Menu Close
Lula au milieu de la foule au lendemain de sa victoire à la présidentielle
Lula lors de la marche de la victoire le 29 octobre 2022 à Sao Paulo. Yuri Murakami/shutterstock.com

Brésil : Lula pourra-t-il « dé-bolsonariser » l’État ?

Après une campagne présidentielle au cours de laquelle Luiz Inácio Lula da Silva a puisé dans cinq décennies d’expérience politique pour mettre sur pied un front de défense de la démocratie brésilienne et vaincre le sortant Jair Bolsonaro par la plus étroite des marges le 30 octobre dernier, le fondateur du Parti des Travailleurs (PT) est revenu au pouvoir.

Son troisième mandat (après 2003-2007 et 2007-2011) ne sera pas le plus aisé, tant les défis auxquels il sera confronté sont vastes et variés.

Le pays que Lula gouverne depuis son investiture le 1er janvier dernier est bien différent de celui dont il avait pris les rênes pour la première fois en 2003. Certes, le Brésil était déjà confronté à une crise économique aiguë (une dette de 30 milliards de dollars envers le FMI et une situation budgétaire fragile) ; mais son prédécesseur de l’époque, le sociologue Fernando Henrique Cardoso, avait fait tout son possible pour soutenir Lula, parfois présenté comme un « dangereux gauchiste », vis-à-vis de la communauté internationale. Il avait également favorisé une transition harmonieuse en partageant un maximum d’informations sur l’état de la fonction publique avec les futurs ministres du premier gouvernement Lula. C’est un euphémisme de dire que, fin 2022, les choses se sont passées bien différemment…

Une transition chaotique avec l’administration Bolsonaro

Cette fois-ci, c’est la communauté internationale qui a soutenu la légitimité du résultat électoral que refusait de reconnaître Jair Bolsonaro.

Les dirigeants des grandes puissances, ainsi que la majorité des présidents latino-américains, ont salué la victoire du candidat du PT de manière coordonnée et rapide, afin d’empêcher toute contestation de la part de l’ancien capitaine de l’armée.

Malgré cette unité de la communauté internationale, Bolsonaro a cherché à entraver l’action du gouvernement de transition mis en place en novembre 2022, dirigé par Lula et son vice-président, l’ancien gouverneur de São Paulo Geraldo Alckmin. Cela s’est traduit, dans la plupart des ministères, par la disparition quasi totale des données gouvernementales. Et lorsqu’elles existaient, la réalité reflétée dans les chiffres était effrayante : pas d’argent pour payer les salaires des professeurs des universités, expiration délibérée des vaccins contre le Covid au sein du ministère de la Santé, achat surfacturé de matériel scolaire au ministère de l’Éducation…

[Près de 80 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]

Et bien sûr, il y a eu, le 8 janvier, tandis que Bolsonaro se trouvait en Floride, la tentative de coup d’État mise en œuvre par ses partisans. Si le putsch échoua rapidement, l’épisode n’en reste pas moins marquant et lance le troisième mandat sous des auspices inquiétants.

Une administration publique sous pavillon militaire

La tâche de Lula sera multiple – et à plusieurs égards, bien plus difficile qu’en 2003. En premier lieu, il semble indispensable qu’il soit en mesure de restaurer dans la durée la prééminence du pouvoir civil sur le pouvoir militaire.

Depuis l’impeachment de Dilma Rousseff, en 2016, les hauts gradés ont progressivement accaparé des prérogatives normalement dévolues au pouvoir civil. Cela a débuté sous le gouvernement de Michel Temer, vice-président de Dilma Rousseff devenu chef de l’État brésilien après sa destitution, avec la mise sous tutelle par l’armée des forces de police de l’État de Rio de Janeiro. Temer avait placé à leur tête le général Braga Netto (devenu par la suite premier ministre sous Bolsonaro).

Ensuite, lorsque l’hypothèse d’une candidature de Lula à l’élection présidentielle de 2018 se précisait, malgré son incarcération en avril de cette année-là, dans le cadre d’une accusation qui s’est révélée être partiale et infondée selon la Cour suprême, le commandant de l’armée de terre de l’époque, le général Villas Boas, s’était exprimé sur Twitter pour mettre en garde la Cour suprême face à toute tentative de revoir la jurisprudence d’une façon qui pourrait permettre la libération du fondateur du PT, actant ainsi l’immixtion (illégale) de l’armée dans le jeu politique brésilien.

Avec l’élection de Bolsonaro en 2018 (Lula n’avait finalement pas été autorisé à se présenter, et n’est sorti de prison qu’en novembre 2019), la politisation des casernes a atteint son paroxysme depuis le retour de la démocratie au Brésil, en 1985.

