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Bonnes feuilles : « Les nouvelles portes des grandes écoles »

Entrée de Sciences Po Paris, en 2013. Shutterstock

Régulièrement critiquées pour le manque de diversité de leurs promotions, les grandes écoles développent depuis les années 2000 des programmes d’égalité des chances afin d’ouvrir leurs recrutements. Quels sont les effets réels de ces politiques ? La sociologue Annabelle Allouch propose de plonger dans leurs arcanes avec « Les nouvelles portes des grandes écoles » (éd. Presses universitaires de France), une enquête au sein de trois institutions de prestige, en France et au Royaume-Uni (Sciences Po, l’ESSEC et l’université d’Oxford), dont nous vous proposons de lire un extrait des premières pages.


Le 4 mai 2005, la « péniche », surnom donné au hall d’entrée de Sciences‑Po, accueille une foule bigarrée d’étudiants, de personnels administratifs et d’enseignants. Ils sont venus écouter Richard Descoings – leur directeur – qui inaugure ce jour les nouvelles portes d’entrée du 27, rue Saint‑Guillaume. Installées grâce au financement d’une entreprise du CAC 40 dans le cadre de sa politique de diversité sociale, les nouvelles portes – d’immenses baies vitrées coulissantes – doivent désormais faciliter l’accès de tous les étudiants, y compris ceux en situation de handicap. Elles suppléent ici d’immenses propylées en fer forgé et de style Art déco. Tous les anciens se souviennent de ces portes battantes, qu’il fallait chaque jour pousser de toutes ses forces pour entrer, tout en évitant d’être emporté par leur poids. La sensation physique du passage du seuil.

Cinq ans plus tôt, le programme des « Conventions d’éducation prioritaire » de Sciences Po inaugurait, à grand renfort de trompettes et de tambours médiatiques, l’ère de l’ouverture sociale dans les grandes écoles françaises. Mais l’ouverture sociale a‑t‑elle modifié le visage de l’enseignement supérieur sélectif ?

Les limites des dispositifs d’ouverture sociale des grandes écoles (Interview d’Annabelle Allouch sur Xerfi Canal, 2019).

Pour comprendre les effets de ces dispositifs, les analystes tentent en général de se pencher sur le parcours de quelques étudiants défavorisés qui parviennent à se hisser dans les grandes écoles. Cette lecture repose sans doute sur un certain goût pour ces trajectoires spectaculaires, à l’image de la littérature dite des « transfuges de classe », qui confortent notre croyance dans l’existence d’une méritocratie « malgré tout ». On peut également y voir un effet des modes de financement par projet des dispositifs qui fixent souvent des objectifs quantifiés en termes de diversité des publics. À rebours de ces approches, cet ouvrage repose sur un parti‑pris différent : pour comprendre le poids de l’ouverture sociale sur les filières d’élite (le terme de filières d’élite désigne les filières qui mènent aux positions sociales les plus élevées d’une société donnée), il faut également se pencher sur les changements engendrés dans l’organisation et le fonctionnement de ces établissements et sur leur manière de sélectionner les étudiants.

Cet ouvrage étudie donc la « figure » du concours d’entrée dans les filières d’élite et la manière dont l’ouverture sociale a affecté son organisation. Dans quelle mesure les grandes écoles, prises dans leur mission de formation et de sélection des élites, s’ajustent‑ elles aux nouvelles contraintes qui pèsent sur elles ? Comment parviennent‑elles à adapter leurs modes de fonctionnement habituels à un nouveau public dont les caractéristiques scolaires et sociodémographiques s’avèrent parfois radicalement opposées à celles de leurs publics traditionnels ?

[…]

Le concours fait l’objet d’un intérêt médiatique remarquable, en France comme à l’étranger, et la presse s’approprie également l’image de la porte pour désigner le concours d’entrée. Cela tient au fait que ce dernier s’impose dans de nombreux pays comme une forme institutionnelle politiquement et socialement légitime qui incarne le principe du mérite comme principe d’organisation de l’ordre social. Dans les États modernes et démocratiques, on considère en effet que l’exercice du pouvoir politique doit ainsi être attribué aux « meilleurs », qu’ils aient été désignés comme tels par des électeurs, ou qu’ils aient démontré leur mérite ou leur talent lors d’une compétition prenant une forme bureaucratique.

