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Bonnes feuilles : « Les surgissants, ces terroristes qui viennent de nulle part »

Policier montant la garde devant la cathédrale Notre-Dame à Paris en avril 2017, cible d'attaques terroristes en 2016 qui avaient été déjouées. Martin Bureau/ AFP

Qui sont ces hommes (ou femmes) qui tuent au nom d’une croyance mais que les services de renseignements n’ont jamais vus apparaître dans leurs fiches ? » Comment peut-on décider de commettre un acte violent paroxystique ? À l’issue de quel cheminement ? Pour répondre à ces épineuses questions, David Puaud a enquêté durant quatre ans sur le cheminement biographique de personnes placées sous main de justice pour des faits de radicalisation (PPSMJ) en milieu ouvert, notamment au sein du programme Recherche et intervention sur les violences extrémistes (RIVE) qui a été démantelée par la suite. Le chercheur a réalisé des dizaines d’entretiens avec des professionnels travaillant auprès de « surgissants », ces terroristes n’ayant aucun lien organisé avec Daech et avec des « sortants » des jeunes djihadistes ayant purgé leur peine de prison. « Les surgissants, ces terroristes qui viennent de nulle part », dont nous vous proposons ici un extrait a été publié aux éditions Rue de Seine en mars 2022.


Il y eut un avant et un après-Osny, et l’attentat commis par Bilal Taghi, condamné à vingt-huit ans de prison par la cour d’assises spéciales pour avoir blessé des surveillants avec un couteau artisan. Bilal est parti, dix jours après l’attentat du 7 janvier 2015 à Charlie hebdo, direction Rakka avec sa femme Naima et leur fils âgé de deux mois. Accompagnés de deux amis, ils sont interpellés en Turquie suite à un accident de voiture. Extradé vers la France, Bilal est condamné à cinq ans de prison ferme pour avoir tenté de rejoindre la Syrie – ce qui lui vaut d’être incarcéré à Osny. Quant à Naima, elle doit purger à Fleury Mérogis une peine de trois ans d’emprisonnement. Cependant, elle est rapidement placée en contrôle judiciaire.

Tendue, Naima comparaît devant la 10e chambre de la cour d’appel de Paris. Le Procureur de la République lui demande de se présenter. Naima explique qu’elle vit actuellement au domicile de sa mère qui a élevé ses trois enfants seule, son père étant présent « financièrement », mais non « affectivement ». Elle ajoute avoir cessé sa scolarité en première après avoir obtenu un BEP secrétariat. Par la suite elle a eu quelques expériences professionnelles.

Ruptures

Le ministère public indique qu’elle aurait notamment menti à diverses reprises à la justice et qu’un problème de confiance se pose et perdure avec sa situation quant à ses liens avec Bilal Taghi. Elle s’offusque :

« J’ai décidé d’arrêter notre relation. Il n’a même pas reconnu notre dernier enfant qu’est né en avril ! Bilal ne m’avait pas dit qu’il souhaitait combattre, mais qu’on avait une mission là-bas d’aider le Califat ! Vous comprenez, j’étais partie en Belgique, car j’étais en rupture avec ma famille ! Là on m’a vendu du rêve, l’idéal ! »

Le juge d’application des peines du tribunal de grande instance de Paris place Naima sous surveillance électronique. Elle a l’obligation de suivre la formation « assistante de vie-dépendance » et sera prise en charge par un centre dans le cadre d’une prise en charge sanitaire, sociale, éducative ou psychologique.

Naima rencontre Abdelkader le référent cultuel de RIVE. Elle s’exprime directement sur la notion d’obligation de la hijra (littéralement « émigration », « exil », « rupture », « séparation »). Celle-ci désigne le départ du prophète Mohamed et de plusieurs de ses compagnons de La Mecque vers Médine, en 622 pour échapper à la persécution dont ils étaient victimes. Aujourd’hui, la hijra s’utilise principalement pour parler du départ d’un pays dont on se sent victime vers un pays où on se sent libre religieusement.

Il lui demande les références du texte (hadith). Suite à son silence, Abdelkader lui dit qu’il lui enverra celles-ci dans le week-end. Naima reste coi, puis derechef, elle ajoute qu’elle ne se ressent pas comme radicalisée. Abdelkader souligne :

« Je trouve vos propos cohérents avec la logique de la source primaire de la religion. Mais cela ne change rien à la procédure car aucun radicalisé ne dit qu’il l’est. »

À la surprise de Naima, la référente sociale sort un article paru dans Libération où celle-ci indiquait être révoltée par la mort de l’un de ses « frères » en Syrie et s’insurgeait de la loi sur le voile. Elle ajoutait être missionnée pour le développement et la propagation de l’idéologie de Daech. L’éducatrice spécialisée lui indique craindre de ne pas s’adresser à la bonne personne au regard de sa présentation actuelle !

La psychologue enchaîne :

« Vous avez une forte personnalité, on peut dire un caractère bien trempé et de fortes convictions et vous n’avez de cesse de nous dire que tout ceci c’est du passé. Pourquoi vous ne portez pas le voile ? »

Naima répond :

« C’est trop stigmatisant vu ma situation judiciaire ! »

« Radicalité affective »

Quelques mois après ces premiers échanges tendus, Naima termine sa formation d’auxiliaire de vie, un poste vacant dans une maison de retraite lui est promis. Elle prend plaisir à réaliser l’arbre généalogique de son ex-belle-famille avec la psychologue. Son fils vient d’entrer en maternelle, elle envoie une photo de ce dernier aux professionnels du centre. Abdelkader rencontre sa mère à son domicile. Ils abordent différents sujets d’ordre religieux tels le voile, les pratiques cultuelles quotidiennes.

