tag:theconversation.com,2011:/ca-fr/topics/haine-76394/articleshaine – La Conversation2022-10-30T19:56:09Ztag:theconversation.com,2011:article/1932322022-10-30T19:56:09Z2022-10-30T19:56:09ZQu’est-ce qui conduit le consommateur à haïr certaines marques ?<p>Aujourd’hui, les marques suscitent de plus en plus de la part des consommateurs une hostilité farouche, allant même jusqu’à la haine. Cette haine envers les marques se répand très rapidement grâce à Internet et aux réseaux sociaux. Elle est devenue un affect revendiqué par les consommateurs partout dans le monde. En 2021, le média américain Rave Reviews avait analysé plus d’un million de tweets liés à des marques pour établir une liste des <a href="https://www.ravereviews.org/brands/the-most-hated-brands-in-every-country/">marques les plus détestées dans différents pays</a>. L’exemple le plus illustratif de ce phénomène est celui de la marque Dolce & Gabbana : un déferlement de haine et de boycott après la diffusion d’une vidéo jugée raciste l’avait contrainte à <a href="https://business.lesechos.fr/directions-marketing/communication/publicite/0600196918341-dolce-gabbana-fait-scandale-en-chine-325197.php">se retirer du marché chinois</a> en 2018.</p>
<p>Ce sentiment « destructeur » et les comportements négatifs qui en découlent constituent un défi majeur pour les managers. Malgré cela, la recherche ne les a pas étudiés en profondeur. De manière surprenante, la littérature s’est souvent davantage concentrée sur les relations positives entre les marques et les consommateurs (engagement, satisfaction, fidélité, amour, etc.).</p>
<p>Prenant appui sur des travaux en psychologie, nous avons mené notre <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0148296322007421">recherche</a>, publiée dans le <em>Journal of Business Reseach</em>, auprès de 977 consommateurs de marques de mode et de luxe. Cette étude examine la nature de la haine, ses antécédents et ses conséquences dans un contexte interculturel (France, Royaume-Uni et États-Unis) et propose quelques leviers aux managers.</p>
<h2>Plus qu’une émotion négative</h2>
<p>Notre travail de recherche montre que la haine de la marque n’est pas simplement un assemblage d’émotions négatives primaires (colère, dégoût ou répulsion) ressenties instantanément par le consommateur suite à une expérience déplaisante. Plus globale par nature, elle inclut également des émotions positives.</p>
<p>Ainsi, les consommateurs se réjouissent de tout ce qui arrive de fâcheux à la marque détestée (ils affirment, par exemple, que « le monde serait meilleur sans la marque X »). La haine de la marque correspond donc à une forme de sentiment négatif durable qui comprend à la fois deux éléments : le ressentiment profond et l’aversion. On parle de ressentiment profond lorsque les consommateurs éprouvent un sentiment négatif durable intériorisé qui leur donne moins de contrôle sur l’impact des choses et des événements. L’aversion est, quant à elle, un sentiment d’autodistanciation par rapport à la marque haïe, un indicateur de (dé)connexion personnelle avec cette marque.</p>
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<p>Notre recherche s’est efforcée d’examiner les concepts clés liés au comportement transgressif des marques pouvant conduire à leur haine. L’érosion de la confiance envers les marques et les comportements antiéthiques de ces marques apparaissent notamment comme des précurseurs puissants.</p>
<p>La violation de la confiance ou d’une valeur éthique (protection de l’environnement, responsabilité sociale, causes ou pratiques sociales) mène ainsi à la haine de la marque. Plus précisément, aussi bien en France qu’aux États-Unis et au Royaume-Uni, l’érosion de la confiance entraîne un sentiment d’aversion et les comportements antiéthiques provoquent un ressentiment profond.</p>
<p>Toutefois, les consommateurs français apparaissent comme les plus susceptibles d’éprouver un ressentiment profond quand la confiance envers les marques s’estompe. Lorsque les consommateurs américains détestent une marque, ils sont surtout influencés par le manque d’éthique. En revanche, on observe en France un impact plus faible (le plus bas parmi les trois pays) du comportement antiéthique sur le sentiment d’aversion.</p>
<h2>Conséquences néfastes</h2>
<p>Notre étude montre que, lorsque la haine empoisonne la relation entre la marque et le consommateur, ce dernier adopte des comportements négatifs tels que l’évitement, le boycott et/ou la protestation. En France et aux États-Unis comme au Royaume-Uni, le boycott et/ou la protestation se révèlent être la conséquence la plus forte. Notons ici qu’un sentiment d’aversion entraîne uniquement l’évitement de la marque, alors qu’un profond ressentiment implique en même temps l’évitement et le boycott et/ou la protestation.</p>
<p>D’un point de vue interculturel, la comparaison entre les trois pays montre d’abord que ce sont les Français qui sont les plus enclins à boycotter/protester contre une marque qu’ils détestent (score le plus élevé), ensuite que les Britanniques sont les plus susceptibles à la fois de boycotter/protester et d’éviter une marque pour laquelle ils éprouvent du ressentiment. Les Français et les Américains, quant à eux, parviennent à protester ou à boycotter une marque et, dans une moindre mesure, à l’éviter.</p>
<p>Sur le plan managérial, les marques connaissent ce phénomène et son caractère destructeur pour leur image. Cependant, jusqu’ici, elles ne disposent pas d’assez de leviers pour le juguler et maîtriser les comportements préalables à son apparition.</p>
<p>Les marques nationales et internationales doivent constamment chercher à parer aux événements négatifs les concernant. Pour cela, elles peuvent fournir régulièrement aux consommateurs des signaux sur leurs compétences, leur intégrité et leur bienveillance afin d’alimenter et de susciter le sentiment de confiance. Elles peuvent également suivre les plaintes des consommateurs sur toutes les plates-formes de médias sociaux et surveiller les avis et commentaires des clients insatisfaits – par exemple, grâce à l’intelligence artificielle – afin d’enrayer des spirales négatives.</p>
<p>Par ailleurs, les marques ont intérêt à éviter les comportements opportunistes et antiéthiques. Elles doivent non seulement agir de manière responsable et éthique, mais aussi communiquer continuellement et en toute transparence sur leurs engagements.</p>
