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Bizutages et enseignement supérieur : nous sommes toujours au Moyen Âge !

Le bizutage, toujours en vigueur dans les universités françaises. Jean-Philippe Ksiazek/AFP

Le récent rapport de l’Inspection générale de l’administration de l’Éducation nationale et de la Recherche (IGAENR), rendu public le 24 février dernier, fait à nouveau état des difficultés à éradiquer les pratiques de l’« usinage » au sein de l’École nationale supérieure des Arts et Métiers (ENSAM).

Est notamment pointé du doigt le rôle des anciens élèves, présents au sein des instances dirigeantes de l’école, dont l’influence dans la perpétuation de ces rites d’intégration parfois violents, également qualifiés de « période de transmission des valeurs », semble prépondérante.

Cet ultime rapport se présentant comme un suivi de recommandations formulées il y a un an par la même IGAENR, les ministres en charge du dossier affichent une fois de plus leur fermeté à l’égard de toutes formes de bizutage, pratiques qualifiées de délit depuis 1998.

Inculcation culturelle

Le tableau dressé des formes de résistances observées au sein de l’école d’ingénieurs pour maintenir ce qui est perçu comme une tradition n’étonnera cependant aucun anthropologue, sociologue ou historien familiers de ces rites d’intégration.

Il y a une trentaine d’années déjà, le sociologue et anthropologue Denys Cuche avait livré plusieurs études sur les pratiques de bizutages chez les Gadzarts (le nom donné aux membres ou anciens membres de l’ENSAM), dans lesquels il soulignait leur participation à une forme d’« inculcation culturelle » à l’institution, à la formation d’un esprit de corps et traduisaient les aspirations élitistes d’un groupe social partageant la conscience de se reproduire, de génération en génération, grâce à ces gestes.

De façon générale, les rites d’humiliations constituent des pratiques partagées par de nombreuses sociétés historiques dès lors qu’elles s’appliquent à produire des « grands hommes ».

Que l’on pense aux belles pages que l’historien Jean-Pierre Vernant a consacrées à la paideia lacédémonienne dans lesquelles il décrit, suivant Platon, les nombreuses épreuves vexatoires et les souffrances que subissaient les jeunes Spartiates avant de pouvoir intégrer le corps politique privilégié des « égaux » (homoioi).

Dans un autre registre, l’étude classique de l’anthropologue Victor W. Turner, consacrée aux rites d’installation des chefs chez les Ndembu de Zambie – dénommés kumukindyila, littéralement « dire des insultes contre lui » –, offrait le tableau d’une cérémonie durant laquelle le futur chef voyait défiler l’ensemble de la tribu devant lui, l’affublant d’une litanie d’injures, avant qu’il ne puisse revêtir les habits de chef et susciter le respect de tous.

Ces rites d’humiliations présenteraient un caractère « prophylactique », permettant à la communauté qui observe l’être en devenir de juger de son aptitude à endosser de futures responsabilités et à incarner sans faiblesse l’honneur du groupe.

Rituel iniatique d’accueil

Au sein des institutions d’enseignement supérieur, la présence de pratiques rituelles assimilables à des bizutages – terme qui ne semble pas employé en français avant le XXe siècle – est attestée en Europe depuis au moins le XIVe siècle.

C’est à l’université de Paris que l’on relève la première mention, vers 1340, d’un rituel initiatique d’accueil des nouveaux venus, dénommés « béjaunes ».

Ce terme et son équivalent latin (bejaunus) dérivent très probablement de l’expression française « bec-jaune », qui désignait le jeune homme « fraîchement tombé du nid » qu’il convenait de déniaiser.

Depuis la seconde moitié du XIVe siècle et jusqu’à la fin du XVe siècle, la pratique des bejaunia semble s’être répandue au sein de nombreux collèges universitaires parisiens, ainsi que dans de nombreuses universités des espaces français et germaniques : Orléans et Angers, mais aussi Toulouse, Avignon, Montpellier, Aix-en-Provence, Valence, ou encore Erfurt, Heidelberg, Greifswald et Leipzig.

La négation de toute dignité préalable

Ces cérémonies initiatiques auxquelles devait se soumettre tout nouvel étudiant différaient selon l’institution universitaire qu’il intégrait : dans certains cas, il ne s’agissait que d’offrir un pot à la taverne aux autres étudiants ; dans d’autres, s’ouvrait une période d’un mois à un an durant laquelle le béjaune pouvait, à tout moment, être la cible de ses congénères les plus anciens.

Des pratiques qui remontent au XIVᵉ siècle en Europe. Jean-Phlippe Ksiazek/ AFP

Si les modalités rituelles des bejaunia varient d’une université à l’autre, elles possèdent en revanche un dénominateur commun qui est de les placer dans le registre de la diffamation : les instances universitaires ne cessent de dénoncer les violences physiques et les insultes dont sont affublés les nouveaux étudiants, craignant ainsi pour leur renommée et celle de l’institution qui les accueille.

Quelques rares témoignages documentaires, probablement produits par des étudiants eux-mêmes, révèlent ce que la documentation normative universitaire s’efforce de taire, par crainte du scandale : les béjaunes y sont décrits comme des bêtes immondes, possédant tous les attributs d’une animalité ensauvagée – cornes, bec crochu et crocs menaçants, yeux rouges, odeur fétide.

Ils sont tantôt assimilés à des ânes, des sangliers, des boucs ou des crapauds, tout animal affichant des caractères de sottise, de sauvagerie, de paresse ou de luxure, bien peu compatibles avec ceux d’un futur clerc savant.

