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Biélorussie, Turquie : l’Union européenne à l’heure des États pivots

Les présidents ukrainien Petre Porochenko (à gauche) et biélorusse Alexandre Loukachenko (à droite) à Tchernobyl, le 26 avril 2017. Genya Savilov/AFP

À l’heure où l’Union européenne (UE), ébranlée par le Brexit, semble oublier le problème de la fixation de ses frontières et celui de la gestion de son voisinage, il est urgent de s’en souvenir. C’est ce qu’a fait le récent Festival de géopolitique de Grenoble – qui avait, cette année, pour titre évocateur (« Dés)union européenne ? » –, en consacrant l’une de ses conférences à deux États frontaliers, que l’on qualifie parfois de « pivots » de l’Europe, la Biélorussie et la Turquie.

La notion de pivot, qui est au cœur de la pensée géopolitique contemporaine depuis les écrits de H.J. Mackinder, a souvent donné lieu à des critiques. Bien qu’il soit difficile d’esquisser un consensus sur ce qui est le caractère propre d’un État pivot, on peut dire que deux fonctions lui sont traditionnellement reconnues : celles de réunification et d’articulation des ensembles à la jonction desquels il se situe.

Dans cette optique, on comprend que l’idée puisse être utilisée pour caractériser le positionnement de la Biélorussie et de la Turquie, vis-à-vis de l’UE, à plus forte raison au moment où celui-ci connaît, dans un cas comme dans l’autre, une évolution notable.

En effet, si la candidature de la Turquie semble s’être durablement enlisée, la crise des réfugiés liée au conflit syrien a revalorisé la position stratégique de ce pays, et mis à l’ordre du jour la nécessité d’une redéfinition par l’UE de ses relations avec Ankara.

Considérée comme un satellite de la Russie depuis qu’Alexandre Loukachenko, son président toujours en fonction, en a pris la tête en 1994, la Biélorussie résiste aujourd’hui au vieux projet d’une fusion avec son grand voisin – ce qui par contrecoup revalorise les relations de Minsk avec l’UE.

Des ponts entre plusieurs mondes

Dans le cas de la Biélorussie, la fonction de pivot géopolitique tient moins à sa puissance réelle – ce qui la distingue notamment de la Turquie – qu’à sa situation géographique sensible et aux atouts stratégiques que celle-ci lui confère.

L’actuel territoire de l’État biélorusse constitue une zone tampon entre l’Union européenne et la Russie. Cette situation de rencontre entre deux mondes se retrouve dans de nombreux caractères de la Biélorussie (son identité, ses références culturelles, la structure de ses échanges commerciaux…) et permet également de comprendre comment ce pays de l’espace post-soviétique peut contribuer aux échanges politiques et économiques entre l’UE et la Russie.

La Turquie et la Biélorussie, sur les marges de l’UE. DR, Author provided

Héritière de l’Empire ottoman, la Turquie est moins un État tampon qu’une puissance régionale, qui évite à l’UE d’être directement au contact des crises du Moyen-Orient et peut contribuer à la stabilité des Balkans grâce aux relations privilégiées multiples qui y sont les siennes (Bosnie-Herzégovine, Serbie, Macédoine, Kosovo, Albanie…).

À cela s’ajoutent des atouts stratégiques importants : sa présence sur deux continents, son accès à deux mers et aux détroits du Bosphore et des Dardanelles, son voisinage de l’Iran et du monde arabe.

Bien que le tournant autoritaire qu’elle connaît actuellement ait dégradé sa relation avec l’UE, la Turquie reste un lieu de passage entre l’Europe et l’Asie, qui a mené de longue date des réformes d’inspiration occidentale, qui en font aujourd’hui le seul pays musulman où le statut de la personne échappe à l’application totale ou partielle de la charia.

Des espaces de plus en plus importants en termes d’infrastructure

Pour en venir à des préoccupations plus immédiates, on observe que le rôle pivot de la Biélorussie et de la Turquie devient de plus en visible en termes d’infrastructures de transport terrestres et énergétiques.

