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Bonnes feuilles : « Le sourire du pangolin »

En Ouganda, un pangolin sauvé du trafic d’animaux locaux. Isaac Kasamani / AFP

« Le sourire du pangolin, ou comment mesurer la puissance de la biodiversité » de Philippe Grandcolas, dont vous nous proposons ici les bonnes feuilles, a été publié chez CNRS Éditions en octobre 2021.


Se représenter un ensemble aussi vaste et complexe que la diversité du vivant avec ses millions d’espèces, leurs innombrables caractéristiques et interactions mutuelles est une sorte de défi en matière de sémantique et de communication. En outre, les cultures humaines n’ont pas toujours considéré cette question de la même manière, loin de là. Des vocables différents se sont succédé au fil du temps, avec des significations souvent sensiblement différentes ou changeantes. Ces mots qui nous servent à communiquer aujourd’hui peuvent ainsi véhiculer malgré nous des manières désuètes ou erronées de percevoir la réalité.

Que voulons-nous dire et quelle pensée s’installe dans notre esprit quand nous parlons de nature, du vivant ou de la biodiversité ?

La « nature » est un terme familier ; utilisé dans des circonstances très diverses, il est toujours très commenté, y compris au plan philosophique. Et pourtant, il reste passablement confus, recouvrant de nombreuses significations différentes ; il a été souvent contesté tant il peut être artificiel ou trompeur, avec des conceptions très diverses selon les cultures. À ce jour, la « nature » rassemble pêle-mêle vivant, minéral et environnement physique. Par exemple, dire que l’on va se promener dans la « nature » signifie que l’on intègre mentalement un paysage avec sa végétation et ses animaux au cours de son itinéraire.

Bien souvent, le terme « nature » personnifie cet ensemble de manière fallacieuse – mère Nature ou dame Nature –, comme dans une forme de pensée magique. On a ainsi pu lire ou entendre que la nature se vengeait avec la Covid-19 ; rien de plus trompeur, il n’y a bien évidemment pas de volonté à l’œuvre et la personnifier ainsi nous met en danger de lui prêter des intentions, là où il n’y a que l’effet de nos mauvais traitements que nous devrions identifier et faire cesser. Le terme « nature » implique également l’idée d’un état originel vierge d’influence humaine ; ne dit-on pas revenir à la « nature », ne parle-t-on pas du « naturel » pour désigner ce qui n’aurait pas été perverti ? La conception sous-jacente est passablement romantique, chacun y mettant une vision idéalisée et caricaturée de la nature dite « originelle ». Cela peut être le paradis perdu, une nature merveilleuse, belle et bienfaisante, source de plaisirs et qui comble nos besoins si elle n’est pas trop altérée par l’espèce humaine. C’est la nature des naturalistes, celle qui fait cruellement défaut dans les grandes villes, alors qu’elle est source d’équilibre psychologique et de bien-être et aide à lutter contre les îlots de chaleur ; il s’agit à l’extrême du sophisme de l’appel à la nature, déjà dénoncé par John Stuart Mill, un principe fallacieux selon lequel tout ce qui est naturel serait bon.

Mais cette nature présumée vierge dans ses plus beaux atours peut être aussi l’enfer vert, un grouillement d’organismes se dévorant les uns les autres et en perpétuelle compétition, admirable, mais dans laquelle il ne ferait pas bon vivre, théâtralisée par ses colonisateurs occidentaux, grands amateurs de conversion des milieux. La dure loi de la nature, en somme, souvent intégrée dans les caricatures de la théorie de l’évolution biologique et du darwinisme (the struggle for life de Charles Darwin). Chez certains médecins et décideurs, elle est de fait synonyme de problèmes et de nuisances contre lesquelles il faudrait se prémunir. Dans cette dernière conception, se rapprocher de la nature crée des risques. Confronter ces deux conceptions mythifiées – paradis perdu ou enfer vert – est particulièrement révélateur. Cela ne revient pas seulement à comparer des caricatures dont aucune n’est complètement pertinente, c’est aussi prendre conscience qu’il n’existe pas de lois simples et universelles dans notre rapport à l’environnement. Ainsi, créer un parc urbain de plus à Paris avec quelques plantes et animaux régionaux ne semble présenter que des avantages. En revanche, multiplier les jardins avec certaines plantes ornementales locales en Floride augmente le nombre de moustiques vecteurs de maladie. La nature ne se résume pas à une équation de surface par habitant, mais est un système complexe dans lequel toutes les composantes jouent un rôle. Plaider pour ou contre la « nature » n’est donc pas suffisant, elle n’est pas singulière comme ce vocable pourrait le laisser entendre, mais plurielle.

Dans tous les cas, le terme a le grand inconvénient d’exclure les humains dont on sait qu’ils n’ont nulle place au paradis – il a été perdu ! – ni dans l’enfer vert – il est invivable ! La nature sans l’humain est ainsi au centre des approches romantiques occidentales, sacralisant la nature sauvage avec le concept de « wilderness » ou de « naturalité ». Et pourtant, il serait bien difficile aujourd’hui de ne pas trouver un lieu sur Terre où notre espèce n’a pas eu une influence significative durant ces derniers siècles, y compris au fin fond de l’Amazonie où la forêt a été façonnée à petits pas par des siècles de cultures sur brûlis.

