Menu Close

Quand le racisme est devenu une question politique dans le cinéma français

Les réalisatrices, comédiennes, actrices, productrices, autrices Magaajyia Silberfeld, Maimouna Gueye, France Zobda, Sabine Pakora, Eye Haidara, Rachel Khan, Aissa Maiga, Nadege Beausson-Diagne, Sara Martins , Firmine Richard, Mata Gabin, Assa Sylla, Karidja Toure et Shirley Souagnon, sont à Cannes en 2018 pour le lancement de l'ouvrage « Noire n'est pas mon métier ». Loïc Venance/AFP

Lorsque la comédienne et réalisatrice Aïssa Maïga entre sur la scène de la salle Pleyel, à l’occasion de la remise du prix du meilleur espoir féminin de la cérémonie des César de février 2020, elle lance : « Bonsoir la famille ! Bien ou bien ? », puis livre à la salle un aveu étrange.

Après avoir salué de loin quelques « têtes » reconnues, les actrices Eye Haïdara, Karidja Touré, le réalisateur Ladj Ly, elle avoue, dans un éclat de rire :

« Ça fait plus de deux décennies que, à chaque fois que je me retrouve comme ça dans une grande réunion du métier, je peux pas m’empêcher, c’est plus fort que moi… Je peux pas m’empêcher de compter le nombre de noirs dans la salle. »

Avec une ironie assumée, qui rencontre un silence pesant et quelques rires parsemés, Aïssa Maïga concède le caractère peu convenable de ce comptage mental – elle l’avoue volontiers : « je peux pas m’en empêcher ».

Pourtant, la mise en scène d’autocensure et de culpabilité est très vite dépassée, puisque sa pratique se répète, dit-elle, à chaque fois, dans chaque grande réunion, malgré tout (« c’est plus fort que moi ») : elle se met à compter.

Aïssa Maïga, réalisatrice et actrice, cérémonie des César, février 2020.

L’actrice poursuit ses questionnements sur l’invisibilité de celles et ceux qu’elle finit par nommer, après quelques hésitations, « les non-blancs » :

« Et puis bon c’est la fête parce que 12… Ben 12 c’est quand même pas mal ! Hein ? 12… comment on dit ? Beurs ? Black ? Noich’ ? Chinois, beurettes ? Bon, appelez-nous comme vous pouvez. »

Elle insiste, en fin de discours, sur la nécessité pour la majorité de la salle, trop nombreuse pour qu’elle puisse la compter, à agir sur les plateaux de tournage, dans les instances de décision, dans les équipes, à changer leurs pratiques, à penser « inclusion ».

Un sentiment de malaise

Dans les médias, sur les réseaux sociaux, et dans le milieu de l’audiovisuel français sur lequel je mène mon travail de thèse, le discours de l’actrice et son geste de visibilisation du nombre de noirs dans la salle ont reçu des réponses parfois radicalement opposées.

De l’hommage au soutien, de la dénonciation à la stigmatisation, les réactions et les comptes rendus suivant la cérémonie se sont aussi parfois soldés par de simples non-mentions ou la minimisation de ses enjeux.

Qu’elles l’acclament, le fustigent ou le discréditent, ces réponses au discours d’Aïssa Maïga semblent converger sur un point au moins : le sentiment de « malaise » qu’il a suscité.

Malaise de la salle Pleyel, silencieuse et gênée, malaise des internautes et du « grand public », malaise jusqu’au sein du groupe dans lequel je me trouvais pour visionner la cérémonie, réunissant des professionnel·le·s du cinéma engagé·e·s pour la parité et la diversité.

Quelles que soient ces réceptions, la prise de parole de la comédienne et réalisatrice a jeté un trouble, en brouillant les frontières du langage autorisé au sein de l’arène symbolique et médiatique que sont les César du cinéma français.

« Compter les Noirs » ?

Si « compter les Noirs » est un réflexe peu avouable pour Aïssa Maïga qui, par ce stratagème rappelle que la « visibilité » de l’ensemble des populations minoritaires au cinéma demeure tabou, c’est bien parce qu’il y a des normes implicites, des codes, des règles intériorisées qui limitent l’horizon du dicible en matière de « race » et de racisme en contexte français.

La raison nationale, républicaine et universaliste, pose en effet les citoyens français comme des sujets de droit, égaux et abstraits, interdisant ainsi toute forme de différenciation par la religion, la culture, l’ethnie, qui serait susceptible de troubler l’homogénéité construite du corps national.

