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Bonnes feuilles : « Pauvre petit blanc »

Jeunes personnes blanches
Helena Lopes/Shutterstock

Des milliers de Blancs ont rejoint les rangs des manifestations antiracistes qui se sont déployées pendant l’été aux quatre coins du pays depuis le meurtre de George Floyd. Jamais l’Amérique blanche n’a semblé à ce point consciente de l’asymétrie de pouvoir et de droits entre Américains blancs et noirs. L’historienne et américaniste Sylvie Laurent revient sur une préséance raciale matricielle de l’histoire américaine. Extrait de son ouvrage paru récemment aux éditions de la Maison des sciences de l'homme, « Pauvre petit blanc, le mythe de la dépossession raciale ».


Le travail réflexif avait commencé depuis plusieurs années, sur les campus mais aussi dans la culture populaire. Depuis le documentaire de MTV « White people » (2015) jusqu’à celui de Netflix « Hello, privilege. It’s me, Chelsea » (2019), en passant par celui (multimodal et interactif) du « Whiteness Project », il semble que désormais que les Blancs, en particulier les jeunes, se regardent enfin eux aussi comme un groupe, un artefact racial. Pourtant, nombre d’études mettent en lumière la persistance d’idées et de subjectivités racistes parmi les jeunes blancs, y compris le sentiment, exploré dans ce livre, d’une confiscation raciale injustifiée, d’une dépossession de leur statut.

Se croyant immunisés d’un racisme qu’ils réprouvent, nombre d’entre eux expriment, sans le savoir, les ambivalences d’une intelligibilité partiale des dynamiques raciales. S’ils déplorent l’inégalité raciale, ils n’excluent pas que les Blancs puissent être eux aussi, un groupe injustement discriminé. Postracistes pour la plupart, ils ont en effet été socialisés dans un environnement qui, bien qu’"aveugle à la race" dans les foyers progressistes, n’est pas exempt d’un cadrage racial qui naturalise leur ascendant.

Le documentaire « White people » sur MTV, 2015.

L’apprentissage du privilège

Dès leur plus jeune âge, les enfants blancs héritent en effet d’une certaine manière de poser leur regard sur leur environnement et leur habitus est profondément modelé parce que l’on a appelé un « cadrage racial blanc », le white frame. Ici « frame » signifie à la fois cadré ou encadré au sens de déterminer les contours et l’axe de la représentation (pour une image ou une expérience) mais aussi piégé, comme victime d’une illusion de la perspective. Le cadre est arbitraire.

Ce dernier détermine les subjectivités et avant même que les institutions et les interactions sociales ne réalisent l’inégalité raciale, les jeunes enfants ont intériorisé la positivité du spectre de la blancheur et la négativité des groupes noirs et non blancs.

Leur sensibilité est constituée au travers des discours, images et représentations qui entretiennent une vision normative de la couleur de peau. Même dans la plupart des familles progressistes et éduquées, les enfants reproduisent les discours traditionnels sur leur « mérite » propre face aux autres.

En dépit des « meilleures intentions »

Nul ne veut se voir marquer du sceau infamant du racisme, surtout pas les parents progressistes, des « Blancs convenables » qui ignorent à quel point ils transmettent les codes de la préséance blanche, comme ils en ont eux-mêmes, subrepticement, hérité.

La sociologue Margaret Hagerman, qui a analysé les raisonnements de ces enfants privilégiés, montre ainsi comment ces derniers perçoivent la volonté de protection raciale de leurs parents lorsqu’ils choisissent pour eux une « bonne » école par exemple (une école privée racialement homogène étant préférée à l’école publique du secteur), tout en intégrant néanmoins le discours sur le postracial et le déni d’un racisme structurel toujours opérant.

Au sein même des établissements, les parents blancs ayant pourtant « les meilleures intentions » s’assurent de pérenniser les avantages raciaux de leurs enfants sur les autres.

Greg Fiume/AFP

Devant l’arbitraire des sanctions disciplinaires dont les élèves de couleur sont disproportionnément l’objet dans les collèges et lycées, les élèves blancs intègrent le discours ambiant sur le « mauvais comportement » structurel de certains groupes, leur tendance « culturelle » à l’irrespect des règles et la justesse de la pénalité.