Accompagné de son éducateur, Naima est fière d’entrer à Sciences Po. Elle doit y rencontrer un politologue chargé de recherche au CNRS et arabisant, spécialiste des mouvements salafistes et de la péninsule arabique contemporaine. Il débute l’entretien par un exposé sur la géopolitique du Moyen-Orient et en particulier la guerre qui a lieu au Yémen. Naima pose des questions, prend des notes et références bibliographiques.

Selon, le psychiatre, Mme Salini aurait été sujette à une « radicalité affective » qui l’aurait amenée à se radicaliser concrètement en relation avec un contexte sociopolitique.

Actuellement elle apprécie son travail d’assistante de vie dans un Ehpad. Naima envisage également de prendre un appartement en autonomie en face de ses parents. Elle a renoué des liens avec son père qui l’aide à effectuer des menus travaux au sein du logement. Elle souhaite à présent avoir plus de temps pour elle, et rêve de vacances avec ses enfants.

Une typologie

Cet extrait de situation est l’une des trente rencontrées sur le terrain me permettant dans l’ouvrage d’élaborer une typologie (et non un profil-type) de sujets radicalisés : radicalité rituelle et souci de soi, radicalité affective et désir d’idéal, radicalité intellectuelle et radicalité des échoués au sens où ces sujets se sont ressentis coincés, touchant des bas-fonds, notamment par une absence de reconnaissance sociale tel Mohamed qui découvre lors d’une journée à Verdun que son arrière-grand-père a sans doute combattue pour l’armée française.

Armé d’un document remis par l’éducateur, Mohamed évoque pour la première fois avec son père l’histoire tabou de la migration familiale. Cependant, dans certaines situations le manque de reconnaissance peut-être cumulée à des troubles psychologiques. Dans ces situations, cet échouement est notamment consécutif à un processus progressif de désaffiliation sociale tel Andy, un jeune homme isolé socialement qui avait stipulé sur les réseaux sociaux le fait qu’il souhaitait prendre une carabine et tirer sur des gens aux Champs Élysées. Malgré la poursuite de sa scolarité, il ressentait être « sans perspective ». Les ruptures s’enchaînèrent progressivement : amicales, institutionnelles, puis familiale. Il se retrouva « confiné » avec lui-même, sans perspective. Andy compensa ses problématiques relationnelles par la recherche d’une appartenance à un groupe, tout en comptant y briller violemment. Sa radicalité est à associer à des traumatismes, des failles identitaires et mémorielles non résolues.

Les chercheurs et les acteurs professionnels travaillant sur ce type de questions s’accordent majoritairement pour stipuler qu’il n’existe pas de recettes. Cependant certains ingrédients mis en exergue dans les situations s’avèrent indispensables pour y contribuer.

Engager un processus de sortie morale et physique

Cet ouvrage tend à démontrer par certains points qu’il reste possible de travailler au processus de sortie morale et physique d’un sujet étant engagé (de manière volontaire ou non), c’est-à-dire de tendre à une déprise de la violence nécessitant une certaine conversion identitaire associée à une volonté de réinsertion sociale tout autant qu’un éloignement d’une dépendance organisationnelle à un groupe qualifié par la société civile comme radicale ou terroriste.

Autrement dit, il s’agit de stopper la propension d’un individu à vouloir commettre un acte de violence extrême. Pour tendre à cette dynamique, l’étude de terrain démontre que la compréhension et la prise en compte du cheminement biographique d’un sujet lié à une idéologie extrémiste s’avèrent primordiales. Ce travail est favorisé par la mise en place d’une mètis intrastructurelle. Mètis au sens ou l’entendaient Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant :

« La mètis est bien une forme d’intelligence et de pensée, un mode du connaître ; elle implique un ensemble complexe, mais très cohérent, d’attitudes mentales, de comportements intellectuels qui combinent le flair, la sagacité, la prévision, souplesse d’esprit, la feinte, la débrouillardise, l’attention vigilante, le sens de l’opportunité, des habiletés diverses, une expérience longuement acquise ; elle s’applique à des réalités fugaces, mouvantes, déconcertantes et ambiguës, qui ne se prêtent ni à la mesure précise, ni au calcul exact, ni au raisonnement rigoureux »

Les surgissants, éditions Rue de Seine.

Dans le cadre de notre sujet, cette mètis est une forme d’intelligence engagée dans la pratique tendant aux remaniements de l’intrastructure de la personne. Ce terme entendu comme la liaison entre la structure interne du sujet mise en relation avec son monde environnant sensible (social, familial, affectif, relationnel et cultuel). Elle est la plupart du temps consécutive à un travail d’écoute, une confrontation des points de vue sans a priori, sans jugement, sans retenue au moins dans un premier temps. En effet, l’attention aux discours est soulignée comme centrale, par exemple par le référent cultuel :

« Quand la personne dit Daech, je sais qu’elle bascule vers le négatif dans sa pensée parce que Daech n’aime pas qu’on l’appelle Daech. Mais quand elle dit État islamique, il y a une sorte de reconnaissance. Je laisse la personne parler pour voir. C’est subtil, mais c’est hyper révélateur. »


David Puaud vient de publier « Les surgissants, ces terroristes qui viennent de nulle part » aux éditions Rue de Seine

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