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Bonnes feuilles : « L’ère des entreprises hyperpuissantes touche-t-elle à sa fin ? »

Les États cherchent aujourd'hui à contenir les velléités hégémoniques des grandes entreprises par la régulation ou la législation, qu’elle soit antitrust, fiscale, financière ou sociale. Damien Meyer / AFP

L’hégémonie des géants comme les GAFA ne cesse de s’étendre. Les conséquences de cette tendance sont multiples : creusement des inégalités, frein à l’innovation, et même remise en cause de la puissance des États… Dans ce contexte, ces entreprises hyperpuissantes suscitent de nombreuses inquiétudes, si bien qu’elles sont aujourd’hui dans le collimateur des autorités de la concurrence, aussi bien aux États-Unis qu’en Europe.

Or, cette situation hégémonique pourrait bientôt toucher à sa fin, comme le démontre François Lévêque, professeur d’économie à Mines ParisTech-PSL Université dans son dernier livre « Les Entreprises hyperpuissantes : Géants et Titans, la fin du modèle global ? » (Éditions Odile Jacob), dont nous vous proposons ici les bonnes feuilles…


Pas que les GAFA…

Le Titan Amazon et ses frères Google, Apple et Facebook sont si représentatifs de la puissance que GAFA est devenu un nom commun pour désigner les superstars du numérique. Nul besoin d’ajouter une nouvelle lettre à l’acronyme, comme M pour Microsoft ou N pour Netflix, pour les ranger parmi les Gafa.

Pourtant, les Gafa ne sont pas les seules firmes qui nous impressionnent par leur puissance démesurée. Pensons à Saudi Aramco, par exemple. Cette entreprise pétrolière d’État est la seconde capitalisation boursière de la planète, devant Amazon ou Microsoft. Idem pour ses profits.

Ou alors Anta Sports, une entreprise chinoise qui s’est construit un empire de marques par une série d’acquisitions fulgurantes : Arc’Teryx, Fila ou encore Salomon et Wilson, c’est elle. Moins connue encore, Yoshida Kogyo Kabushiki, une société japonaise. Examinez la fermeture à glissière de quelques-uns de vos vêtements. Soulevez et observez attentivement la tirette et vous verrez à coup sûr apparaître son sigle YKK sur l’un d’entre eux. Cette championne de la fabrication de fermetures accapare ainsi 40 % du marché mondial. Bluffant, non ?

Une façon simple d’allonger la liste de ces quelques noms consiste à consulter les classements publiés chaque année par les agences d’information financière ou les sociétés d’audit. Par exemple, Fortune 100 qui recense les plus grandes entreprises des États-Unis par leur chiffre d’affaires. Le distributeur Walmart et ses 2 millions d’employés (soit la population active de l’Irlande) occupent la première marche du podium. Autre source, PwC qui classe les cent plus grandes entreprises au monde par leur capitalisation boursière. La première entreprise française, LVMH y occupait en 2019 la 43e place.

Ou enfin, Forbes Global 2000 qui classe les plus grandes firmes cotées mondiales à partir d’un panel de ratios financiers. La Banque industrielle et commerciale de Chine aux 4 000 milliards de dollars d’actifs se situe tout en haut depuis plusieurs années.

La connaissance de ces spécimens ne donne cependant qu’une vision à l’unité de la puissance acquise par certaines entreprises. Pour une vue d’ensemble, il faut mêler les géants les uns aux autres. Une étude récente de McKinsey s’y est employée et offre ainsi une idée de leur puissance collective. L’étude porte sur les entreprises du monde qui réalisent plus de 1 milliard de dollars de chiffre d’affaires. Le cabinet de conseil en dénombre un peu moins de 6 000. Eh bien, ces quelques milliers d’entreprises concentrent à elles seules les deux tiers du chiffre d’affaires mondial des sociétés, petites ou grandes, cotées en Bourse ou non.

Mais la puissance ne peut se déduire d’un chiffre d’affaires, fût-il supérieur à 1 milliard de dollars. Le profit est un bien meilleur reflet puisqu’il éclaire la latitude des entreprises à fixer des prix s’écartant de leurs coûts et à réaliser des investissements. En d’autres termes, il donne une idée des bénéfices réalisés et des capacités financières pour grandir et s’étendre encore.

Dans son étude, McKinsey s’intéresse avant tout aux 10 % des entreprises milliardaires les plus profitables, soit 575 entreprises. À elles seules, ces entreprises concentrent 80 % des profits des milliardaires. Ces superstars sont de plus très différentes des autres sur tous les tableaux. En comparaison de l’entreprise milliardaire médiane, elles sont de l’ordre de deux fois plus intensives en R&D, deux fois plus productives et deux fois plus commerçantes à l’étranger ; elles sont aussi de l’ordre de cinq à dix fois plus grandes en chiffre d’affaires, en nombre d’employés et en montant d’actifs fixes (équipements, usines, brevets, etc.).