Leur avantage leur apparaît alors comme légitime car lié à leur mérite et non pas à leur couleur de peau. Ils pensent ne devoir qu’à eux-mêmes de bénéficier d’un capital culturel enviable aux autres et vivent l’idée du racisme comme un stigmate infamant.

C’est à la lumière de ce contexte que l’on peut comprendre la position défensive de nombre de très jeunes adultes blancs.

L’intériorisation d’un discours

Plusieurs études ont exploré la conscience que les jeunes Blancs avaient de leur statut et de leur « position » raciale dans un pays désormais marqué par une diversité acceptée et normalisée.

Le sociologue Charles Gallagher, à la fin des années 1990, a étudié les positionnements symboliques des jeunes étudiants dans une université du nord-est des États-Unis. Il a été frappé de constater le degré auquel les étudiants blancs politisaient leur blancheur, ayant entièrement absorbé le discours ambiant alors même qu’ils ne s’adonnaient la plupart du temps à aucune réflexivité sur le sujet.

Confrontés à la question d’un « privilège » racial, ils mobilisaient spontanément des récits sur leurs ancêtres immigrés qui avaient du « travailler dur pour s’intégrer » et parfois faire face aux discriminations. Mécanisme de défense rhétorique, cette posture de « descendant d’immigré » permet de disqualifier leur propre blancheur comme privilège et d’introduire une modalité victimaire à leur américanité.

Le discours « colorblind »

Ces jeunes étudiants interrogés avaient grandi sous l’ère de Ronald Reagan puis George W. Bush et associaient leur statut de Blancs à une forme de fardeau symbolique dont ils se défaisaient en adoptant un discours universaliste d’« aveuglement à la race » (colorblindness), niant les discriminations systémiques dont les Noirs et les minorités non blanches étaient l’objet.

Corollaire de ce discours colorblind, les étudiants témoignaient fréquemment de discriminations dont eux, les Blancs, auraient été victimes et l’élément de langage de la « discrimination inversée » leur était très familière.

« Colorblind : Rethinking Race » (PBS Chicago).

Ils citaient des clubs d’étudiants « afro-américains », « asiatiques » ou autres dont ils étaient exclus comme exemples de leur infortune et les politiques antidiscriminatoires adoptées dans les années 1960 dites d’« affirmative action » leur apparaissaient pour la plupart injustes et imméritées.

À l’issue de son étude, Gallagher relevait la très grande porosité des jeunes gens aux discours conservateurs du temps qui sortaient la blancheur de son invisibilité pour affirmer que cette dernière était en réalité une source de préoccupation, de malaise, au point de devenir un « désavantage social ».

Une conscience de soi défensive

Comme le résume le titre d’un autre travail sociologique « Je me sens Blanc lorsque j’entends des Blancs mis en cause, la blancheur comme victimisation culturelle », la conscience de soi blanche n’émerge que sur la défensive.

À l’orée des années 2000, l’universitaire Karyn D. McKinney a également interrogé des étudiants blancs sur ce que signifiait pour eux « être blancs ».

Après avoir analysé les réponses d’un échantillon de plus de 190 étudiants provenant de quatre universités différentes, l’une au nord et trois dans le sud-ouest des États-Unis, la sociologue parvint à la conclusion que les jeunes étudiants blancs exprimaient une forme de « crise identitaire » née du sentiment qu’être blanc est un fardeau, une faute à expier et que la discrimination qu’ils subiraient ne jouirait d’aucune reconnaissance.

Les étudiants diplômés du Pasadena City College
Les étudiants diplômés du Pasadena City College participent à la cérémonie de remise des diplômes, le 14 juin 2019. Robyn Beck/AFP

Dans les essais autobiographiques qu’elle leur a demandé de rédiger, la chercheuse a relevé la fréquence des allusions au caractère révolu du racisme, à la susceptibilité raciale des minorités et à l’inexactitude des accusations faites à l’endroit de la « culture américaine » dont l’héritage ne devrait pas être maculé malgré sa part esclavagiste et ségrégationniste.