Moins chargé d’émotion, mais tout aussi significatif, « vivant » est un autre terme également souvent employé durant le XXe siècle. Au sens littéral, ce terme englobe tout ce qui vit – humains compris – et, plutôt que de se focaliser sur les différences entre organismes, le désigne comme une communauté de propriétés. Les sciences du même nom, lesdites « sciences du vivant » (Life Sciences en anglais), ont dominé la biologie de ces dernières décennies et ont apporté quantité de connaissances nouvelles extraordinaires grâce à l’étude de quelques organismes en laboratoire. Ces derniers sont appelés « organismes modèles », parce qu’ils sont censés représenter – au point d’être modèles – l’ensemble du vivant, et permettre de comprendre les lois qui seraient générales et communes à tous. C’est ainsi que l’on a aujourd’hui de considérables connaissances sur l’hérédité, le fonctionnement des cellules et des organismes, souvent extrapolées à l’espèce humaine et notamment utilisées en médecine. On peut considérer arbitrairement comme organismes modèles ceux dont le génome est aujourd’hui entièrement connu et annoté. Cette connaissance génomique, encore difficile à acquérir jusqu’à une époque récente, est la preuve de l’intérêt de la science pour une espèce, car son acquisition représente un gros effort de recherche, mais représente aussi un outil exceptionnel. À peu près un millier d’espèces sont ainsi connues, dont par exemple la drosophile (mouche du vinaigre) « représentant » les insectes, l’arabette des dames (une petite plante de la famille des Crucifères) « représentant » les plantes, le zebra fish ou la souris pour les vertébrés, et bien d’autres encore.

Mille espèces modèles seulement parmi plus de 2 millions d’espèces connues, c’est à la fois beaucoup et très peu : beaucoup pour comprendre en profondeur les mécanismes généraux du vivant et les transposer à l’espèce humaine, et trop peu pour gérer l’environnement et vivre en harmonie avec la nature. En effet, des milliers d’espèces nous sollicitent chaque jour de par le monde, qu’elles soient vectrices d’agents pathogènes, auxiliaires indispensables ou ennemies de nos cultures, sources de molécules nouvelles, etc. Il nous faut les connaître, car chacune d’entre elles a ses particularités uniques qui nous posent problème ou nous offrent des solutions !

Les sciences du vivant ont ouvert de tels champs d’études avec leurs changements d’échelle, cellulaire puis moléculaire, qu’elles risquent de s’égarer dans l’infinie complexité de ces univers, en perdant de vue que chaque organisme est différent, qu’il est issu d’une évolution dont l’étude demande comparaison avec ses apparentés et qu’il interagit avec des milliers d’autres dans son environnement. Quel besoin sinon y aurait-il à comparer les espèces, quand une seule cellule d’un organisme de laboratoire recèle un univers entier avec plus de 40 millions de protéines de 5 000 sortes différentes, et des dizaines de milliers de gènes ?


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C’est sans doute pour cela que le terme « biodiversité » est né dans les années 1980, comme une contraction de « diversité biologique ». Parmi les termes existant précédemment, « nature » est par trop imprécis ou mythifié et « vivant » fait l’impasse sur la diversité. Or cette diversité a une importance fonda – mentale. Malgré leurs caractéristiques communes, les organismes diffèrent tous les uns des autres par bien des aspects ; ils interagissent de manière complexe au sein des écosystèmes dans lesquels ils ne sont pas substituables. En tant qu’espèce humaine, nous nous nourrissons d’espèces différentes (5 fruits et légumes par jour !), chacune vivant avec ses centaines d’auxiliaires et d’antagonistes souvent spécifiques. Nous luttons contre des espèces différentes de pathogènes, chacune avec ses caractéristiques qu’il nous est indispensable de connaître : le paludisme est ainsi causé par un Protozaire Plasmodium, tandis que la Covid-19 l’est par un coronavirus, organismes dont les biologies n’ont pas grand-chose de commun et conditionnent les thérapeutiques ou les politiques vaccinales. De nombreux scientifiques s’en sont rendu compte et ont donc proposé un concept – la biodiversité – qui réconcilie la généralité du vivant – « bio » –, ce qui est commun à toutes les espèces, et sa diversité, ce qui est particulier seulement à une ou quelques-unes. Le mot a fait florès et il est même devenu militant.

De fait, issu des années 1980, il évoque dans nos esprits baleines, papillons colorés, coccinelles, grands arbres et fleurs somptueuses. Il inclut pourtant tous les organismes, y compris ceux auxquels nous pensons moins spontanément : des espèces domestiquées (un champ de maïs, le champignon Penicillium du fromage), d’autres qui nous répugnent (cafards, rats) ou nous effraient (serpents, araignées), des pathogènes (bactéries, protozoaires), mais aussi des espèces éteintes (fossiles)… et nous, les humains ! Consacré par la Convention internationale sur la diversité biologique rassemblant plus de 100 États dans le monde, le terme a acquis une valeur juridique et sa définition a été stabilisée dès 1992 :

« Variabilité des organismes vivants de toute origine y compris, entre autres, les écosystèmes terrestres, marins et autres écosystèmes aquatiques et les complexes écologiques dont ils font partie ; cela comprend la diversité au sein des espèces et entre espèces ainsi que celle des écosystèmes. »

CNRS Éditions

Le seul inconvénient de cette définition est qu’elle fait l’impasse sur la notion d’évolution, comme si la biodiversité était figée et ne pouvait changer. Ou encore comme si son origine évolutive n’était pas un sujet d’importance, et qu’il nous importe juste de la conserver et d’assurer son fonctionnement à notre bénéfice. Or, on le verra, non seulement la biodiversité est issue de l’évolution, mais encore évolue-t-elle en permanence ; c’est même sa caractéristique la plus intime.

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