C’est cet idéal universaliste que l’on retrouve dans l’interdiction des statistiques ethniques dont Patrick Simon retrace la genèse.

C’est ce même idéal que donne à voir Silyane Larcher, dans son travail sur l’histoire des citoyennetés d’exception mises en place dans les Antilles après l’abolition de l’esclavage.

C’est enfin et toujours cette conception homogénéisante de la citoyenneté et de la nation qui se perçoit dans la définition de la discrimination par le droit français. Ce dernier la conçoit en lien étroit avec l’égalité, comme un traitement inégal entre deux individus égaux en droit.

Or pour Véronique de Rudder, Christian Poiret et François Vourc’h, c’est cette définition individualiste de la discrimination qui empêche toute prise en compte, politique ou juridique, de la dimension collective de l’expérience minoritaire, et de l’expérience discriminatoire en France, et ce faisant, crée de la discrimination.

Dans ce contexte national qui ne reconnaît pas de différence entre des citoyens abstraits, et tandis que le racisme est défini en France en termes individualisants et euphémisés, on comprend mieux le « malaise » suscité par l’intervention d’Aïssa Maïga lors des César.

Bande annonce du film « Tout Simplement Noir » de Jean‑Pascal Zadi.

La visibilisation d’une discrimination invisible et non nommée provoque, pour celles et ceux (majoritaires) qui n’y sont pas sensibilisé·e·s, une forme de rupture nette, entre une existence vécue sur le mode abstrait et évident, et une désignation concrète de différences entre individus supposés égaux.

Quoi de plus « naturel », dès lors, que de se sentir gêné·e, dans le désalignement soudain, entre des modes de pensée communs non questionnés, et une contestation sociale de l’ordre des œuvres et des artistes les plus reconnus ?

Une discrimination cinématographique ?

Car « compter les Noirs », c’est par ailleurs troubler, au-delà de l’ordre national établi, les définitions de ce qu’on compte et de ce qu’on ne compte pas au sein des espaces de reconnaissance artistique du cinéma français.

Les César, rappelle le sociologue Julien Duval, sont parmi les principales instances de consécration des œuvres et des professionnel·le·s du cinéma en France. Créés en 1976 comme un équivalent aux Oscars américains, ces récompenses distinguent chaque année les œuvres et les artistes les plus appréciés par son collège de plus de 4000 membres votant·e·s, représentant les diverses professions du secteur.

Comme dans les festivals ou chez la critique, le langage qui y prime est donc celui de la reconnaissance et du prestige, de la réussite et de l’art cinématographique. « Talent », « qualité », « création », « innovation » y forment des catégories de classement presque « naturelles » des œuvres, qui permettent d’entretenir l’idée d’une institution récompensant avant tout les « meilleurs » films, et les créateurs et créatrices de « talent ».

Dans ces hiérarchies et ces rituels de reconnaissance, les catégories étrangères au seul langage artistique sont frappées de suspicion. C’est d’abord l’histoire du cinéma et de la cinéphilie qui détermine les codes permettant au public et aux professionnel·le·s d’apprécier la grandeur des films et le prestige des cinéastes.

Pensé sous un mode abstrait et universel, les figures de l’œuvre et de l’artiste légitimes sont donc bien aux antipodes de toute considération de « genre », d’« ethnie » ou d’« origine ».

Ainsi, dans le cinéma comme dans les autres arts, la dénonciation d’une discrimination se heurte aux principes de liberté de création et de qualité artistique, qui garantissent l’autonomie de la production cinématographique.

Par son décompte, Aïssa Maïga introduit au contraire une nouvelle division parmi les professionnel·le·s du cinéma français. En distinguant les « non-blancs » (réalisateur, actrices) de la majorité de la salle, elle rend visible le faible nombre d’entre elles et eux qui sont parvenu·e·s à se glisser jusqu’à l’intérieur du « sérail », jusqu’à l’endroit où se reconnaissent et se consacrent les grands « noms ».

En rendant ainsi visible l’enjeu du racisme en pleine cérémonie de remise des César, le discours de l’actrice interroge en somme la manière dont le cinéma écrit sa propre histoire. S’adressant au public de la salle Pleyel comme à « la grande famille du cinéma », il fait de cette salle la représentante de l’industrie entière, lui posant la question de ceux et celles qu’elle exclut ou ne représente pas.