De façon générale, ils exprimaient une forme d’agacement à l’endroit de minorités jugées « trop bruyantes » sur la question de l’injustice et du racisme. Ils se disaient également discriminés, mais avec de surcroît l’impossibilité d’exprimer leur blessure. Dans un retournement du paradigme racial, ils affirmaient qu’être blanc est pour eux une double « peine ». À l’évocation du rapport de force mouvant entre la population blanche américaine et les groupes non blancs en croissance démographique, les jeunes étudiants exprimaient la même anxiété que leurs aînés.

La surestimation de la proportion de non-Blancs

Le plus frappant est à cet égard leur surestimation de la proportion de non-Blancs dans le pays. Un sondage de 2001 a ainsi révélé que la majorité des personnes blanches interrogées estimaient que les Noirs représentaient 30 % de la population et les Hispaniques 30 % soit le double de la réalité au moment où l’étude avait été conduite.

En 2013, une autre étude indiquait que les personnes blanches interrogées estimaient à 50 % la proportion d’Américains membres d’une minorité raciale alors que la proportion n’était que de 37 %.

Ces évaluations erronées participaient du fantasme récurrent d’être des « outsiders culturels », un groupe en voie de minoration. Les étudiants questionnés suggéraient aussi souvent que leur situation imposait une solidarité raciale entre Blancs, même s’ils continuaient paradoxalement à s’affirmer universalistes et colorblind.

Un désir d’hégémonie blanche ?

Incidemment, le discours de l’aveuglement à la race et du dépassement postracial se fissure pour laisser émerger les prémisses d’un désir de restauration d’une hégémonie blanche incontestée.

Le plus frappant est que le double mandat de Barack Obama, et l’exceptionnel élan qu’il a suscité dans la jeunesse, n’a pas fondamentalement enrayé cette tendance au grégarisme blanc.

Aujourd’hui, les jeunes Américains ne sont pas délivrés du poids de l’idéologie raciale et participent à sa perpétuation. Ainsi, parmi la génération la plus jeune de l’électorat blanc, les milléniaux (nés autour de l’an 2000) ont été plus de 40 % à voter pour Donald Trump en 2016.

Les partisans du président Donald Trump
Les partisans du président Donald Trump se rassemblent devant le Wilshire Federal Building le 2 juin 2019 à Los Angeles. David Mcnew/AFP

Selon les études réalisées après le scrutin pour donner sens à ce choix, il est apparu que le sentiment de vulnérabilité raciale était la principale motivation de leur vote.

Près de 90 % des jeunes Blancs interrogés ayant voté Trump étaient employés au moment du scrutin et ils jouissaient en moyenne de revenus confortables. Pourtant, leur identité raciale leur apparaissait menacée.

Ce texte est issu de « Pauvre petit blanc », de Sylvie Laurent, qui vient de paraître aux éditions de la Fondation Maison des sciences de l’homme. FMSH, Author provided

C’est également ce qu’a documenté un centre de recherche de l’université de Chicago, qui a lancé un laboratoire d’observation et d’analyse de la jeunesse américaine, avec une attention toute particulière aux questions d’égalité raciale et de genre.

Il apparaît dans leurs rapports que les jeunes Blancs américains sont fortement animés par un désir de préservation identitaire. Près de la moitié se sent racialement discriminée, près des deux tiers se sentent solidaires des autres Blancs vivant à l’étranger et pensent que les Blancs doivent « se soutenir » entre eux, alors même qu’ils reconnaissent à près de 85 % qu’ils sont le groupe à posséder le plus de pouvoir dans leur pays.

Ce résultat n’est en réalité guère surprenant. Les plus jeunes des Américains blancs ont certes grandi à une époque plus diverse que celle de leurs aînés et à tendance multiculturaliste. Mais ils sont les héritiers d’une longue histoire, d’une culture dominante et d’une tradition transmise par mille canaux. Celle-ci est celle d’une norme blanche, d’un ordre naturel des choses inscrit dans le temps et l’espace.

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