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Bonnes feuilles : « Ils voulaient refroidir la Terre »

Nous publions un extrait du polar que l’économiste Christian de Perthuis vient de faire paraître aux éditions Librinova. « Ils voulaient refroidir la Terre » aborde la thématique de la géo-ingénierie, ce terme qui désigne l’ensemble des technologies, plus ou moins étonnantes, promettant de contrer le dérèglement climatique. Une manière fictionnelle et originale d’évoquer un sujet scientifique très débattu. Dans ce passage, extrait du chapitre 13, le héros évoque son parcours et les recherches du Professeur Dubbo retrouvé mort.


Avions-nous un réel lien de parenté avec Raji ? Je ne l’ai jamais su. Ma mère restait évasive quand le sujet était abordé. D’après elle, Raji avait vu le jour dans le village Bassa du Cameroun dont elle était originaire. Nos deux familles étaient liées. Elle n’en disait jamais plus. Elle-même avait quitté le pays avant ma naissance pour débarquer chez sa sœur, à Aubervilliers. Une omerta absolue pesait sur les circonstances de ce voyage. Le visage des deux femmes se fermait à l’évocation de ce passé qui semblait les avoir traumatisées. Je me promettais de visiter ce coin d’Afrique où j’avais probablement été conçu. J’avais peut-être encore un père quelque part dans le centre Cameroun, mais pas la moindre piste pour le retrouver.

Je n’ai pas souvenir d’avoir rencontré mon cousin avant le décès de ma sœur jumelle, quelques jours avant nos douze ans. Elle avait été renversée au bas de notre immeuble. Marre de sang sur le macadam. Crâne fracturé. Membres disloqués. Aucune chance de survie : elle avait cessé de respirer avant l’arrivée des secours. Le chauffeur ne s’était pas arrêté. C’était une petite frappe sortant d’un casse, au volent d’une voiture volée. Un jeune dealeur connu des familles de la cité mais que nul n’aurait osé dénoncer aux autorités. La police semblait ignorer son identité et s’apprêtait à classer l’affaire sans suite. Foudroyée par le chagrin et sans capacité de défense, la famille était en train de se disloquer. Poussé par quelques grands de la cité, je montais en douce des plans pour commettre l’irréparable : nous faire justice nous-même.

Raji avait brusquement surgi et s’était joint au deuil familial. Il en imposait avec son costard sombre et ses pompes noires rutilantes. Il avait convaincu ma mère et mes tantes de monter un comité de quartier pour exiger une véritable enquête et obtenir justice. Ayant deviné mes projets, il m’avait pris sous sa coupe en m’interdisant toute action de représailles. A l’époque, je végétais au collège sans motivation pour les études. J’étais dégoûté de tout. A la suite de l’accident, j’allais inévitablement plonger dans la délinquance. Sous son influence, je m’étais tenu à carreau et avais remonté la pente. Je m’étais mis au turbin en me jurant de devenir un grand policier. Les voyous qui écrasaient les petites filles devaient être retrouvés et mis derrière les barreaux.

Il avait eu l’air surpris par mon objectif professionnel mais ne m’avait jamais laissé tomber par la suite. Deux fois par an, il me recevait dans son bureau de l’université Paris-Dauphine, au quatrième étage, face au bois de Boulogne. Je m’arrangeais pour arriver en avance. Je savourais le moment d’attente devant sa porte, au vu de tous, et relevais le menton quand il se pointait dans le couloir en me gratifiant d’un chaleureux « Salut cousin ! ». Plus tard, je compris qu’il était devenu une référence internationale sur les questions du climat. Il apparaissait même dans un roman au titre un peu racoleur : Le complot climatique. Quand il m’avait demandé de trouver un hébergement de quelques semaines à Bordeaux pour une jeune chercheuse du MIT transitant par son centre de recherche, je m’étais décarcassé. Je ne l’avais pas regretté : grâce à mon cousin, j’avais rencontré Helen !

Nous terminions le dîner en dégustant la pastèque amenée par Raji pour le dessert. Coup de chance, il était dans les environs quand je l’avais joint au téléphone. Il remontait des Pyrénées où il avait déposé sa progéniture chez ses beaux-parents pour la fin des vacances. Avec Helen, nous lui avions proposé de faire étape pour la nuit. Je devais prendre garde de ne pas dévoiler les secrets de l’enquête, mais c’était une occasion inespérée de récupérer des informations sur les recherches du Professeur Dubbo.

