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Blanquer, « lire, écrire, compter » et les « savoirs fondamentaux »

Un amendement au projet de loi Blanquer prévoir des établissements associant écoles et collèges. Shutterstock

Dans le cadre de la discussion du projet de loi « Blanquer », un amendement a été adopté en commission avec l’aval du ministre de l’Éducation nationale : la création d’« établissements publics des savoirs fondamentaux » (allant du CP à la troisième). L’intitulé aurait pu être « école du socle commun » ou bien « de la scolarisation obligatoire ». Mais ce sont les « savoirs fondamentaux », une expression que Jean‑Michel Blanquer associe volontiers avec celle de « lire, écrire, compter, et respecter autrui ».

Il est donc temps d’opérer une clarification entre ces formules, même si, pour Jean‑Michel Blanquer, elles semblent équivalentes. Ainsi, lors de la publication des quatre circulaires ministérielles du 26 avril 2018, les recommandations pédagogiques faites ont été présentées comme devant « faciliter l’apprentissage des savoirs fondamentaux : lire, écrire, compter, et respecter autrui ».

Il est vrai que la formule « lire, écrire, compter » nous est tellement familière qu’elle peut être assénée comme allant de soi, sans que l’on s’interroge sur ce qu’elle peut effectivement signifier. Non interrogée, elle peut ainsi nous rassurer (nous « re-assurer ») à peu de frais dans ce monde incertain.

Quant aux « savoirs fondamentaux », ils peuvent vite soulever la perplexité dès que se pose vraiment la question de ce qui peut et doit être estimé fondamental. Car il y a là en l’occurrence divers abords possibles : est-ce de l’ordre du « logico-épistémique », ou bien du domaine du « patrimonial » (ce qu’une génération juge nécessaire de léguer) ou bien encore de l’ordre du « pédagogique » (les connaissances ou compétences de base, conditions des acquis ultérieurs) ? Or ces différentes dimensions sont en tension, voire en concurrence, même si elles peuvent parfois se conjuguer.

Un leitmotiv depuis 1816

Historiquement – et contrairement à une légende tenace qui l’impute à Jules Ferry et à la troisième République – cela fait plus de deux siècles que la fameuse trilogie « lire, écrire, compter » est à l’honneur pour l’enseignement primaire. De là vient sans doute la familiarité que nous avons avec elle. Sous la Restauration, l’ordonnance de 1816 indique que l’instruction primaire « comprend nécessairement l’instruction morale et religieuse, la lecture, l’écriture, les éléments de la langue française et du calcul ».

Sous la Monarchie de Juillet, l’arrêté du 25 avril 1834 prescrit le partage de toute école primaire en trois sections dont il délimite ainsi les programmes :

  • première division, de 6 à 8 ans : lecture, écriture, premières notions de calcul verbal, prières.

  • deuxième division, de 8 à 10 ans : lecture, écriture, numération écrite, et premières règles de l’arithmétique, histoire sainte.

  • troisième division, de 10 à 13 ans : lecture, écriture, fractions, poids et mesures, doctrine chrétienne.

On aura remarqué que, si l’histoire décline de façon un peu élaborée la troisième partie de la trilogie (compter), il n’en est rien pour les deux premières, lire et écrire. De quoi peut-il être vraiment question ? Que peuvent signifier ces notions et cette formule « lire, écrire, compter » ? On n’en sait trop rien. Cela reste dans l’infra-conscience des pratiques dominantes dans tel lieu ou à tel moment.

Des programmes plus larges

En 1848, le roi Louis-Philippe perd le pouvoir, et la deuxième République est proclamée. Le ministre de l’Instruction publique, Hippolyte Carnot, présente le 30 juin 1848 un projet de gratuité et d’instruction primaire obligatoire. L’exposé des motifs situe le projet dans son ambition politique républicaine :

« La différence entre la République et la Monarchie ne doit se témoigner nulle part plus profondément qu’en ce qui concerne les écoles primaires. Puisque la libre volonté des citoyens doit désormais imprimer au pays sa direction, c’est de la bonne préparation de cette volonté que dépendront à l’avenir le salut et le bonheur de la France. »

En conséquence, le programme de l’enseignement primaire doit s’élargir. Il renfermera dorénavant « tout ce qui est nécessaire au développement de l’homme et du citoyen tel que les conditions actuelles de la civilisation française permettent de le concevoir ». Outre la lecture, l’écriture, les éléments de calcul et le système métrique, il inclura le chant, « des notions élémentaires sur l’histoire et la géographie », ou « la connaissance des devoirs et des droits de l’homme et du citoyen ».

Mais les élections donnent une majorité aux courants politiques conservateurs. Le ministre de l’Instruction publique Hippolyte Carnot est remplacé par le comte de Falloux : exit la gratuité et l’instruction primaire obligatoire, retour de l’enseignement religieux. L’orléaniste Adolphe Thiers a donné le ton en l’occurrence :

« Lire, écrire, compter, voilà ce qu’il faut apprendre ; quant au reste, cela est superflu […]. Il faut restreindre cette extension démesurée de l’enseignement primaire. »

Jules Ferry, entre légende et réalité

Tout est à refaire et le sera au moment des lois Jules Ferry de 1881 et 1882 : gratuité, laïcité, instruction primaire obligatoire. Mais qu’est-ce qui doit être obligatoire ? Le principe de base figure dans les Instructions officielles de 1887 :

« L’objet de l’enseignement primaire n’est pas d’embrasser sur les diverses matières auxquelles il touche tout ce qu’il est possible de savoir, mais de bien apprendre, dans chacune d’elles, ce qu’il n’est pas possible d’ignorer. »

Pour les fondateurs de l’École républicaine et laïque cela ne saurait se confondre de quelque façon que ce soit avec une fixation sur le « lire, écrire, compter ». Bien au contraire. Ce n’est pas le moindre des paradoxes que cette légende qui l’attribue à Jules Ferry, alors qu’il n’a cessé de lutter en sens contraire.

C’est précisément dans les enseignements dits « accessoires » que réside pour Jules Ferry la rupture entre « l’Ancien régime » et le « nouveau », comme il l’explique en 1881 au congrès pédagogique des instituteurs et institutrices de France :

« C’est autour du problème de la constitution d’un enseignement vraiment éducateur que tous les efforts du ministère de l’Instruction publique se sont portés […]. C’est cette préoccupation dominante qui explique un très grand nombre de mesures qui […] pourraient donner prétexte à des reproches d’excès dans les nouveaux programmes, d’accessoires exagérés […] : les leçons de choses, l’enseignement du dessin, les notions d’histoire naturelle, les musées scolaires, la gymnastique, le travail manuel, le chant, la musique chorale. Pourquoi tous ces accessoires ? Parce qu’ils sont à nos yeux la chose principale, parce que ces accessoires feront de l’école primaire une école d’éducation libérale. »

Quand l’amendement adopté fin janvier 2019 parle d’« établissements publics des savoirs fondamentaux », où se trouve alors la ligne de séparation entre le régime traditionnel et le nouveau ?

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