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Berlinde de Bruyckere, ou les métamorphoses de la matière

Berlinde De Bruyckere, Criplewood, 2012-2013. Compte Facebook de Slash Paris

Son nom, prononcé à la flamande en roulant les « r », évoque des carcasses d’animaux qui n ‘en sont pas : c'est Berlinde de Bruyckere. L’artiste sculpte des corps, ni homme ni bêtes, comme pendus à des crocs de boucher imaginaires ; la peinture violente et organique de Francis Bacon n’est pas loin. La matière employée pour ces sculptures est énigmatique : cuir, époxy, cire, graisse ? On n’arrive pas à le savoir, et au fond, c’est sans importance. Ce qui se joue, c’est l’effet produit par ce mélange de matières.

Car ces étranges sculptures monumentales se transforment en images mentales indélébiles qui questionnent l’anthropomorphisme, le mystère d’une transformation et le drame de la souffrance et de la décomposition des corps ; elles interrogent notre humanité. Si les sculptures d’un artiste comme Ron Mueck montrent bien le vieillissement et la déformation des corps, l’exaspération des tailles, le fripé d’un nouveau-né, Berlinde de Bruyckere s’interroge plutôt sur les métamorphoses, c’est-à-dire la transformation des formes, la chenille devenue papillon, le sang de l’amant d’Apollon, Hyacinthe devenu fleur de lys. Elle pense aux Métamorphoses d’Ovide lorsque, d’entrée de jeu, le poète écrit : « je veux dire l’histoire et les métamorphoses des formes et des corps ».

A Mechelen, se tient actuellement une exposition personnelle de l’artiste flamande. Mechelen dominait l’Europe au temps de Marguerite d’Autriche ; fille de l’empereur Maximilien d’Autriche, tante de Charles-Quint, elle régna sur les Pays-Bas bourguignons pendant plus de vingt ans. De ce pouvoir exercé au XVIe siècle subsiste la puissance symbolique de son palais, entouré de quelques demeures seigneuriales.

C’est dans dans la maison de l’humaniste Jérôme de Busleyden que Berlinde de Bruyckere dialogue avec des retables appelés « jardins clos », œuvres des religieuses du XVIe siècle. Tout comme dans le pavillon belge où l’artiste exposait à la biennale de Venise un corps/tronc d’arbre à peine visible, le visiteur a l’impression de rentrer dans l’histoire où d’ailleurs nous aurions pu rencontrer l’humaniste de la Renaissance Thomas More, l’ami du propriétaire des lieux, et auteur d’Utopie.

En nous plongeant dans la pénombre, l’artiste nous demande d’interroger le lien entre le patient travail de ces religieuses anonymes du XVIe siècle et son propre travail sur les métamorphoses. C’est en résonance avec ces paradis miniatures visibles dans de petites vitrines que Berlinde de Bruyckere imagine des formes qui pourraient ressembler à des fleurs de lys mais qui n’en sont pas. Revenons à Ovide : « une fleur apparut, qui eut semblé de lys, s’il n ‘était pas argenté, elle de vermillon vif »…

Sachant que ces petits retables sont l’œuvre de sœurs de l’ordre hospitalier, un bref retour historique s’impose. Les Sœurs augustines soignaient les malades et les pélerins ; ce sont des religieuses à demeure qui vivent dans un hospice de la ville sous le contrôle de l’archevêque de Malines. Ces retables restaurés du XVIe ont pu être sauvés grâce à la ruse des religieuses ; en effet pendant les guerres de religions, elles les avaient rangés dans les salles réservées aux malades de la peste, un lieu que les iconoclastes n’osaient pénétrer.

C’est cette résonance entre deux mondes qui fait toute la force de cette exposition ; un monde contenu, serré, épinglant minutieusement, pendant des heures et des heures, les mini-reliques, les objets des scènes de la vie quotidienne mais aussi les écureuils, les oiseaux les fruits et les fleurs ; un monde qui exprime la fragilité mais aussi un idéal, une utopie de la vie bonne.

A ce monde résonne celui de l’artiste, un monde qui exprime aussi la souffrance et la fragilité mais d’une toute autre manière. Les matériaux utilisés d’abord sont différents. Ce n’est plus de la soie ni du papier, ni de la terre, ni du bois, ni des perles, ni du verre qui sont utilisés mais des peaux de vache encore chaude provenant de l’abattoir pour mieux les mouler dans la cire, aussi des vielles couvertures abîmées par le temps et les éléments et utilisées comme pour rappeler au visiteur le rôle protecteur d’une couverture, qui symbolise aussi une forme de vulnérabilité.

L’échelle est différente elle aussi, le passage de la miniature au monumental change le regard ; les fleurs fanées sont pendues de haut en bas comme des silhouettes à l’allure christique, des formes aux allures de moine à capuchons frôlent Zurbaran. Si les matériaux et les échelles diffèrent, le point commun reste la ferveur créatrice, d’expression religieuse ou non.

C’est dans la salle où sont exposés les dessins de fleurs en floraison et en déclin qui évoquent le sexe ou des dessins de sexe qui évoquent des fleurs en floraison ou en déclin que le travail de l’artiste est le plus ambivalent dans sa correspondance avec les œuvres des religieuses. Pour ces religieuses ayant fait vœu de chasteté et toutes entières dévouées à la souffrance de leurs malades, ce travail patient et obstiné peut se comprendre comme un refuge intime mais aussi comme l’expression de la souffrance et de leur créativité joyeuse annonçant le paradis. On peut l’interpréter aussi comme une forme de sublimation ou de mysticisme.

L'affiche de l'exposition. Musée de Mechelen.

Ces religieuses anonymes, tout comme cette artiste flamande, entretiennent un même rapport au monde : pour elles, le temps ne se compte pas, l’esprit de calcul n’a pas sa place, le travail de création engage le corps et l’esprit sans crainte du jugement ; l’engagement total dans l’art prend une dimension presque mystique. Loin des représentations comptables de nos vies intérieures, auxquelles trop souvent le monde moderne veut nous réduire. Repensons à Ovide : « Dieux, c’est votre œuvre aussi ; inspirez mon poème et guidez en le fil de l ‘aurore du monde au matin d’aujourd’hui ».

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