J’avais rapidement orienté la conversation sur ce qu’ils appelaient la « géo-ingénierie ». Un « truc de dingue », aurait dit Ballarat. Ou plutôt des trucs. Le terme regroupait pêle-mêle toutes les technologies permettant d’agir artificiellement sur le climat.

J’avais entendu parler des canons à grêles qu’utilisaient les viticulteurs pour prévenir les dégâts des orages. Une forme de géo-ingénierie locale pratiquée dans le Médoc, malgré l’opposition de nombreux riverains. Helen avait expliqué avec véhémence comment ce genre de technologie pouvait être utilisée à plus grande échelle. Au Viêt-Nam, les Américains avaient régulièrement épandu des substances chimiques dans l’atmosphère pour faire disparaître les nuages et mieux bombarder le sol ; les Chinois avaient utilisé des méthodes similaires pour organiser les jeux olympiques de Pékin si joliment ensoleillés. Dans les deux cas, les technologies avaient été déployées par l’armée. Il n’était donc pas surprenant que nos militaires s’intéressent de près aux travaux du Professeur Dubbo.

Dans le cas du réchauffement global, il s’agissait carrément de modifier le fonctionnement du système climatique. Pas seulement agir localement, mais utiliser ces techniques pour refroidir artificiellement la planète. Les projets ne manquaient pas dans les cartons des laboratoires de recherche. On imaginait par exemple retirer le trop plein de CO2 de l’atmosphère avec des sortes d’aspirateurs à carbone, pour le renvoyer sous terre ou le réutiliser comme matière première dans les usines. Autre voie : accroître la capacité des réservoirs naturels en faisant pousser des arbres dévoreurs de carbone ou en truffant les océans d’additifs chimiques pour qu’ils absorbent plus de CO2. Il y avait par ailleurs un long cortège d’idées pour agir directement sur les rayons du soleil. « Les recherches de mon collègue Dubbo permettaient de mieux comprendre la gestion des radiations solaires », avait expliqué Raji.

– Il était précurseur en la matière ?

– Il avait surtout réalisé un rapport sur l’ensemble des techniques existantes pour le compte de l’Académie des sciences américaine. Le premier commandé à un citoyen non américain. La renommée de Dubbo qui était nobélisable avait traversé l’Atlantique.

– Le rapport parlait du bouclier solaire qu’on pourrait installer au point de Lagrange ?

– T’es rudement bien informé. Un chapitre y était consacré. C’était la technologie où les travaux d’optique de Dubbo pouvaient s’appliquer assez directement.

– Il préconisait de construire le bouclier solaire pour contrecarrer le réchauffement climatique ?

– Certainement pas ! L’option était coûteuse et très complexe à déployer du fait de la difficulté à contrôler le réglage des miroirs à 1,5 million de kilomètres de distance. Le rapport mettait aussi en garde contre les risques énormes de ce type de technologie.

– Quels genres de risque ?

– Par exemple, un mauvais contrôle des miroirs conduisant à un dérèglement supplémentaire du climat, incontrôlable depuis la terre. Ou encore, un détournement du bouclier solaire à des fins militaires. Le rapport recommandait de procéder à une évaluation complète des risques, avant toute expérimentation.

– Toujours la même rengaine avec les experts : un rapport en appelle un autre et on n’en sort jamais ! Depuis son travail pour l’Académie américaine, ton collègue a poursuivi ses recherches sur le bouclier solaire ?

– Pas à ma connaissance. En tout cas, il n’a fait ni publication ni conférence sur le sujet.

Je croisai le regard tendu d’Helen qui ne perdait pas un mot de notre conversation. Elle avait passé le collier en or blanc que je lui avais offert à sa soutenance de thèse, à Boston. Le symbole de nos premiers amours, sur le campus du MIT. Elle bouillonnait à l’intérieur. A ses yeux, il ne faisait aucun doute que Dubbo, le prototype du chercheur corrompu par le système, avait secrètement poursuivi ses travaux en échange de rémunérations plantureuses. C’était de fait un point crucial de l’enquête, à ne pas aborder dans une discussion privée. Je relançai mes deux universitaires sur la négociation climatique.