<p>Enfin, à l’ère de la globalisation des marques, la prise en compte des variations et des nuances entre les différentes cultures est cruciale. En effet, bien que la haine de la marque soit un construit psychologique universel, son évaluation dans un contexte interculturel nécessite une calibration internationale précise de son échelle de mesure. C’est ce que ce travail de recherche a par ailleurs tenté de faire.</p>
<p>Pour conclure, nous dirons que la haine est un phénomène qui guette désormais toutes les marques. Quelques-unes commencent à admettre ouvertement dans leur publicité qu’une partie de la population les déteste (<em>hate-acknowledging advertising</em>). Ces nouvelles approches de la haine, très clivantes, peuvent certes générer du buzz et fédérer la <em>fanbase</em>. Mais ne conduisent-elles pas, <em>in fine</em>, à une forme de polarisation des marques ? La perspective d’une recherche sur ces nouvelles pratiques des marques semble particulièrement stimulante.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/193232/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Une étude menée en France, au Royaume-Uni et aux États-Unis montre notamment que les comportements antiéthiques et la rupture de la confiance peuvent déclencher un ressentiment profond.Houcine Akrout, Professeur associé en marketing, INSEEC Grande ÉcoleMona Mrad, Professeur Assistant en Marketing, American University of SharjahLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1818502022-04-25T21:28:20Z2022-04-25T21:28:20ZDe 2002 à 2022, comprendre la présence croissante de l’extrême droite aux scrutins présidentiels<p>Pour la troisième fois en 20 ans, le second tour de la présidentielle a opposé un candidat d’extrême droite à un candidat de droite ou de centre, la gauche étant exclue du tour décisif. Quelles évolutions a-t-on observées entre ces trois scrutins et comment les expliquer ? Peut-on, en particulier, les interpréter en fonction de <a href="https://www.cairn.info/la-france-des-valeurs--9782706142659.htm">l’évolution des valeurs des Français</a> ?</p>
<p>Commençons par rappeler les résultats (tableau 1). En 20 ans, l’extrême droite a beaucoup augmenté ses scores, au point que certains sondages au soir du premier tour pronostiquaient un résultat très serré. Emmanuel Macron est finalement réélu confortablement au second tour mais moins qu’en 2017. Dans le même temps, l’abstention et les votes blancs et nuls ont nettement augmenté par rapport à 2002.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/459497/original/file-20220425-16-8yxkqd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/459497/original/file-20220425-16-8yxkqd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/459497/original/file-20220425-16-8yxkqd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=210&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/459497/original/file-20220425-16-8yxkqd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=210&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/459497/original/file-20220425-16-8yxkqd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=210&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/459497/original/file-20220425-16-8yxkqd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=263&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/459497/original/file-20220425-16-8yxkqd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=263&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/459497/original/file-20220425-16-8yxkqd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=263&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Tableau des résultats, élection présidentielle 2022.</span>
<span class="attribution"><span class="source">P.Bréchon</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<h2>Le poids des conjonctures dans les résultats électoraux</h2>
<p>Bien sûr, une partie de ces évolutions peut s’expliquer par la conjoncture de chaque scrutin. En <a href="https://www.cairn.info/le-nouveau-desordre-electoral--2724609387.htm">2002</a>, la droite radicale avait obtenu 19,2 % des exprimés au premier tour (16,9 % pour Jean-Marie Le Pen et 2,3 % pour le dissident Bruno Mégret).</p>
<p>Jean-Marie Le Pen ne retrouvait même pas au tour décisif l’ensemble des voix de sa famille politique. Autrement dit, il n’avait aucune dynamique d’élargissement de son électorat à d’autres forces politiques qui, toutes, lui préférèrent très largement Jacques Chirac, élu avec un score impressionnant (82,2 %), bénéficiant d’une très grande partie des voix de gauche.</p>
<p>L’entre deux tours avait connu une très forte mobilisation citoyenne, avec de <a href="https://theconversation.com/en-2002-les-manifestations-contre-lextreme-droite-avaient-fait-reculer-jean-marie-le-pen-au-second-tour-181083">nombreuses manifestations</a> pour s’opposer à l’extrême droite : le 1<sup>er</sup> mai, environ 1,5 million de personnes manifestèrent dans les rues des principales villes.</p>
<p>Si le premier tour avait très peu mobilisé les électeurs (28,4 % d’abstention), le second fut très différent : la participation augmentait de 8,1 points. Avant le premier tour, les deux têtes de l’exécutif, Jacques Chirac, président, et Lionel Jospin, premier ministre socialiste, ayant gouverné le pays pendant cinq ans de cohabitation, étaient considérés comme déjà quasiment qualifiés pour la bataille finale, ce qui n’incitait pas à aller voter. Avec l’éviction de Lionel Jospin de la compétition finale et la présence du leader du Front national, les abstentionnistes du premier tour, ayant souvent mauvaise conscience, se mobilisèrent fortement pour faire barrage à l’extrême droite, dans une logique de « front républicain ».</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/en-2002-les-manifestations-contre-lextreme-droite-avaient-fait-reculer-jean-marie-le-pen-au-second-tour-181083">En 2002, les manifestations contre l’extrême droite avaient fait reculer Jean-Marie Le Pen au second tour</a>
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<h2>Le tournant de 2017</h2>
<p><a href="https://www.cairn.info/le-vote-disruptif--9782724621655.htm">En 2017</a>, Marine Le Pen a remplacé son père à la tête du Front national et a commencé à essayer de présenter un programme moins extrémiste. Elle obtient 21,3 % des suffrages au premier tour (soit 3,4 points de plus que son père 15 ans auparavant) et 33,9 % au second, montrant qu’elle pouvait désormais compter sur un report de voix d’électeurs de droite et de gauche : environ 20 % de l’électorat Fillon du premier tour et 10 % des voix de la gauche radicale se seraient prononcées en sa faveur.</p>