Loin des conceptions abstraites et individualisantes de la citoyenneté et de « l’auteur » de cinéma, son geste introduit donc l’idée d’une possible discrimination cinématographique. Pour y remédier, elle incite la salle à agir, lorsqu’elle est face à « des équipes de tournage, des équipes techniques, des castings monochromes […] des instances de décision […] de financement ». Elle les incite, en deux mots, à « penser inclusion ».

Une question politique

La double rupture opérée par le discours d’Aïssa Maïga, sur cette scène, à ce moment et en ces mots, n’est pas le fruit d’un hasard. Elle résulte au moins de l’effet combiné d’une conjoncture politique particulière, sur laquelle on reviendra, et de la position artistique et sociale spécifique de l’actrice, suffisamment reconnue pour être appelée à présenter un trophée et endosser les risques d’une prise de parole publique sur ces questions.

De la même façon, les ruptures opérées par le discours d’Aïssa Maïga n’existeraient pas sans les conceptualisations antérieures de l’enjeu du racisme dans le cinéma – et cette définition nouvelle de l’« inclusion » (« c’est comme ça qu’on dit maintenant », dit-elle) succède ou concurrence d’autres définitions de la lutte contre les discriminations, centrée jusqu’à récemment autour de la notion de « diversité ».

Les manières de dire, d’analyser, de penser le racisme et les possibilités ouvertes pour le contester sont en effet toujours à l’aboutissement de processus conjoints de cadrage et de définition, de politisation et de médiatisation de ses enjeux.

En l’occurrence, la succession des crises liées aux enjeux de représentation et touchant plus ou moins directement le secteur du cinéma a permis à des professionnel·le·s, mobilisé·e·s depuis la fin des années 1990 jusqu’à la période actuelle, de porter la question du racisme devant les instances professionnelles et les pouvoirs publics.

En 2005, la représentation comme miroir donné à voir sur les écrans

En 2005, d’abord, Maxime Cervulle le rappelle, c’est la crise des révoltes urbaines qui offre une première « fenêtre d’opportunité » aux associations mobilisées.

Plusieurs réunions avaient déjà été organisées par les pouvoirs publics pour poser la question de la présence de ceux qu’on appelait alors les « minorités visibles » sur les écrans.

Le comédien et dramaturge Luc Saint-Eloy et l’écrivaine Calixthe Beyala interviennent lors des César de 2000.

Lors des César de 2000, l’écrivaine Calixthe Beyala et l’acteur et dramaturge Luc Saint-Eloy, membres du Collectif Egalité, étaient intervenus pour dénoncer une marginalisation des noirs dans les représentations cinématographiques et télévisuelles.

Durant les émeutes de 2005, le président Jacques Chirac s’était saisi lui-même de la question des discriminations « sur les écrans ». Dans une allocution télévisée, qui a fait figure de discours « sortie de crise », le 14 novembre, il fustigeait le « poison » que sont les discriminations, en appelant à des mesures d’action publique en guise de solutions.

Allocution de Jacques Chirac, 2005.

Parmi les mesures proposées, la création de l’Observatoire de la diversité du CSA, de la commission Images de la diversité du CNC et de l’Acsé et l’inscription de nouvelles missions au cahier des charges des chaînes de télévision publiques marquent des étapes importantes dans l’institutionnalisation de la lutte contre les discriminations dans le domaine audiovisuel.

Traduisant dans le domaine cinématographique le vocable de la « promotion de la diversité », ces dispositifs portent par ailleurs une conception particulière de la discrimination. Celle-ci est essentiellement axée sur le principe de la représentation comme miroir donné à voir sur les écrans, et est sous-tendue par une conception ambiguë de la différence, tantôt définie comme une « richesse » et pensée en termes de ce que l’individu apporte de plus au groupe, tantôt définie comme horizon de fin des discriminations.

En allouant des financements à des œuvres dont les récits représentent cette « diversité », et en s’attachant à mesurer la représentation des personnes perçues comme en étant issues, la commission Images de la diversité et l’Observatoire de la diversité du CSA donnent donc une existence institutionnelle durable à cette conception.

Ni la question de la composition des équipes, ni celle de l’accès aux instances de décision et de financement, évoquées dans le discours d’Aïssa Maïga, ne paraissent alors intégrées aux dispositifs.

Image extraite d’Indigènes, film de Rachid Bouchareb, dont la diffusion a motivé la création du fonds Images de la diversité. Canal Plus

En 2018, #MeToo et la requalification professionnelle des discriminations

Ce n’est qu’en 2018 que ce deuxième cadrage émerge, à la suite des différentes affaires #MeToo qui politisent sous un angle nouveau les questions de harcèlement et de violences sexuelles dans le cinéma mondial.