– Ces technologies de géo-ingénierie sont autorisées par l’ONU ?

– C’est-à-dire ?

– Tous les pays du monde se sont bien entendus à la conférence de Paris pour lutter contre les changements climatiques ? Les médias nous ont suffisamment bassinés avec ça !

– Oui, dans le cadre de la COP21, ils ont adopté l’Accord de Paris pour limiter le réchauffement de la planète à moins de 2 °C, en visant si possible 1,5 °C.

– Cet accord, il autorise ou pas le lancement d’un bouclier solaire ?

Raji consulta Helen du regard. Le sujet était brûlant. Je savais combien Helen était critique face à ce qu’elle appelait la « grande machine à illusion onusienne ». Sa fougue habituelle était tempérée par le respect qu’elle portait aux travaux académiques de Raji. Elle le laissa répondre.

– L’Accord de Paris n’est pas contraignant. Il incite les pays à coopérer dans la lutte contre le changement climatique sans préciser comment on doit s’y prendre.

– Le bouclier solaire pourrait être lancé dans le cadre de ces coopérations ?

J’embarrassais manifestement mon cousin avec mes questions à répétition.

– Un dîner chez toi, ça va bientôt être pire qu’un interrogatoire chez les flics !

– Au commissariat, ceux qui refusent de répondre, on leur colle une procédure aux fesses ! Ne me pousse pas à une telle extrémité.

– En deux mots : l’Accord de Paris ne promeut pas ce type de technologie, mais il ne la prohibe pas non plus. Tout dépend de l’interprétation qu’on en fait. Tu es satisfait ?

Helen se contorsionnait sur son fauteuil. Elle tirait machinalement sur le pan de sa jupe pour couvrir le haut de ses jambes. Ne pouvant plus se retenir, elle confirma à sa façon le diagnostic un peu sibyllin de mon cousin.

– C’est bien le problème. L’Accord de Paris est un accord mou. Regardez ce qui se passe aux États-Unis. Trump a démoli les maigres avancés d’Obama sur le climat, en s’asseyant sur les engagements internationaux des États-Unis. Que peuvent faire les Nations unies pour le freiner ? Rien. La vérité, c’est qu’on peut faire tout et son contraire au nom de l’Accord de Paris. Y compris, bien sûr, construire un bouclier solaire pour refroidir la Terre !

Et Raji d’ajouter :

– Si on ne parvient pas à transformer l’Accord de Paris en un traité contraignant, on ne réduira pas assez rapidement les émissions de CO2. L’objectif de limiter le réchauffement en dessous de 2 °C apparaîtra irréalisable. On risque alors de se tourner vers des solutions miracles du type géo-ingénierie. Le bouclier solaire, c’est un peu comme un mirage, une croyance inconsidérée dans le progrès technique, nous permettant à court terme de ne rien changer à nos modes de vie. C’est pour ça qu’on trouve facilement des fonds pour ce type de recherche, y compris dans les milieux qui doutent du réchauffement climatique. Il paraît que les compagnies pétrolières y contribuent également.

Pour bien mettre les points sur les i, Helen reprit la parole.

– Ce n’est pas un hasard si les projets les plus avancés de géo-ingénierie se développent avec les soutiens des gouvernements russes ou américains. Tu crois un instant que Putin ou Trump ont l’intention de sauver la planète ? Avec la mise au point du bouclier solaire, ils cherchent juste à se donner le droit d’exploiter les énergies fossiles dont regorgent leurs territoires, en inondant l’atmosphère de CO2.

Éditions Librinova. CC BY-NC-ND

Avec des mots différents, Helen et Raji disaient au fond la même chose. En les écoutant, je songeais aux projets grandioses de Morwell et à sa dévouée veuve Hobart avec sa plate-forme dédiée à la protection du climat. L’argent coulait à flots. Je n’avais pas encore reconstitué tous les fils, mais ma conviction était forgée. Ce flot d’argent était à l’origine des deux victimes identifiées à ce jour. D’autres risquaient de suivre. Une lutte impitoyable avait été déclenchée pour s’approprier les travaux du Professeur Dubbo sur le bouclier solaire. […]

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