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Bonnes feuilles : le « Manuel du parfait dictateur »

Rex Harrison interprétant Jules César dans le film Cléopâtre de Joseph L. Mankiewicz, 1963.

Cet extrait est tiré de l’ouvrage de Christian-Georges Schwentzel, « Manuel du parfait dictateur, Jules César et les « hommes forts » du XXIe siècle », paru aux éditions Vendémiaire le 22 avril 2021. Spécialiste en histoire ancienne, l’auteur nous montre que Jules César, depuis la lointaine histoire de Rome, à travers le fabuleux destin d’un apprenti dictateur engrangeant tous les succès, a ouvert la voie aux autocrates d’aujourd’hui, leur montrant comment pervertir des institutions républicaines au point de faire accepter sans violence un pouvoir absolu. Dans l'extrait que nous vous proposons, il est question de la façon dont le dictateur élabore une rhétorique à son avantage.


Jules César s’exprime dans un style simple, abordable par tous. Dans sa jeunesse, il a suivi des cours de rhétorique à Rhodes. Conscient avant tout de ses intérêts politiques, il sait toutefois qu’il ne doit surtout pas s’exprimer de la même manière que les orateurs qui sont au service de l’aristocratie. Son but n’est pas de suivre les règles de la rhétorique classique, car la cible de ses discours n’est pas majoritairement constituée de lettrés, mais de plébéiens et de soldats. Il est parfaitement conscient de la nécessité d’adapter son style à son public et parle clairement et simplement, comme un militaire. Il va jusqu’à feindre de s’excuser de ne pas posséder le style fleuri et précieux des beaux parleurs de son époque. Dans l’un de ses ouvrages, aujourd’hui perdus, il priait ses lecteurs, non sans arrière-pensées, « de ne pas comparer le style d’un homme de guerre avec celui d’un orateur habile qui s’occupe à loisir à ce genre d’études » (Plutarque, Vie de César). César revendique sa manière un peu rude de s’exprimer. Lui, l’homme d’action, n’a rien d’un professionnel du discours. Inversant l’échelle des valeurs de l’aristocratie, il fait de ses prétendues lacunes une qualité et un gage de sincérité. Sa fausse modestie cache, dans les faits, une parfaite maîtrise de l’art oratoire. Elle en est même le comble : une technique si bien maîtrisée qu’elle passe inaperçue tout en atteignant parfaitement sa cible.

Viktor Orbán a adopté une stratégie similaire. « Je ne suis pas un intellectuel », affirme-t-il lors d’une interview. Comme pour Jules César, cette confession d’un défaut qui n’en est pas un constitue un faire-valoir purement rhétorique. Quant à Rodrigo Duterte, il joue admirablement avec des expressions issues du langage familier, comme Putang Ina Mo, c’est-à-dire, mot à mot, « Ta mère est une pute » en tagalog. Après avoir été le destinataire de ces trois mots, Barack Obama, outré, annule sa rencontre avec Duterte, en septembre 2016. Le président philippin s’excuse alors : Putang Ina Mo n’est pas une insulte, juste une expression populaire d’agacement ! Duterte en tire un double avantage : d’abord en insultant Obama, puis en lui adressant une leçon sous couvert d’excuses. De quoi amuser ses partisans et renforcer sa popularité. Un mois plus tard, le président philippin revient sur l’incident diplomatique qu’il a provoqué. Non sans malice, il révèle qu’il a promis à Dieu de « ne plus parler de manière familière ». Encore un faux mea culpa, pour le plus grand bénéfice politique de celui qui se veut le héros de la plèbe philippine.

La manière de s’exprimer de César est également en tout point stratégique. Chaque mot y est positionné comme un soldat suivant un ordre de bataille habilement pensé. L’historien Lucien Jerphagnon (Histoire de la Rome antique. Les armes et les mots, Paris, Fayard, 2016) écrit fort à propos :

« César est exactement adapté au message qu’il entend délivrer : énergique, concis, sans enjolivures. Son élégance est fonctionnelle, donc strictement usuelle. Les mots y sont aussi justement choisis et placés que devaient l’être ses hommes dans la bataille ».

Marlon Brandon incarnant Marc Antoine dans le film Jules César de Joseph L. Mankiewicz, 1953.

Ainsi, l’œuvre littéraire de César offre un exceptionnel modèle de propagande, sans doute le plus ancien de l’histoire de l’humanité, du moins sous une forme aussi développée.

Parmi les différents types de récits élaborés par le chef et son entourage, La Guerre des Gaules appartient à une catégorie d’écrits qui se veut sérieuse et factuelle. L’auteur y fait preuve d’une grande subtilité : une objectivité apparente brille en surface, tandis qu’en sous-main le texte s’emploie à faire l’éloge du chef et à justifier ses choix. La simplicité du style contribue à créer l’impression d’authenticité qui se dégage de l’ensemble de l’œuvre. César n’utilise ainsi que très peu de particules logiques entre ses phrases. Il se distingue nettement des orateurs professionnels qui donnent toujours le sentiment de vouloir démontrer une thèse. César, lui, dissimule les leviers de sa communication, s’abstenant d’employer les ficelles les plus grosses et les plus facilement repérables. Il fait mine de ne chercher ni à se justifier ni à convaincre ses lecteurs. Pour mieux y parvenir, en fin de compte.