<p>Emmanuel Macron, élu largement pour son premier quinquennat avec 66,1 % des exprimés, aurait obtenu le report de 79 % des suffrages de Benoît Hamon, d’environ 50 % des votes Fillon et Mélenchon. Cependant il n’y a pas eu de mobilisation anti-lepéniste comme en 2002, l’abstention progressant même de 3,2 points entre le premier et le second tour et les blancs et nuls s’envolant à 8,6 % des inscrits, un record absolu à une élection présidentielle. C’est surtout une partie des électeurs mélenchonistes qui ont refusé de choisir entre deux candidats jugés également mauvais.</p>
<p>En 2022, la droite radicale et identitaire représente au premier tour près du tiers des suffrages exprimés (Le Pen, 23,1 % ; Zemmour : 7,1 % ; Dupont-Aignan : 2,1 %), en forte progression par rapport à 2017. Ce qui conduit assez naturellement au score très élevé de Marine Le Pen au second tour. Elle gagne environ 7,6 points, Emmanuel Macron en perdant autant. Il faut cependant souligner que celui-ci conserve une assise très importante pour un président sortant et que sa stratégie centriste du « en même temps » – et <a href="https://www.cairn.info/l-entreprise-macron--9782706142635-page-111.htm">gauche, et centre et droite</a> - a bien résisté au cours de ce quinquennat.</p>
<p>L’abstention progresse encore au second tour de 2022 (28 %), sans atteindre le record de 1969 (31,1 % d’abstentions et 6,4 % de blancs et nuls, déjà dans un duel entre centre et droite). Les reports de voix des candidats battus en faveur d’Emmanuel Macron semblent avoir été moins bons qu’en 2017. Selon l’institut Ipsos, 42 % l’auraient choisi contre 52 % en 2017, tandis que 17 % votaient Le Pen contre 7 % 5 ans avant, contrairement à la demande du leader de la France insoumise de « ne pas donner une seule voix à l’extrême droite ». L’opération de dédiabolisation de la présidente du Rassemblement national <a href="https://theconversation.com/marine-le-pen-la-campagne-de-tous-les-paradoxes-181725">semble avoir été payante</a> même si elle a aussi plus ou moins généré la candidature dissidente d’Eric Zemmour.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/marine-le-pen-la-campagne-de-tous-les-paradoxes-181725">Marine Le Pen : la campagne de tous les paradoxes</a>
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<h2>L’évolution du programme électoral du Front national</h2>
<p>L’évolution des voix de droite radicale ne s’explique pas seulement par une dédiabolisation dans la forme mais aussi par <a href="https://www.publicsenat.fr/article/politique/entre-idees-nationalistes-et-mesures-de-gauche-le-en-meme-temps-de-marine-le-pen">l’évolution du programme du Rassemblement national</a>.</p>
<p>En 2002, le Front national défendait une politique économique assez libérale, notamment axée sur la défense des commerçants et des artisans, ainsi que de petites entreprises. Le Rassemblement national soutient aujourd’hui une politique plus interventionniste de l’État au service de la souveraineté nationale et a inscrit dans son programme une politique sociale favorable aux Français de catégories populaires. Cette réorientation programmatique lui acquiert une partie importante du vote des ouvriers et des employés et facilite les reports de la gauche radicale, très en colère face au libéralisme économique d’Emmanuel Macron et à son apparent mépris pour le bas de l’échelle sociale.</p>
<p>Mais les programmes n’expliquent pas complètement les choix électoraux. Les personnalités des candidats jouent aussi, <a href="https://theconversation.com/debat-presidentiel-le-match-retour-ne-sera-pas-un-remake-181437">notamment leur image</a> plus ou moins sympathique et leur <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/le-temps-du-debat/presidentialite">« présidentialité »</a>, c’est-à-dire leur capacité à remplir la fonction présidentielle, notamment à l’international. La présidentialité du président sortant est évidemment bien plus forte que celle de son adversaire. Marine Le Pen peut avantageusement se présenter en candidate du peuple et du bon sens mais elle ne convainc pas vraiment sur sa présidentialité face à un Macron assez dominant, notamment dans le débat du second tour.</p>
<h2>Des choix électoraux qui traduisent – en partie – un système de valeurs</h2>
<p>Il faut enfin souligner que l’appréciation des électeurs sur le programme des candidats est très liée à leur système de valeurs. De ce point de vue, l’évolution électorale traduit de nombreux phénomènes. La confortable réélection du président doit beaucoup à l’attachement d’une part importante des Français <a href="https://www.cairn.info/la-france-des-valeurs--9782706142659-page-185.htm">à des valeurs libérales</a>, aussi bien au plan économique (ouverture à l’économie de marché et à la mondialisation) qu’à celui des libertés pour pouvoir librement choisir ses modes de vie. Elle s’explique aussi par une ouverture sur l’Europe et un certain optimisme sur les possibilités d’améliorer la société. En 1990, 6O % des Français étaient favorables à la concurrence économique selon l’enquête sur les valeurs des Français et des Européens et c’est encore le cas de 50 % d’entre eux. <a href="https://www.cairn.info/la-france-des-valeurs--9782706142659-page-99.htm">Le libéralisme des mœurs est en forte progression</a>, ce qui explique le soutien des électeurs aux réformes sur le mariage pour tous ou le souhait de libéraliser l’euthanasie.</p>
<p>Au contraire, la droite radicale est favorable à la préférence nationale, elle craint la présence immigrée en France, elle privilégie un entre-soi autour d’une <a href="https://theconversation.com/dou-vient-lobsession-identitaire-de-la-politique-francaise-175540">vision traditionnelle de la francité et un hypernationalisme</a>, elle manifeste un pessimisme fort à l’égard de la classe politique. Elle défend une société d’ordre, avec un leader pour le faire respecter, une société où les individus accomplissent leurs devoirs au lieu de toujours revendiquer leurs droits. Ces orientations ne sont pas majoritaires dans le pays, les jeunes générations et les catégories favorisées y sont les plus réticentes mais il y a bien eu une certaine progression de ces valeurs depuis 20 ans, probablement en lien avec les discours alarmistes de droite et d’extrême droite sur l’immigration et l’insécurité, avec la montée de la petite délinquance et du terrorisme.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/portrait-s-de-france-s-insecurite-de-quoi-parle-t-on-172998">Portrait(s) de France(s) : Insécurité, de quoi parle-t-on ?</a>