En France, cette conception professionnelle de la discrimination est portée par le Collectif 50/50, association de professionnel·le·s dotée des ressources culturelles, économiques et médiatiques nécessaires pour investir la fenêtre médiatique ouverte par la crise. Le Collectif agit très vite, en concertation avec les institutions du cinéma (CNC, festival de Cannes, ministère de la Culture) pour promouvoir des mesures paritaires au sein des principales institutions.

Cette fois, ce ne sont plus seulement les enjeux de représentation et de « diversité », qui sont mis en avant, mais ceux des inégalités de genre, et de leurs effets sur la moindre sélection et consécration des femmes réalisatrices. En usant de leur notoriété au sein de l’espace très chargé symboliquement du Festival de Cannes, les professionnel·le·s du Collectif 50/50 organisent la mise en scène de 82 femmes montant les marches du palais des festivals, pour symboliser le nombre de réalisatrices jamais sélectionnées en compétition.

La montée des marches exclusivement féminine au festival de Cannes de 2018.

Visibiliser la stigmatisation

Opérant une requalification de la cause des inégalités dans le cinéma, le Collectif 50/50 facilite donc le passage d’une représentation à l’écran, à une représentation dans le travail, dans les équipes, « devant et derrière la caméra ».

Dans le même moment, bien que l’action ne soit pas concertée, le collectif à l’origine du livre Noire n’est pas mon métier, composé de seize actrices noires ou métisses (dont Aïssa Maïga), organise sa propre montée des marches pour lancer la publication de l’ouvrage.

Ce dernier visibilise les expériences de stigmatisation et d’altérisation vécues par ces actrices, dans une conception se rapprochant de celle du Collectif 50/50. Plutôt que de se concentrer sur les seuls enjeux de représentation, il envisage les histoires racontées comme des productions professionnelles, et dénonce le racisme que continuent à subir de nombreuses actrices dans leur travail quotidien.

Agrégeant les ressources de ce groupe de comédiennes diversement célèbres, et bénéficiant de l’opportunité médiatique offerte par le Festival de Cannes et les affaires #MeToo, le livre contribue à visibiliser les enjeux de « diversité » et de racisme dans le cinéma sous un jour nouveau.

2020 : De la « diversité » à l’« inclusion »

En 2020, après deux années de travail connexe de ces deux conglomérats d’acteurs et actrices (les associations et dispositifs des années 2000, et les collectifs 50/50 et Noire n’est pas mon métier), une nouvelle vague de politisation reconfigure les mobilisations sur les questions de racisme dans le cinéma.

Les mouvements mondiaux contre la racisme, ayant suivi l’assassinat de George Floyd aux États-Unis, la médiatisation accrue des enjeux liés aux violences policières en France, et la repolitisation des affaires #MeToo ouvrent une dernière brèche de politisation.

La 45e cérémonie des César se déroule ainsi, on le disait plus tôt, dans un contexte de forte polémique. En interne, les critiques de professionnel.le.s contre la direction des César abondent, forçant le président Alain Terzian et son conseil d’administration à la démission, à deux semaines de l’événement. À l’extérieur de la profession, les 12 nominations reçues par le film réalisé par Roman Polanski, J’accuse, suscitent également de vives critiques, et préfigurent le traitement médiatique de la cérémonie.

Dans un contexte de forte politisation des inégalités de genre et des violences sexuelles dans le cinéma à la suite des affaires #MeToo, et alors que le témoignage de l’actrice Adèle Haenel en novembre 2019 ouvrait une nouvelle étape de médiatisation de ces questions en France, la nomination d’un réalisateur accusé de viol et d’agression sexuelle par douze femmes différentes suscite l’indignation.

C’est dans cette configuration médiatique que l’enjeu du racisme émerge à nouveau la veille de la cérémonie. Le 26 février 2020, une tribune publiée dans Le Parisien à l’initiative de l’acteur Eriq Ebouaney pointe du doigt l’invisibilité des professionel·le·s issu·e·s des DOM-TOM et de l’immigration africaine et asiatique dans le cinéma français. Aïssa Maïga en fait partie, comme d’autres actrices signataires de l’ouvrage Noire n’est pas mon métier.

Collage de rue, Paris 19e, 25 janvier 2021. Evelia Mayenga, Author provided

Cette dernière période est marquée par la convergence des porte-parole, et la concentration de la mobilisation au sein du Collectif 50/50, qui intègre Aïssa Maïga et d’autres parmi les membres de son conseil d’administration, et stabilise ses définitions de l’« inclusion ». La notion est alors utilisée par les professionnel·le·s pour répondre au racisme d’un point de vue, non plus des représentations, mais des pratiques professionnelles des ceux et celles qui les fabriquent.