Plus de 6 000 militaires auraient été nommés à des postes dans la haute fonction publique normalement attribués à des civils. Exemple parlant : alors même que la pandémie faisait des ravages, le ministère de la Santé a été confié à des militaires. Et ces derniers, dont la compétence en matière sanitaire est pour le moins réduite, ont décidé d’alimenter le discours contre les bienfaits de la vaccination, tout en produisant des doses de chloroquine à des prix surfacturés… Selon l’épidémiologiste Pedro Hallal, l’un des meilleurs spécialistes brésiliens de santé publique, près de 400 000 décès auraient pu être évités si le gouvernement brésilien avait pris les mesures sanitaires qui s’imposaient (port du masque, distanciation sociale, politique de vaccination).


Read more: Quel effet de la gestion du président Bolsonaro sur la mortalité due au Covid-19 au Brésil ?


Face à cette militarisation inédite, notable également dans d’autres ministères, Lula aura fort à faire pour reprendre en main la fonction publique, civile comme militaire. Après la tentative de putsch du 8 janvier, dont les images ont fait le tour du monde, le nouveau locataire du Palais du Planalto a décidé de limoger le commandant de l’armée de terre, dont la loyauté vis-à-vis des institutions démocratiques posait question. Depuis, d’autres militaires ont été démis de leurs fonctions, notamment à la présidence de la République et dans certains ministères.

Restaurer le caractère présidentialiste du régime politique brésilien

Outre la remise en ordre de l’administration publique, il est indispensable que les rapports entre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire se normalisent, après une décennie de déséquilibres.

L’opération Lava Jato, une vaste affaire de pots-de-vin mêlant des entrepreneurs véreux et des hommes politiques de tous bords politiques dont les répercussions politiques, médiatiques et juridiques ont été considérables non seulement au Brésil, mais dans une bonne partie de la région latino-américaine, est en partie responsable de cette situation. Si la Constitution brésilienne de 1988 a consacré l’indépendance de la justice, l’ancien juge Sergio Moro et les procureurs du ministère public en charge de cette opération ont perverti cette avancée institutionnelle, en transformant un groupe de travail temporaire en une entité au-dessus des lois et des procédures judiciaires au service d’un objectif politique, et bénéficiant initialement du soutien des hautes cours de justice.

Néanmoins, lorsque ces dernières comprirent que leur propre pouvoir était menacé, les juges en leur sein ont évolué progressivement, jusqu’à aboutir à la libération de Lula (novembre 2019) et à l’annulation de ses condamnations (mars 2021), ce qui constitua un tournant majeur dans la vie politique du Brésil.

Désormais, la priorité pour Lula sera de restaurer l’autorité de l’exécutif. Depuis le retour à la démocratie, à la fin des années 1980, le système politique brésilien se singularise par l’existence d’un « présidentialisme de coalition » : dans la mesure où le Congrès dispose de vastes prérogatives mais est très fragmenté, l’exécutif est contraint de négocier en permanence avec les élus des nombreux partis politiques représentés dans les deux Chambres (ces partis sont actuellement au nombre de vingt) afin de construire une majorité. Le Parti des Travailleurs (PT) de Lula ne dispose que de 69 sièges sur les 513 de la Chambre des Députés.

Sous le gouvernement Bolsonaro, les pouvoirs des présidents de la Chambre des Députés, Arthur Lira, et du Sénat, Rodrigo Pacheco, ont été considérablement renforcés. Dans les faits, ils se sont vu déléguer la plupart des arbitrages budgétaires. Cette bizarrerie institutionnelle a été rendue possible par la mise en place d’un « budget secret » qui permettait aux chefs du Parlement d’attribuer de l’argent sans aucune transparence à des membres du Congrès.

Sous Bolsonaro, plus de la moitié du budget d’investissement de l’État brésilien était décidée par le biais de ce « budget secret ». En décembre 2022, la Cour suprême a statué sur l’inconstitutionnalité de ce mécanisme, permettant à Lula de retrouver de nouvelles marges de manœuvre face au Parlement. Mais la bataille pour construire et fidéliser une majorité gouvernementale sera ardue, compte tenu des résultats des législatives d’octobre 2022, qui se sont traduites par l’élection de nombreux députés et sénateurs d’extrême droite. D’autant plus qu’en dehors du Parlement, les attentes des électeurs de Lula sont à la mesure des défis du nouveau président.

Alors que 33 millions de Brésiliens souffrent de la faim, que la défense de l’Amazonie et des peuples autochtones n’a jamais semblé aussi urgente et indispensable, et que le changement climatique nécessite l’émergence de dirigeants décidés à agir concrètement sur ce dossier fondamental, les défis qui attendent Lula sont nombreux. Néanmoins, le pronostic vital de la démocratie brésilienne ne semble plus être engagé. Après quatre années de présidence Bolsonaro, cela constitue une très bonne nouvelle pour le Brésil, pour l’Amérique latine et pour le monde.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,100 academics and researchers from 4,941 institutions.

Register now