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<p>Dans le même temps, la gauche, électoralement affaiblie, est aujourd’hui clairement dominée par une vision radicale portée par Jean-Luc Mélenchon alors que son orientation modérée, incarnée par le PS, s’est effondrée au profit du camp macronien. Elle est portée par des valeurs de justice sociale, de lutte contre les inégalités, de fraternité qui restent très fortes dans la société française mais n’arrivent pas à déterminer le choix électoral d’autant d’électeurs que par le passé : le total des voix de gauche au premier tour est passé de 42,9 % en 2002 à 31,9 % en 2022.</p>
<p>Quant à la montée de l’abstention et des bulletins blancs au second tour, elle est non seulement explicable par une banalisation du vote d’extrême droite et une exaspération de certains électeurs à l’égard du président sortant, elle tient aussi à des orientations de valeurs moins conformistes qu’autrefois.</p>
<p>On est devenu plus critique et suspicieux à l’égard de toutes les autorités, qu’il s’agisse des médecins, des enseignants ou des hommes politiques. On se reporte donc plus difficilement sur un candidat de second tour jugé le moins mauvais, on hésite beaucoup à donner sa voix à celui qui n’était pas son candidat préféré. Il y a là un trait de valeurs spécialement développé en France par rapport à d’autres pays, notamment du nord de l’Europe, où on accepte davantage de gouverner durablement ensemble sans être d’accord sur tout. On a de la difficulté à accepter de faire des compromis, de se rallier au merle à défaut d’avoir pu faire élire la grive.</p>
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<p><em>Pierre Bréchon a publié récemment « Les élections présidentielles françaises », Presses universitaires de Grenoble-UGA éditions, février 2022.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/181850/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Pierre Bréchon est directeur des collections Politique en plus et Libres cours Politique aux Presses Universitaires de Grenoble.</span></em></p>L’évolution des voix RN ne s’explique pas seulement par la « dédiabolisation » du parti lepéniste.Pierre Bréchon, Professeur émérite de science politique, Sciences Po Grenoble, Auteurs historiques The Conversation FranceLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1806092022-04-05T18:46:27Z2022-04-05T18:46:27ZNostalgie réactionnaire et politique : la fabrique d’une mémoire fantasmée<p>La représentation fantasmée d’imaginaires du passé n’est pas nouvelle en politique. La plupart du temps, il s’agit de susciter une <a href="https://www.cogitatiopress.com/mediaandcommunication/article/view/3803">nostalgie réactionnaire</a> dont la forme contemporaine prend pour partie racine dans l’émergence du concept de <a href="https://journal.culanth.org/index.php/ca/article/download/3960/438?inline=1">nation</a>, comme l’ont démontré <a href="http://www.editionsamsterdam.fr/race-ethnicite-nation/">Stuart Hall</a> ou <a href="https://editions-b42.com/produit/melancolie-postcoloniale/">Paul Gilroy</a>. Les discours mémoriels portés par une obsession identitaire mènent souvent à arrimer la nostalgie au rejet d’une altérité désignée comme menace. Les <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1179/136174209X12507596634810">distorsions historiques et les manipulations</a> de mémoires du président russe depuis une vingtaine d’années en sont un exemple, et font partie du chemin tracé vers la guerre qui touche l’Ukraine actuellement.</p>
<p>En tant que chercheures, nous analysons la manière dont le passé n’a cessé d’être instrumentalisé, commercialisé, ou encore (ré)inventé dans des discours contemporains. Notre démarche s’inscrit dans un courant de pensée très actif depuis une quinzaine d’années : les <a href="https://medianostalgia.org/">études critiques sur la nostalgie et la mémoire</a>. Un travail pluridisciplinaire, qui mobilise des collègues de toutes les aires culturelles. L’enjeu est de décrypter la façon dont le passé est soumis à des <a href="https://www.cambridge.org/core/journals/british-journal-of-political-science/article/politics-of-nostalgia-and-populism-evidence-from-turkey/C10B76D6ECD98E096E225EC1FA892B09">processus d’idéalisation</a> afin de générer l’adhésion de divers publics à des récits mémoriels dramatisés. L’importance accordée aux discours nostalgiques dans le champ politique anglo-saxon pendant les mois de discussions <a href="https://medianostalgia.org/2019/09/14/edoardo-campanella-and-marta-dassu-anglo-nostalgia-the-politics-of-emotion-in-a-fractured-west/">qui ont mené au Brexit</a> témoigne de la puissance de cette émotion et de sa force dans les dynamiques nationalistes contemporaines.</p>
<p>Un récent exemple de cette politique nostalgique des affects est la vidéo d’annonce de candidature d’Éric Zemmour aux élections présidentielles françaises. Elle a été publiée le 30 novembre 2021 sur son site web de candidature (elle n’y est plus aujourd’hui), et restait accessible sur <a href="https://www.youtube.com/watch?v=k8IGBDK1BH8">Youtube</a> quelques mois après, où elle a été visionnée par plus de 3 millions de personnes. Dans un dispositif légèrement désuet (bibliothèque ancienne et micro radiophonique), on y voyait le candidat lire un discours de dix minutes, appuyé par une multitude images d’archives.</p>
<p>Les réactions médiatiques ont afflué de toute part, suscitant le débat, entre louanges, analyses, et témoignages <a href="https://www.lefigaro.fr/musique/eric-zemmour-s-elance-vers-la-presidentielle-sur-un-air-de-beethoven-20211130;%20https:/www.lemonde.fr/idees/article/2021/12/28/la-recuperation-ideologique-de-la-7e-symphonie-de-beethoven-par-eric-zemmour-releve-de-la-tromperie_6107487_3232.html">d’un écœurement</a>. Toutes ou presque ont présenté la vidéo comme hors-norme, et pourtant, du point de vue de la fictionnalisation du passé, elle semble à l’inverse banale. Le candidat se saisit des processus de manipulation de la mémoire déjà présents dans la sphère publique (<a href="http://www.septentrion.com/fr/livre/?GCOI=27574100484050">politique, médiatique ou marchande</a>), s’inscrivant dans une longue tradition de <a href="https://link.springer.com/chapter/10.1007/978-3-030-41694-2_4">nationalisme nostalgique</a> qui ne dit pas son nom.</p>