En Biélorussie, la ligne ferroviaire Orcha-Brest est désormais un axe stratégique entre la Russie et le reste de l’Europe. Cette colonne vertébrale du pays se poursuit au nord avec les lignes Moscou-Vitebsk, Polotsk-Daugavpils-Riga, dont l’objectif est de créer une liaison directe avec la mer Baltique. Des axes routiers doublent ces axes ferroviaires. Sur les 12 « autoroutes » biélorusses actuelles, la plupart permettent une liaison entre l’UE et la Russie. La Biélorussie est l’un des pays d’Europe de l’Est qui possède le plus d’autoroutes par rapport à sa superficie.

En terme de transports terrestres, la Turquie a fortement développé au cours des deux dernières décennies ses réseaux ferroviaires (notamment ses lignes de TGV) et autoroutiers. Elle se trouve au débouché de projets balkaniques importants (maillage autoroutier de plus en plus dense, rénovation des réseaux ferroviaires). À l’Est, dans le Caucase une ligne de chemin de fer reliant Bakou à Kars, via Tbilissi a, en outre, été inaugurée, en octobre 2017.

La Biélorussie se situe également sur la voie de passage du gazoduc Yamal-Europe qui relie Torjok (Russie) à Lebus (Allemagne). Ce dernier alimente en gaz l’Allemagne, les Pays-Bas, la Belgique et la Pologne. Le tronçon nord de l’oléoduc Droujba passe, lui aussi, par le territoire biélorusse.

Pour sa part, depuis la fin du monde bipolaire, la Turquie est devenue le théâtre d’un grand jeu pétrolier et gazier intense. L’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC) et le gazoduc Bakou-Tbilissi-Erzurum (BTE) évacuent, depuis déjà une quinzaine d’années, le pétrole et le gaz de la Caspienne vers le port turc de Ceyhan et les marchés européens.

Mais, désormais, les enjeux pour ce pays, qui ambitionne de devenir un hub énergétique, se situent plutôt dans le couloir énergétique sud-européen, avec des projets de gazoducs occidental (TANAP) et russe (TurkStream), et en Méditerranée orientale, avec la découverte de gisements gaziers considérables dans les espaces maritimes chypriote, israélien et égyptien.

Des pivots stratégiques sur les marches de l’Europe

Les crises en Ukraine et en Syrie ont offert récemment de nouvelles opportunités à la Biélorussie et à la Turquie pour accroître leur rôle de pivots stratégiques.

Alexandre Loukachenko a ainsi utilisé la crise ukrainienne pour raffermir les positions de son pays dans le contexte régional, en misant sur une neutralité ambiguë, si on reprend les termes de Ioulia Shukan dans son étude « La Biélorussie après la crise ukrainienne ».

Dès le début du conflit, le président biélorusse a trouvé sa place. Les pourparlers du 5 septembre 2014, dans sa capitale, ont donné lieu aux accords « Minsk 1 ». À la suite de l’échec de ceux-ci, Minsk a accueilli un sommet réunissant les dirigeants français, allemand, ukrainien et russe, qui s’est soldé par la conclusion des accords « Minsk 2 ». Depuis, Minsk a été le théâtre de nombreuses rencontres visant à trouver un règlement pacifique au conflit ukrainien.

À Minsk, en février 2015. Bureau de presse du Kremlin/Wikimedia, CC BY-SA

Ce dernier n’étant toujours pas résolu, la Biélorussie continuera probablement à jouer ce rôle de médiateur, prenant un statut particulier dans le voisinage européen oriental. Il y a là, sans doute, une carte nouvelle à jouer pour Loukachenko, dans ses relations ô combien complexes avec l’UE.

Marginalisée dans le conflit syrien, du fait de son refus d’apporter un soutien aux Kurdes du PYD-YPG face à Daech, la Turquie est revenue au cœur du règlement de cette crise en y intervenant militairement à deux reprises et en entrant dans le processus d’Astana.

Ce cycle de négociations, présenté tantôt comme alternatif, tantôt comme complémentaire de celui qui se déroule à Genève sous l’égide de l’ONU, a consacré une convergence stratégique d’Ankara et de Moscou, qui se traduit par ailleurs actuellement par la décision turque d’acquérir le système russe de missiles de défense S-400.

Cette stratégie eurasiatique éloigne certes les Turcs de leurs alliés occidentaux. Mais ces derniers sont désormais divisés, et l’on a pu observer que la guerre économique déclenchée par Donald Trump a rapproché, par ailleurs, Bruxelles d’une Turquie, qui demeure membre de l’OTAN et qui ne semble pas vouloir renoncer à sa candidature à l’UE.

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