[…]

La sociologie s’est donné pour but depuis une soixantaine d’années de comprendre le rôle de l’institution scolaire dans les trajectoires sociales des individus (d’ascension ou de déclassement), mais aussi ses manques et ses effets pervers. Cette littérature, extrêmement vaste, s’est développée à la faveur des différentes vagues de massification scolaire et universitaire. Si les études soulignent l’importance du capital culturel institutionnalisé sous la force d’un diplôme dans les parcours de mobilité, elles s’accordent de manière tout aussi unanime – et ce quel que soit le système envisagé – sur l’emprise de l’expérience scolaire sur les trajectoires sociales, amoureuses et professionnelles des individus. Le travail de classement et de catégorisation des individus selon leurs caractéristiques sociodémographiques traduites sous une forme scolaire (une note, un commentaire, une orientation), puis celui de relégation vers certains types de filières, amplifie les inégalités sociales d’origine, mais aussi les inégalités genrées. C’est dans cette tension entre une école qui socialise et une école qui classe, entre une école au service du public ou au service des élites, que s’est construite la sociologie de l’éducation européenne et américaine contemporaine.


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Notre ouvrage prend place dans cet ensemble à partir d’une hypothèse simple : pour comprendre le rôle de l’école dans les trajectoires des individus aujourd’hui, et en particulier celui de ses institutions les plus légitimes, il faut prendre en compte non seulement le parcours de ces élèves, mais aussi la manière dont la structure institutionnelle de ces établissements, leurs routines de sélection, leurs liens avec des lycées et d’autres institutions du supérieur rendent possibles (ou impossibles) ces trajectoires.

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On s’éloigne donc d’une approche par « le bas », fondée sur la manière dont les élèves passent d’un statut ou d’un groupe social à un autre (à la manière d’une émission télévisée qui suivrait les épreuves d’un candidat jusqu’à la victoire), pour se saisir du lent travail d’identification et de classement des individus par l’école. Dans un contexte où les établissements s’ajustent à de nouvelles formes d’injonctions en faveur de « l’égalité des chances » ou de la « diversité » (en fait très anciennes), le cas de l’ouverture sociale permet de révéler des pratiques institutionnelles routinières de clôture symbolique qui restent souvent dans l’ombre, à la fois pour des raisons stratégiques (conserver le contrôle du choix de ses publics assure l’autonomie de l’établissement), mais également parce que préserver une aura de mystère autour de la sélection revient à en renforcer le caractère sacré et la force symbolique aux yeux de l’élu, qui pourra l’investir comme telle dans son parcours.


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Le cas des filières d’élite peut paraître a priori très spécifique, d’autant plus qu’il ne représente qu’une minorité d’étudiants (sur les 2,8 millions d’étudiants scolarisés dans l’enseignement supérieur français, 85 000 sont scolarisés en CPGE et la taille des promotions de ces écoles peut varier d’une centaine à 1 500 personnes par exemple à Sciences‑Po Paris). C’est d’autant plus vrai pour les dispositifs d’ouverture sociale qui ne permettent d’accueillir que quelques dizaines ou centaines d’étudiants par an, selon les modèles défendus. Par exemple, pour l’année 2010, 366 élèves sont admissibles par cette voie à Sciences‑Po, et 128 sont admis. L’ESSEC accueille 160 lycéens sur trois ans cette même année. Pourtant, ces filières d’élite se démarquent des autres, non seulement par l’investissement politique, symbolique et même financier dont elles font l’objet (de la part de l’État, des familles, etc.), mais aussi parce que, dans les sociétés bureaucratiques fondées sur des hiérarchies scolaires légitimes, ce sont souvent celles qui donnent accès aux biens et aux positions sociales les plus prisés.

PUF

Notre ouvrage s’inscrit dans une perspective doublement comparatiste, à la fois parce qu’il offre une comparaison entre plusieurs établissements d’élite « en configuration » de diversité, et parce qu’il confronte des établissements français et étrangers. On rompt ainsi avec un sens commun qui inscrit ces questions dans un cadre national, angle national qui demeure prégnant sur les questions relatives à la formation des élites politico‑administratives dans les champs politiques ou médiatiques.

Ici, la comparaison systématique des dispositifs et de leurs effets entre des établissements français et anglais permet de souligner l’importance de ces questions dans de très nombreuses sociétés où les inégalités salariales et statutaires se fondent sur des hiérarchies scolaires et un discours méritocratique qui amplifient la valeur des diplômes. De ce point de vue, l’accès au supérieur ne nourrit pas seulement les inégalités scolaires, il entretient aussi la division et la spécialisation des tâches et des professions dans les économies postindustrielles. C’est l’ensemble de ces enjeux politiques, économiques et symboliques qui semblent être bousculés par l’émergence des dispositifs d’ouverture sociale. L’introduction se donne la chance de planter le décor de ce contexte singulier de manière très approfondie, à partir de la notion de diversité.

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