<h2>Plus de 300 plans pour inventer un âge d’or</h2>
<p>Le candidat sculpte un <a href="https://www.cairn.info/revue-le-temps-des-medias-2016-2-page-5.htm">« âge d’or »</a> du passé français, une représentation fictionnelle de la mémoire d’une France supposément glorieuse, prospère et légère, où il aurait fait bon vivre. La description de cet « âge d’or » commence par la mobilisation des souvenirs de l’auditoire (« Vous vous souvenez du pays ») reprise de manière anaphorique, telle une litanie mémorielle. Cette apostrophe péremptoire témoigne d’une habilité à générer des maximes catégoriques : « la syntaxe vaut preuve » chez Zemmour, <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2022/02/21/la-langue-de-zemmour-le-requisitoire-de-la-semiologue-cecile-alduy_6114610_823448.html">comme l’a récemment démontré Cécile Alduy</a>.</p>
<p>S’en suit une longue énumération de personnalités historiques et publiques issues du monde de la politique comme du cinéma, de grands noms de la littérature ou du monde scientifique, relayés par des images d’archives. Ce pot-pourri pourrait créer une mosaïque incohérente, mais il est à l’inverse parfaitement lisible. La montée en tension dramatique, l’effet d’accumulation des images et des références, soutenue par la musique et son mouvement ascendant nous donne à voir le passé comme un idéal paroxystique. Les personnalités choisies par le candidat servent directement cet imaginaire du passé comme un apogée : ces ancêtres symboliques occupent toujours la <a href="https://books.openedition.org/editionsmsh/3993?lang=fr">fonction de héros</a> surhumains, tout en étant consensuels et normatifs. Les héros du passé possèdent en outre une fonction de la référentiation historique, car évoquer un héros commun, c’est entrer dans le champ symbolique de l’histoire et prétendre donner accès à un savoir. Autrement dit, c’est prétendre passer de la fiction au « réel », toujours en donnant l’illusion de la preuve.</p>
<p>Les images fonctionnent ici comme des anecdotes qui mobilisent un déjà-vu, posant une stricte équivalence entre les images de fiction et images informationnelles. Le discours relaye aussi cette équivalence entre fiction et histoire : « vous vous souvenez du pays que vous retrouvez dans les films ou dans les livres » (1 min).</p>
<p>Dans cette vidéo de campagne, <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/le-gout-de-l-archive-arlette-farge/9782020309097">l’image d’archive se donne à lire comme une ponction du passé dont la mise en visibilité semble brute</a>, elle représente une supposée valeur de certification historique. L’archive est utilisée pour créer un contraste entre deux imaginaires antagonistes, un passé encensé auquel succède un présent dévalué. Elle légitime symboliquement une supposée réalité historique, elle est auréolée par le pouvoir du discours véridictoire de la trace, bien qu’elle soit décontextualisée, et que Zemmour présente des scènes de fictions comme des réalités du passé. L’invention de cet âge d’or est parachevée parce que l’énumération s’achève sur un comble de déchéance : « La France n’était plus la France, et tout le monde s’en était aperçu ».</p>
<h2>Le déclinisme pour tout récit</h2>
<p>La nostalgie réactionnaire politique repose sur une conception binaire de l’histoire. À un apogée, présenté comme la regrettée cime d’un paysage mémoriel partagé, succéderait une chute, vécue sur une modalité brutale, qui correspondrait au présent d’énonciation du discours : </p>
<blockquote>
<p>« Depuis des décennies, nos gouvernants de droite comme de gauche, nous ont conduits sur ce chemin funeste du déclin et de la décadence » (Zemmour, 2021).</p>
</blockquote>
<p>Ces narrations sont hantées par une obsession décliniste, incarnée par diverses idées de « perte » énoncée comme une vérité indubitable. Cette périodisation est <a href="https://halldulivre.com/livre/9782363833143-nativisme-ceux-qui-sont-nes-quelque-part-et-qui-veulent-en-exclure-les-autres-aurelien-tache-christophe-bertossi-jan-willem-duyvendak/">caractéristique des récits « nativistes »</a>, qui supposent que les droits acquis dans un pays seraient corrélatifs à l’ancienneté de la présence de ses ancêtres sur un territoire.</p>
<p>La fabrique du déclin est d’autant plus forte que les référents temporels sont vagues. De la supposée grandeur de la France (« Depuis 1000 ans, nous sommes une des puissances qui a écrit l’histoire du monde »), au point de bascule vers la dégradation qui aurait eu lieu « Depuis des décennies » (5min22). Cette indistinction constitue un procédé mémoriel fréquent pour alimenter les fantasmes du passé, parce qu’elle renforce la dynamique de consensus. On voit s’élaborer sous nos yeux l’imaginaire d’un « âge d’or » de la France devenu tangible via la parole du candidat dont les mots se veulent aussi porteur d’une vision morale, une bonne vision de l’histoire : par la personnification de la France, Zemmour fait croire « des choses qui ne sont pas vraies » – comme l’obsession de la décadence – dont <a href="https://www.youtube.com/watch?v=rmxy3ZmoeDI">l’historien Gérard Noiriel analyse régulièrement les dangers</a>.</p>
<h2>L’illusion historique</h2>
<p>La manière dont le passé est instrumentalisé repose sur un ensemble de techniques et de processus propres à tout discours porté par une nostalgie réactionnaire et raciste. D’abord par une mémoire qui édulcore, qui omet que cette représentation glorifiée éclipse des moments et faits historiques moins glorieux, comme les droits restreints des femmes, pour ne citer qu’un exemple. Ensuite, un passé fabriqué par contraste avec un présent horrifié et chaotisé, et entre les deux un candidat dont les mots donnent aux images un autre sens.</p>