Si on zoome encore, mais cette fois sur le 1 % des entreprises les plus rentables, c’est un nouveau bond dans la plupart des dimensions. Ce centile qui comprend 58 entreprises concentre notamment moins de 10 % du chiffre d’affaires mondial pour environ le quart des profits. Parmi elles, vous retrouverez les noms familiers de Coca-Cola, Philip Morris, Nestlé, Intel, Novartis, Toyota, Samsung, Alibaba, Facebook, etc.

Effet Matthieu

Les écarts de fortune entre entreprises s’amplifiant, la théorie économique s’est à son tour emparée de la notion biblique d’effet Matthieu (« On donnera à celui qui a et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas, on ôtera même ce qu’il a ! ») pour désigner l’avantage dont bénéficient les plus performantes ou chanceuses qui grandissent et s’enrichissent encore, en profitant de l’accélération de la technologie et de l’extension des marchés.

Un effet Matthieu aux ressorts bien compris des économistes est celui dont tirent parti les plates-formes numériques, les quatre GAFA, mais aussi les Uber, Netflix, Airbnb et consorts. La plupart étant américaines, il prend alors volontiers le nom d’effet « winner takes all ». Ici l’effet repose sur les économies de réseaux, à savoir des économies d’échelle du côté de la demande : plus il y a de consommateurs, plus le service est attractif.

Pensez au téléphone. Si vous êtes le seul abonné, cet appareil ne vous est strictement d’aucune utilité. Deux c’est déjà mieux, vous pouvez appeler ou être appelé par une autre personne ! À trois, c’est encore mieux, etc. Bref, votre satisfaction de consommateur dépend du nombre des autres consommateurs. Notez que ce n’est pas très habituel : quand vous faites vos emplettes au supermarché, vos choix ne tiennent pas compte du nombre des autres consommateurs qui vont, par exemple, aussi acheter du lait, du jambon, du dentifrice ou de la bière.

Si vous êtes le seul abonné, le téléphone n’a strictement aucune valeur…

En présence d’économie de réseau, les premières entreprises qui attirent les acheteurs de leurs produits ou les usagers de leurs services sont avantagées car ils en attireront d’autres qui, eux-mêmes, en attireront d’autres. Facebook, né dans le dortoir d’un collège de Harvard en 2004, a vite séduit tous les étudiants et étudiantes de l’université. Ils et elles y ont vu un formidable moyen d’afficher leur identité, d’établir leur réputation, d’entretenir des liens amicaux et de nouer connaissance (et plus si affinités).

Deux ans plus tard, le réseau s’est ouvert à tous ou presque – les moins de 13 ans ne pouvant devenir membres. Ils sont aujourd’hui plusieurs milliards dont 2,5 milliards d’actifs chaque mois. Facebook est le plus grand réseau social de la planète. Sa vitesse de développement est non moins phénoménale, surtout si on la compare au téléphone.

Il a fallu attendre soixante-quinze ans à ce dernier pour conquérir 100 millions d’utilisateurs, tandis que quatre ans et demi ont suffi à Mark Zuckerberg pour atteindre son score. Mieux encore que Twitter qui a eu besoin d’un an de plus, soit presque autant que le réseau Internet.

Comme en témoigne le téléphone analogique et fixe, les économies de réseau ne datent pas de l’apparition de l’électronique numérique. La nouveauté réside dans la baisse des coûts de communication et de coordination qu’elle a entraînée. Et c’est cette baisse qui permet aux plates-formes d’atteindre des vitesses de déploiement et des tailles inimaginables auparavant.

Dispersion croissante des salaires

Il est courant de penser que l’inégalité salariale croissante dans la population est tirée par le décalage croissant au sein des entreprises entre les émoluments des dirigeants, du top management, et la paye de ceux en bas de l’échelle qui perçoivent le salaire minimum dans les pays où il existe. Les premiers ayant crû à des niveaux jugés stratosphériques, tandis que les seconds restaient stables ou presque.

Eh bien non ! Ce n’est pas la cause principale. L’inégalité salariale est principalement tirée par la divergence entre le salaire moyen des entreprises qui payent le mieux et le salaire moyen des entreprises qui payent le moins bien. La croissance de l’écart interfirme l’emporte sur la croissance de l’écart intrafirme.

Imaginez que l’économie ne repose que sur une seule industrie, celle du football. Et bien l’écart salarial croissant observé historiquement n’est pas tiré principalement par l’écart croissant au sein de chaque club entre les joueurs les mieux payés – les buteurs – et les moins bien payés – les seconds gardiens. Il est tiré principalement par l’écart croissant entre le salaire moyen du club le plus riche, en France le Paris-Saint-Germain, et le salaire moyen du club le moins riche, Nîmes, le plus petit budget du championnat hexagonal.