Un dialogue fictif, écrit vers 1480 à l’université d’Heidelberg, décrit comment deux étudiants « bizuteurs », nommés Camille et Bartolde, observent les réactions du pauvre béjaune Jean face à cette série de vexations : ils se régalent de son état de torpeur et des larmes qui montent à ses yeux. Cette séquence du rite consistait donc à nier que l’individu qui se présentait devant les gardiens de l’institution puisse être pourvu d’une quelconque dignité préalable : c’est seulement à l’issu du processus rituel qu’il pouvait y prétendre.

Faire du béjaune/« bizut » un homme

À la violence des mots s’ajoutaient régulièrement la violence des gestes et de nombreuses brimades physiques : des coups assénés à l’aide d’instruments variés, souvent détournés de leur usage normal – comme des objets liturgiques – ; des aspersions d’eau et de paille, voire d’urine ou de tout autre type d’immondices ; la confiscation de biens personnels, tels des livres ou de l’argent ; des chevauchées vexatoires sur des ânes, comme au collège de Sorbonne à la fin du XVe siècle.

Le répertoire folklorique des jeunes universitaires apparaît classique au regard d’une société médiévale où les rites d’inversions étaient des pratiques sociales courantes : à l’université de Paris, une période intense de « bizutages » intervenait justement durant le Carnaval.

Le cœur de l’initiation rituelle résidait dans une séquence imposée au béjaune que la documentation nomme purgatio, mundatio ou lavatio, et qui consistait en une « purgation de ses infections afin de prétendre au vénérable nom d’étudiant », ainsi que le précisent les statuts d’une confrérie étudiante avignonnaise du XVe siècle.

Cela pouvait consister – comme au collège de Sorbonne – en une purification rituelle à l’eau, qui n’était pas sans rappeler le baptême. À Aix-en-Provence et Avignon – deux universités dominées par les études de droit – les étudiants organisaient un procès parodique du béjaune à l’issu duquel ce dernier se voyait recevoir une peine rédemptrice pour l’ensemble de ses supposés fautes et péchés.

À Heidelberg et Erfurt, cette purgation s’apparentait à un traitement médical long et sans doute pénible pour le « bizut » : sa barbe était rasée, ses cornes et ses griffes fictives taillées ; puis on lui administrait une série de posologies variées – le texte admet même qu’elles puissent lui être fatales – et on le recouvrait d’onguents à base d’eau, de vin et de bière, censés faire disparaître sa puanteur.

À travers cette succession de gestes, les étudiants les plus avancés donnaient symboliquement forme humaine à un être progressivement dépouillé de son animalité. Ainsi transformé, le jeune étudiant devenait digne d’intégrer la communauté lettrée.

La célébration de « l’esprit de corps »

À chaque étape de cette intégration rituelle, la nature communautaire de l’institution d’accueil était célébrée. À l’université d’Orléans, la cérémonie était qualifiée de « joyeux avènement » : les pratiques de commensalité – boire et manger ensemble – étaient donc la conclusion logique de ce processus intégrateur.

Dans le collège parisien des Bernardins ou celui de la Sorbonne, mais également dans les universités d’Avignon et de Montpellier, il existait des confréries d’étudiants en charge d’organiser l’ensemble de ces célébrations.

Hiérarchisées, ces « abbayes des béjaunes » comprenaient de simples étudiants appelés « moines » et étaient dirigées par un « abbé » qui semblait avoir autorité sur la communauté. Elles assuraient aussi le lien avec les instances dirigeantes de l’université qui, bien que condamnant ces « jeux déshonnêtes », n’étaient jamais totalement étrangères aux célébrations de cet « esprit de corps ».

Dès le milieu du XIVe siècle, la position des autorités universitaires qui dénoncent les bejaunia s’avère en effet ambiguë. D’un côté, les maîtres parisiens menacent les étudiants fautifs d’être exclus de l’université, privés de ses privilèges et livrés à la justice laïque du prévôt royal – à Orléans et Angers, ils pouvaient même être excommuniés –, de l’autre, la présence de ces mêmes maîtres – qui étaient pour la plupart d’anciens étudiants – à ces rituels facétieux semble encore attestée à la fin du XVe siècle.

À l’université de Greifswald, les statuts du milieu du XVe siècle prévoyaient explicitement que la purgation du béjaune, même si elle était assurée par les étudiants, devait se dérouler en présence des maîtres. À l’université d’Aix-en-Provence, enfin, un officier désigné par le recteur et le conseil de l’université avait très officiellement la tâche de « promoteur » de la purgation des béjaunes.

Outils de renforcement de la cohésion communautaire

Malgré des interdictions précocement formulées, les autorités universitaires ne parvinrent jamais vraiment à éradiquer ces pratiques folkloriques des universités médiévales : le souhaitaient-elles vraiment ?

Rien n’est moins sûr, car les maîtres laissaient ainsi aux étudiants la tâche – peu honorable – de la purgation des infamies, tandis qu’eux formaient des futures élites. Aux étudiants de produire les étudiants, aux maîtres de produire les maîtres.

Aujourd’hui, comme au Moyen Âge, ces rites initiatiques restent perçus par leurs acteurs comme des outils de renforcement de la cohésion communautaire. Ils permettraient de produire des initiés qui ont ainsi démontré leur soumission personnelle aux règles de l’institution.

Certains groupes sociaux semblent d’autant plus attachés à ce mode de contrôle de leur recrutement qu’ils partagent la conscience de constituer et de produire une élite sociale. L’occasion pour nous de rappeler que le Moyen Âge n’est pas le repoussoir volontiers désigné de notre époque, mais en terrain d’investigation fructueux pour des sciences sociales qui ne soient pas atteintes de myopie historique.

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