<p>Naviguant dans le tourbillon d’un montage audiovisuel qui mélange les codes de la publicité, de la vidéo musicale, d’annonces politiques (guerrières) d’envergure historique et de bande-annonce cinématographique, Zemmour construit la fable d’une histoire manichéenne au profit d’une monomanie identitaire. De cette illusion mémorielle émane donc une nostalgie sclérosée et uniformisée, qui empêche toute forme de <a href="https://www.basicbooks.com/titles/svetlana-boym/the-future-of-nostalgia/9780465007080/">« nostalgie réflective »</a> qui, d’après Svetlana Boym, ne conçoit pas le passé comme une plénitude à rejoindre à tout prix, mais représente plutôt nostalgie critique, constructive et créative. Une nostalgie qui semble désormais essentielle aux défis portés par les guerres et le dérèglement climatique.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/180609/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Emmanuelle Fantin est membre du Groupe de Recherche Interdisciplinaire sur les Processus d'Information et de Communication, membre de l'International Media Nostalgia Network, et de la Société pour l'Histoire des Médias, </span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Corine Dufresne-Deslières est membre étudiante du Centre de recherche Cultures-Arts-Sociétés.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Katharina Niemeyer a reçu des financements du Fonds de recherche du Québec – Société et culture. Elle est membre du Centre de recherche Cultures-Arts-Sociétés, de la International Media and Nostalgia Network, et du Centre de recherche interuniversitaire sur la communication, l’information et la société. </span></em></p>Comment la mémoire est-elle manipulée dans la sphère publique ? Et à quelles fins ?Emmanuelle Fantin, Maîtresse de conférences en sciences de l'information et de la communication, Sorbonne UniversitéCorine Dufresne-Deslières, Auxiliaire de recherche, Université du Québec à Montréal (UQAM)Katharina Niemeyer, Professor at the Media School, Université du Québec à Montréal (UQAM)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1728342021-12-02T19:17:46Z2021-12-02T19:17:46ZSurvivalistes d’extrême droite : quand les théories racistes s’ancrent dans nos territoires<p>Mardi 23 novembre un groupe de survivalistes d’extrême droite nommé « Recolonisons la France » <a href="https://www.francetvinfo.fr/faits-divers/terrorisme/antiterrorisme/face-a-l-ultradroite-le-spectre-d-un-anders-breivik-francais-inquiete-les-autorites_4854401.html">a été arrêté</a> par les forces de l’ordre qui ont découvert un arsenal de 130 armes lors de l’interpellation. <a href="https://france3-regions.francetvinfo.fr/occitanie/haute-garonne/toulouse/entretien-pour-ces-groupes-d-ultradroite-la-guerre-raciale-a-commence-selon-l-historien-nicolas-lebourg-specialiste-de-l-extreme-droite-2351209.html">Les membres de ce groupe</a> sont jeunes et issus de la gendarmerie.</p>
<p>Cette structure se définissait comme un « groupe communautaire et de survivalistes patriotes », selon le message diffusé sur leur page Facebook. De fait, depuis le début des années 2000, la droite radicale française s’est découvert un intérêt fort pour le <a href="http://www.slate.fr/story/209357/survivalisme-crise-sanitaire-covid-19-pandemie-signe-disparition">survivalisme</a>, suite à la multiplication de publications à l’extrême droite, notamment dans le domaine anglo-saxon, et en particulier américain, sur les risques de disparition de nos sociétés « blanches », à la suite d’un effondrement civilisationnel à la fois multiforme et précis : migratoire, écologique, démographique, économique…</p>
<p>Si l’extrême droite s’intéresse depuis une dizaine d’années au survivalisme, il n’est pas possible, pour autant, de réduire celui-ci à la seule extrême droite. Les groupes <a href="https://www.lefigaro.fr/actualite-france/les-survivalistes-se-preparent-a-la-fin-du-monde-en-france-20210219">sont divers</a> sur le plan idéologique, voire sans <a href="https://laspirale.org/texte-194-david-manise-survie-la-regle-des-trois.html">appartenance politique</a>.</p>
<p>Le groupe récemment arrêté promouvait quant à lui une idéologie identitaire, catastrophiste qu’il diffusait sur plusieurs sites et comptes sur différents réseaux sociaux, avec une chaine YouTube. Il s’inspirait ainsi largement des thèses du théoricien raciste <a href="http://www.slate.fr/story/174363/deces-guillaume-faye-theoricien-extreme-droite">Guillaume Faye</a> (1949-2019), qui faisait la promotion d’un ethnocentrisme assumé en même temps que la nécessité d’une reconquête du territoire.</p>
<h2>Des « bases autonomes durables »inspirées de projets américains</h2>
<p>Cette reconquête devait se faire à partir de zones rurales, « libérées », les <a href="https://revue-azimuts.fr/numeros/43/into-the-wild-limaginaire-de-la-subculture-survivaliste-et-prepper">« bases autonomes durables »</a> (BAD), inspirées des survivalistes, mais aussi des miliciens américains, comme moyen de survie. Celles-ci, sous l’influence des survivalistes américains d’extrême droite (miliciens et communautés suprémacistes blanches) sont conçues comme des bastions autarciques et lourdement armés.</p>
<p>Concrètement, il s’agit d’acquérir des propriétés dans des zones rurales afin d’y établir des bases retranchées autosuffisantes tant au niveau alimentaire qu’énergétique, avec de quoi tenir une période difficile et de participer à une guerre civile jugée inéluctable.</p>
<p>Les survivalistes d’extrême droite distinguent plusieurs niveaux de BAD, dont le dernier niveau consiste, pour ses acteurs, une fois installés dans des zones reculées, à mettre en place des communautés autarciques, sur le modèle des groupes extrémistes de droites étatsuniens, fondés durant la Guerre froide.</p>
<h2>L’essor des milices</h2>
<p>En effet, les États-Unis ont vu, durant cette période, l’essor des milices. <a href="https://books.google.fr/books?hl=fr&lr=&id=pVAWCgAAQBAJ">Ces mouvements paramilitaires</a>, estimés suivant les époques entre 160 et 340 structures réparties dans le pays – surtout dans les zones peu habitées –, ont un discours à la fois survivaliste (il s’agit de se préparer à l’effondrement civilisationnel des États-Unis), anticommuniste (dans le contexte de la Guerre froide), anarchiste (il s’agit de préserver les libertés des Pères fondateurs contre un État supposé totalitaire) et ouvertement raciste (il faut éviter la promiscuité raciale des villes et les discours progressistes).</p>
<p>C’est dans ce contexte qu’apparaissent les <a href="https://books.google.fr/books?hl=fr&lr=&id=hffb1o4gr7oC">premiers survivalistes américains</a> au début des années 1970, dans le double contexte de la Guerre froide et des chocs pétroliers.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/j7rJstUseKg?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Au cœur d’une milice d’extrême droite américaine, 2017.</span></figcaption>