Pour l’ensemble des entreprises américaines, il en va de même. Il a été estimé que la dispersion croissante des salaires observée aux États-Unis entre 1978 et 2013 est due pour deux tiers à la dispersion des salaires moyens entre les entreprises et pour un tiers seulement à la dispersion des salaires au sein même des entreprises. Ce rôle majoritaire de la croissance de l’inégalité salariale entre firmes se retrouve également dans d’autres pays, par exemple en Allemagne, au Royaume-Uni ou encore au Brésil. […]

L’écart croissant entre les salaires des joueurs tient à l’écart croissant entre le salaire moyen des clubs, par exemple entre celui des joueurs du Paris-Saint-Germain et celui des joueurs du Nîmes olympique, plutôt qu’à l’écart croissant des salaires des joueurs au sein du même club. Franck Fife/AFP

(En plus de contribuer à une plus grande dispersion des salaires), le « trop grand » creuse les inégalités par un second chemin, cette fois à travers les profits et les prix à la consommation. En effet, les ménages à hauts revenus bénéficient des profits car ils détiennent des actions soit directement soit à travers des fonds. Ce qui n’est pas le cas des ménages à bas revenus qui consomment tout ce qu’ils perçoivent, ou presque.

Aux États-Unis, par exemple, le cinquième des ménages aux revenus les plus faibles se partagent environ 2 % des actions tandis que le cinquième des ménages aux revenus les plus élevés en dispose de 90 %. Or quand la concurrence s’érode, le pouvoir de marché croît et donc les prix à la consommation augmentent mais aussi le profit. Ils sont tous les deux plus élevés qu’avant.

En conséquence, les ménages à bas revenus achètent plus cher et consomment moins ; les ménages à hauts revenus aussi mais cet effet est partiellement compensé pour eux par l’augmentation des dividendes et de la valeur de leur portefeuille d’actions. Ce mécanisme général a fait l’objet de travaux de quantification qui montrent un impact significatif sur les inégalités. Pour un ensemble de pays, des économistes de l’OCDE ont ainsi calculé qu’en régime de prix et de profits concurrentiels, la richesse de 10 % des ménages les mieux lotis diminuerait de 12 % tandis que celle des 20 % des ménages les moins bien lotis augmenterait de 14 %.

Notez que les entreprises hyperpuissantes n’ont pas l’apanage de l’augmentation des marges. Votre marchand de primeurs, votre coiffeur ou encore votre restaurant préféré ont peut-être élevé les leurs. Rappelez-vous toutefois que la tendance historique observée à l’augmentation moyenne de la marge est entraînée par les entreprises du haut du tableau, les entreprises superstars et que ces entreprises concentrent une part croissante de l’activité économique et des ventes.

Leur monde se rétrécit…

Les Géants et les Titans sont désormais perçus comme trop puissants. Sur le plan économique car ils renforcent les inégalités sociales ; sur le plan des libertés à cause de leur emprise sur les choix des consommateurs et des citoyens ; sur le plan politique, enfin, par leur pouvoir d’influence étendu sur les décisions publiques.

Dans un passé pas si lointain, il aurait été encore possible de se projeter vers les années 2030 en imaginant un monde de Géants et de Titans toujours plus grands et plus forts. Il était alors facile de parier sur la poursuite d’une concentration industrielle et numérique galopante. Dans cette prospective, le nombre d’entreprises superstars se partageant le monde serait passé à quelques dizaines. Une concurrence farouche aurait opposé les sociétés américaines et asiatiques aussi bien sur leurs propres marchés que dans le reste du monde.

Quelques entreprises européennes seraient restées dans le jeu, d’autant que l’Union européenne aurait en définitive laissé libre cours à l’autorégulation des Géants et des Titans, plutôt que de recourir à une intervention déterminée à base de règlements et de directives. Le monde serait resté un espace sans entraves au bénéfice de la poursuite de l’expansion des entreprises géantes. Eh bien ce futur n’adviendra pas ; les avancées de la régulation et la démondialisation sont passées par là. […]

« Les Entreprises hyperpuissantes : Géants et Titans, la fin du modèle global ? », de François Lévêque (Éditions Odile Jacob).

Avec une vigueur inégale, mais un peu partout, les États cherchent à contenir l’hyperpuissance des entreprises par la régulation ou la législation, qu’elle soit antitrust, fiscale, financière, sociale ou autre. À ce premier frein à l’expansion continue des entreprises géantes s’ajoute désormais un second obstacle : la démondialisation. […]

Le conflit entre les États-Unis et la Chine n’est pas le seul à secouer aujourd’hui le monde et à limiter ou à compliquer l’accès des entreprises à des pans entiers de la planète. Depuis quelques années, les disputes commerciales sur fond de rivalité politique et géopolitique se multiplient : restrictions chinoises à l’exportation de terres rares au Japon, gel des importations chinoises de charbon australien, interdiction de dizaines d’applications chinoises en Inde, surtaxes sur les importations aux États-Unis d’avion, d’acier et d’aluminium provenant d’Europe, etc.

Chaque litige est un cas d’espèce, mais ils s’inscrivent dans un mouvement plus large. Les expressions ne manquent pas pour en caractériser les contours : fin de l’intégration économique internationale, recul de la globalisation, montée du protectionnisme, expansion du mercantilisme, ou encore décès du multilatéralisme.

Disons, pour notre part, que la démondialisation est en marche. L’intégration économique, son avers, a été un puissant moteur de la croissance des Géants et des Titans ; le monde changeant de face, leur expansion entre dans une phase de décélération. Leur monde se rétrécit.

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