Elle est sous-tendue par une conception du monde professionnel comme un espace de pouvoir structuré par des rapports de force, que les acteur.rice.s objectivent par des statistiques et des études sur l’accès différencié aux ressources. Dans cet espace, l’« inclusion » doit équivaloir à une action positive de rééquilibrage, de compensation d’inégalités de représentation (dans les équipes) et de représentativité (dans les instances) professionnelles.

C’est bien cette conception qu’on retrouve dans la tribune du Parisien et dans le discours d’Aïssa Maïga lors des César, qui ne s’arrêtent pas seulement aux rôles stéréotypés attribués aux comédien·ne·s « non-blancs », mais qui enjoignent également la « grande famille du cinéma » à changer ses pratiques pour davantage d’« inclusion ».

Ladj Ly au centre entouré de quelques uns des membres du film « Les Miserables » lors de la cérémonie des 92e Oscars en Californie le 9 février 2020. Valerie Macon/AFP

Quand le racisme fait problème

Le cadrage spécifique de la discrimination raciale dans le cinéma porté par Aïssa Maïga et par d’autres professionnel·le·s mobilisé·e·s sur ces questions, labellisées sous le terme d’« inclusion », est donc finalement relativement récent.

Arrivé dans le langage commun à partir de 2018 et des affaires #MeToo, il semble prendre, pour certain·e·s professionnel·le·s engagé·e·s, une signification proche du terme de « diversité ».

Tous deux employés comme « avatars » de la question raciale (selon le mot de Colette Guillaumin), les deux mots ne sont cependant pas chargés des mêmes histoires, ni des mêmes connotations, et ne sont donc pas reçus ni utilisés de la même façon par les professionnel·le·s du cinéma que j’ai pu rencontrer.

Tandis que l’« inclusion » est utilisée par certain·e·s professionnel·le·s, et notamment par le Collectif 50/50, pour répondre au racisme d’un point de vue des pratiques de recrutement, de cooptation et de sélection, la « diversité », quant à elle, est plutôt appropriée comme un outil visant à améliorer les représentations sur les écrans, par des acteur.rice.s (associatifs, politiques, institutionnels) ayant œuvré à la mise en place de premiers dispositifs de lutte contre les discriminations dans le domaine audiovisuel.

Ainsi, en historicisant les conceptions de la discrimination portée par les acteur.rice.s mobilisé·e·s sur et contre le racisme dans le cinéma, on se donne les moyens d’envisager les idées de « diversité » et d’« inclusion » comme des construits sociaux produits au fil du temps, des reconfigurations politiques, militantes et institutionnelles.

Une telle démarche permet de comprendre que pour qu’un problème comme le racisme dans le cinéma soit pris en charge, par des professionnel·le·s, une institution, ou par l’État lui-même, il nécessite une construction préalable comme problème digne d’intérêt, et solvable par des solutions rentables, économiquement et symboliquement.

Cette co-construction menée par divers protagonistes nécessite des ressources, médiatiques, sociales, économiques, professionnelles, qui s’agencent avec des contextes de plus ou moins forte politisation. Dans un monde du cinéma résistant aux catégories de classement étrangères au seul domaine artistique, elle demande aussi un langage, et une mise en écho structurée de la question des discriminations professionnelles.

En ce sens, cette brève histoire illustre et explique en partie les raisons pour lesquelles les contestations se rejoignent à certaines intersections. La politisation conjointe des questions d’inégalités de genre, de violences sexuelles et de racisme dans le cinéma, au sein de réseaux ayant fini par se croiser, justifie en partie la structure parallèle de leurs mobilisations.

Si elle n’a pour l’instant pas engendré les mêmes réponses de la part des pouvoirs publics, cette évolution a au moins permis de mettre en avant les effets multiples de ce type de politisation sur le cadrage des problèmes sociaux. En posant la question de sa représentation et de sa composition au cinéma français, ces professionnel·le·s relativement doté·e·s, audibles et médiatisé·e·s ont montré ce qu’un secteur particulier d’action publique et de création pouvait, en retour, questionner dans les manières de nommer le racisme au sein d’une société.


L'autrice réalise sa thèse sous la direction de Frédérique Matonti.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,100 academics and researchers from 4,941 institutions.

Register now