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<p>Certains d’entre eux décident à la fin de cette décennie de se constituer en communautés libres dans des zones reculées du pays, fusionnant avec des groupes suprémacistes blancs et d’autres, issus de la mouvance milicienne, paramilitaire. Pour cette dernière tendance, il s’agit de <a href="https://www.sudouest.fr/justice/terrorisme/les-milices-d-extreme-droite-principale-menace-terroriste-aux-etats-unis-1711226.php">fonder une société auto-suffisante</a> qui se place dans l’héritage des Pères fondateurs. Depuis les années 1980, plusieurs affrontements ont lieu avec le FBI.</p>
<h2>Le tournant Guillaume Faye</h2>
<p>Si cette façon de voir le monde est courante aux États-Unis depuis assez longtemps, elle l’est moins en Europe, et surtout en France. Nous pourrions même dire qu’elle fut globalement très marginale : l’extrême droite française la plus radicale est coutumière d’entraînements militaires en campagne sur fond de chants patriotiques, mais, par un vieux fond occidentaliste, c’est-à-dire convaincu de sa supériorité, elle ne s’était pas résignée à la possible disparition de notre société.</p>
<p>Il faut attendre les livres de <a href="http://www.slate.fr/story/174363/deces-guillaume-faye-theoricien-extreme-droite">Guillaume Faye</a>, les premiers traitant de ces thématiques, pour les voir se développer dans notre pays : <em>La colonisation de l’Europe</em> (2000), <em>Pourquoi nous combattons</em> (2001), <em>Avant-guerre</em> (2002) et <em>La convergence des catastrophes</em> (2004), sous le pseudonyme de Guillaume Corvus. Pour autant, il n’y a pas d’intérêt écologiste, décroissant ou localiste.</p>
<p>Le plus important, pour Faye, reste l’immigration : il s’agit, selon lui, de combattre l’« ennemi principal », « composé des masses allogènes qui colonisent l’Europe, de tous ses collaborateurs (États étrangers ou cinquième colonne) et de l’islam. » (<em>Pourquoi nous combattons</em>, p.57)</p>
<p>L’immigration est vue comme une colonisation inversée, comme une substitution de population (déjà l’idée du « grand remplacement »). Nous le citons encore :</p>
<blockquote>
<p>« Nous courrons à l’abîme : si rien ne change, dans deux générations, la France ne sera plus un pays majoritairement européen, et ce, pour la première fois de toute son histoire. L’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, la Belgique et la Hollande suivent la même loi funeste avec quelques années de retard. […] Jamais l’identité ethnique et culturelle de l’Europe, fondement de sa civilisation, n’aura donc été aussi gravement menacée. » (« Pourquoi nous combattons », p. 20-21)</p>
</blockquote>
<p>Dans l’imaginaire de ces militants, l’islam et ses adeptes sont perçus comme des ennemis de l’Europe, de sa civilisation et de ses valeurs. De fait, depuis le milieu des années 1990, les militants d’extrême droite la plus identitaire reprennent les <a href="https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/270680-le-choc-des-civilisations-clash-civilizations-de-samuel-huntington">thèses de Samuel Huntinghton</a>.</p>
<p>Nous serions, selon toujours selon ces militants, les victimes d’un génocide lent commis insidieusement par une immigration-colonisation, devant mener à une substitution ethnique : la population autochtone européenne (pour ne pas dire « blanche ») serait remplacée à long terme par une population d’origine extra-européenne à la culture différente.</p>
<p>C’est l’idée, devenue banale, de « grand remplacement », popularisée par l’écrivain Renaud Camus et véhiculée aujourd’hui par Éric Zemmour et d’autres. En formulant cela, ils se placent dans une idéologie explicitement identitaire, dont on peut résumer l’idéologie par les points suivants : l’idée d’une immigration-colonisation ; celle d’une guerre civile déjà commencée ; une conception ethnique et essentialisée des identités ; l’idée de l’incompatibilité des civilisations entre elles et la nécessité de préserver les différentes aires civilisationnelles ; l’idée d’un choc des civilisations ; la nécessité de mettre en place une « remigration » des minorités ethniques sur le sol européen vers leurs aires civilisationnelles/pays d’origine (y compris pour leurs descendants), etc.</p>
<h2>Une émergence de groupuscules depuis 2015</h2>
<p>Pour faire face à cette « colonisation inversée », différents groupes se sont constitués en <a href="http://vioramil.univ-lorraine.fr/">structures communautaires</a> depuis les années 2015. La logique y est souvent défensive : il s’agit de se préparer à la guerre, et à la reconquête territoriale. Elle était déjà à l’œuvre au sein de l’<a href="https://www.francetvinfo.fr/economie/emploi/metiers/armee-et-securite/ultradroite-que-preparait-laction-des-forces-operationnelles_4611869.html">Action des forces opérationnelles</a> (AFO), dont dix membres ont été arrêtés en 2018.</p>
<p>Déjà à l’époque, ces personnes s’étaient préparées à la probabilité d’une guerre ethnique et à se défendre contre le « péril islamique ». En effet, les membres d’AFO, non seulement avaient des armes, mais se préparaient aussi à la survie. Ils avaient constitué des stocks de nourriture dans une optique survivaliste. Ainsi, leur site Internet donnait des conseils sur une possible guerre civile en France et à la façon d’en réchapper. Sa teneur est ouvertement survivaliste.</p>
<h2>Des extrémistes loin des clichés</h2>
<p>Ces différents cas montrent des profils atypiques pour des militants d’extrême droite. Ces derniers vont à l’encontre des a priori sur les militants de cette mouvance : ils ne sont pas caricaturaux, loin du cliché du skinhead.</p>
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<figcaption><span class="caption">Témoignage de « Kevin » sur RMC, mai 2021.</span></figcaption>
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<p>Surtout, ces exemples montrent qu’il y a une radicalisation croissante de ces militants. Ils sont persuadés qu’une guerre ethnique est inévitable, voire qu’elle est déjà en cours. Par peur de nouveaux attentats islamistes, ces personnes se nourrissent d’une idéologie anti-musulmane et souhaitent fonder des bastions blancs exempts de toute influence afro-maghrébine, musulmane, sur le modèle du <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/allemagne/allemagne-visite-a-jamel-le-village-des-neonazis_3653513.html">hameau de Jamel</a>, en Allemagne.</p>
<p>Ils sont convaincus qu’il faut créer des groupes contre-insurrectionnels, pour reprendre une <a href="https://www.jstor.org/stable/48605785">rhétorique typique de la guerre d’Algérie</a>, ou des structures survivalistes sur le modèle des néonazis américains, pour faire faire à l’« invasion » de la France. Ils se voient en « résistance » contre une invasion arabo-musulmane, fantasmée.</p>
