans le cadre du traité de l’État unifié Russie-Bélarus, et si nécessaire dans le cadre de l’OTSC, ce qui sous-entend la possibilité de l’envoi de forces armées.

La situation au Bélarus représente un véritable dilemme pour le Kremlin : d’un côté, les dirigeants russes sont las des revirements de Loukachenko et l’arrivée d’une nouvelle personne à la tête de l’État bélarusse ne comporte pas beaucoup de risque d’un changement brutal dans les relations russo-bélarusses : le pays s’éloigne politiquement de l’orbite russe depuis 2014 mais demeure économiquement dépendant vis-à-vis de la Russie. De l’autre côté, un changement de régime sous la pression de la rue au Bélarus pourrait donner une impulsion sans précédent à la montée des contestations politiques en Russie à la veille d’un scrutin régional qui s’annonce très tendu ; et, symboliquement, la chute de Loukachenko présagerait l’inexorable fin de Poutine. En revanche, ni la population bélarusse ni la population russe n’est favorable au scénario d’une intervention militaire. Poutine serait-il prêt à assumer une telle décision, aux conséquences géopolitiques et intérieures très lourdes, dans un contexte de récession économique ?

Enfin, que ferait l’UE dans l’hypothèse d’une intervention militaire russe ? Ses moyens d’action sont limités comme l’ont déjà montré les crises de 2008 en Géorgie et de 2014 en Ukraine. Serait-elle prête à franchir la ligne rouge et à intervenir de manière plus active cette fois ? La nouvelle « révolution de dignité » lance de nouveau un défi à la stabilité géopolitique au cœur de l’Europe ; elle représente probablement aussi une occasion d’envisager une nouvelle configuration où ce pays ne sera plus déchiré par le choix impossible entre les deux grands pôles de puissance que sont l’UE et la Russie…

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 180,900 academics and researchers from 4,919 institutions.

Register now