Autre exemple d’habileté : César parle de lui à la troisième personne. On peut y voir une ruse pour renforcer le poids de son propre personnage au sein de son œuvre. En ne disant pas « je », il s’offre la possibilité de répéter son propre nom. Il est, du coup, omniprésent. Un grand nombre des occurrences de son nom sont en outre au nominatif, cas du sujet en latin, ce qui a pour effet de le placer sans cesse au cœur de l’action. Les verbes dont le nom de César est le sujet correspondent chaque fois à des réflexions stratégiques suivies d’actions ; le tout suggérant que l’imperator se montre en permanence intelligent et actif. Il cherche ainsi à faire briller les grandes qualités qu’il s’attribue. Le contenu pourrait être schématisé de la manière suivante : « César réfléchit à ceci ; puis César réalise ceci ; ensuite, César projette cela ; puis César fait cela ».

Quand il parle de ses hommes, c’est pour souligner leur remarquable dévouement à sa personne. Un lien qu’il idéalise et présente comme la véritable motivation poussant ses soldats à se battre. Ils agissent pour lui obéir et non par appât du gain. Le pillage, pourtant si fréquent lors des guerres de conquête, n’est pas même évoqué. L’armée de César, exemplaire, ne commet aucune exaction, ni excès, ni destruction, si ce n’est motivée par des intérêts stratégiques immédiats.

César se plaît également à souligner son rôle de commandant en chef. Ainsi, non loin d’Avaricum, après avoir examiné le lieu élevé où les Gaulois ont établi leur camp et évalué ses faibles chances de s’en emparer par la force, il renonce à passer à l’attaque. Tandis que ses soldats lui demandent de donner le signal du combat, il leur expose qu’il « serait le plus coupable des hommes si, disposés comme ils le sont à tout braver pour sa gloire, leur vie ne lui était pas plus chère que la sienne » (César, Guerre des Gaules VII, 19). Après les avoir ainsi consolés, il se replie vers son propre camp. L’épisode lui permet de souligner l’importance de son rôle de commandant en chef : il sait exalter ses hommes, mais aussi au besoin les modérer, évitant de commettre l’erreur stratégique à laquelle ses soldats, bien imprudents, le poussent. C’est que César possède, comme nul autre, toutes les qualités essentielles de l’imperator : prévoyant et protecteur de ses hommes, il sait identifier à l’avance les meilleures occasions de remporter la victoire.

Statue d’orateur, vers 100 av. J.-C. Musée archéologique, Florence. CC BY

Toujours pour s’autoglorifier, il s’attribue tous les travaux réalisés par ses hommes, qu’il s’agisse de la construction de ponts ou d’ouvrages de siège. Voici une phrase qui en offre un bel exemple : « Ad flumen Elaver venit ; pontem refecit exercitumque traduxit », « Il arriva au bord du fleuve Allier ; fit reconstruire le pont et fit traverser l’armée » (César, Guerre des Gaules VII, 53, 4). La langue latine présente l’avantage d’offrir une rime intérieure, constituée par la dernière syllabe des trois verbes d’action dont César est le sujet. Le commandant met ainsi en valeur sa grande ingéniosité en tant que cerveau, architecte, tacticien, planificateur et finalement conducteur de toutes les opérations militaires. Ses soldats ne sont que les instruments de son intelligence supérieure qui se caractérise par son étonnante efficacité et sa rapidité d’action.

César veut toujours montrer qu’il a le dessus sur l’ennemi. Et si, parfois, il lui arrive d’admettre qu’il rencontre des difficultés, il s’agit encore de rhétorique littéraire. La difficulté n’est que passagère : il va finalement s’en sortir et même en tirer des avantages. Après une offensive ratée contre les Gaulois, il souligne ainsi l’importance des destructions réalisées en territoire ennemi. L’aveu de l’échec est aussitôt contrebalancé par un succès que le contraste rend d’autant plus remarquable. Dans ces « narrations truquées », selon l’expression de Michel Rambaud, César ménage des renversements de situation qui lui sont toujours favorables (M. Rambaud, L’Art de la déformation historique dans les Commentaires de César, Paris, Les Belles-Lettres, 1966, p. 373).

On peut parfois le soupçonner d’enjoliver les faits pour mieux servir son propos. Ainsi quand il décrit l’armée gauloise si sûre d’elle :

« Tous partent pour Alésia pleins d’enthousiasme et de confiance, car aucun d’entre eux ne pensait qu’il soit possible de tenir devant le seul aspect d’une telle multitude » (César, Guerre des Gaules VII, 76).

On se demande comment César pouvait être informé de l’état d’esprit de l’armée ennemie ! Il s’agit là d’une pure invention dramatique, comme dans un roman : l’auteur souligne l’assurance de l’ennemi, persuadé de sa prochaine victoire, afin de rendre sa défaite encore plus lamentable. Et, pour ne rien gâcher, il rend, par la même occasion, la lecture de son livre encore plus attrayante.

Donald Trump, un César d’aujourd’hui ? Amazon

Imitateur de César, peut-être sans le savoir, Donald Trump a composé lui aussi un ouvrage tout entier consacré à son ingéniosité et à sa réussite : The Art of the Deal (L’Art de la négociation) publié aux États-Unis en 1987, véritable best-seller vendu à trois millions d’exemplaires. Il y exploite les échecs qu’il a pu connaître au cours de sa carrière dans la finance et l’immobilier. Loin de les cacher, il en profite pour montrer chaque fois sa capacité à les dépasser. Le message est clair : si Trump a subi des revers, il s’est toujours relevé pour aller plus loin et plus haut. Ce qui compte le plus dans la Rome antique comme aux États-Unis, ce n’est pas la difficulté, à condition qu’elle ne soit que passagère, mais l’aptitude à s’en sortir. Les faillites de Trump n’ont jamais constitué de solides arguments à son encontre ; il a toujours pu rétorquer qu’il avait en fin de compte rebondi sur ces obstacles, comme le prouvent l’immense fortune qu’il a amassée ainsi que les tours qu’il a érigées à Manhattan et ailleurs.

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