<p>Cette vision apocalyptique de notre futur proche est largement partagée aujourd’hui par les différentes formes de survivalisme. Seul le rapport au racisme les distingue. Le glissement d’une conception apolitique vers un militantisme identitaire assez aisé, facilité par la banalisation d’une parole ouvertement raciste et anxiogène.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/172834/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Stéphane François ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La hantise et l’obsession pour l’effondrement civilisationnel et écologique ont vu l’émergence d’une multitude de groupes survivalistes d’extrême droite.Stéphane François, Politiste, historien des idées, chercheur associé EPHE, professeur de science politique, Université de MonsLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1664322021-10-25T17:50:00Z2021-10-25T17:50:00ZLa haine : émotion honteuse ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/424492/original/file-20211004-12705-163noms.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=5%2C14%2C1911%2C1333&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Les expressions haineuses sont aujourd'hui fréquentes sur les réseaux sociaux.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.pexels.com/fr-fr/photo/jeune-homme-ethnique-avec-ordinateur-portable-hurlant-3799830/">Andrea Piacquadio/Pexels</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span></figcaption></figure><figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/418707/original/file-20210831-15-1io1ckg.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/418707/original/file-20210831-15-1io1ckg.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=222&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/418707/original/file-20210831-15-1io1ckg.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=222&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/418707/original/file-20210831-15-1io1ckg.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=222&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/418707/original/file-20210831-15-1io1ckg.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=279&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/418707/original/file-20210831-15-1io1ckg.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=279&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/418707/original/file-20210831-15-1io1ckg.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=279&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<p><em>Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science, qui a lieu du 1<sup>er</sup> au 11 octobre 2021 en métropole et du 5 au 22 novembre 2021 en outre-mer et à l’international, et dont The Conversation France est partenaire. Cette édition a pour thème : « Eureka ! L’émotion de la découverte ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site <a href="https://www.fetedelascience.fr/">Fetedelascience.fr</a>.</em></p>
<hr>
<p>Définie par les dictionnaires contemporains comme un sentiment qui porte une personne à souhaiter ou à faire du mal à une autre, ou à se réjouir de tout ce qui lui arrive de fâcheux, la haine dépasse en réalité les limites de l’espace individuel, personnel, pour devenir un sentiment collectif. Cet état émotionnel connait d’ailleurs une grande liste de synonymes décrivant des aspects très différents : entre ce que la personne peut éprouver, comme la simple antipathie à la répulsion, et ce que la personne peut exprimer, par exemple l’hostilité et l’acharnement, la haine s’intensifie graduellement.</p>
<p>La nouveauté est qu’elle s’exprime depuis peu sans complexes. Au fil de quels processus ce sentiment détestable, et presque clandestin, est-il devenu un affect revendiqué ?</p>
<h2>Entre romans et analyses psychologiques</h2>
<p>Au XIX<sup>e</sup> siècle, la haine est présente dans le <em>Grand Dictionnaire universel</em> de Pierre Larousse ou dans le Littré. Elle peut être qualifiée de « vive répugnance » ou être décrite comme « mortelle » ou « effroyable », mais aucun des lexicographes, même dans la partie encyclopédique, ne donne de détail, si ce n’est que la haine ne saurait être glorifiée, comme si elle était une émotion honteuse. Pour en savoir plus, les lectrices et lecteurs devaient se plonger dans les romans. La littérature offre une sorte de miroir de l’âme et la haine est présentée comme une force terrible mais méprisable.</p>
<p>En 1869 le Nautilus accède à la célébrité. Son commandant, le capitaine Nemo, sillonne le fond des mers et des océans. Avec <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Bibliotheque-de-la-Pleiade/Voyages-extraordinaires"><em>Vingt mille lieues sous les mers</em></a>, Jules Verne a inventé un personnage, présenté comme, l’« archange de la haine », faisant immédiatement partie de l’imaginaire des sociétés contemporaines. Devenu un « implacable ennemi de ses semblables auxquels il avait dû vouer une impérissable haine » il cherche à se venger. Il veut punir les responsables du massacre de sa famille et éprouve une passion funeste pour l’ensemble de l’humanité.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/424487/original/file-20211004-13-4rpzun.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/424487/original/file-20211004-13-4rpzun.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=874&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/424487/original/file-20211004-13-4rpzun.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=874&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/424487/original/file-20211004-13-4rpzun.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=874&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/424487/original/file-20211004-13-4rpzun.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1098&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/424487/original/file-20211004-13-4rpzun.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1098&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/424487/original/file-20211004-13-4rpzun.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1098&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Le capitaine Nemo sur le Nautilus.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:20000_Nemo_sextan_cvet_cropped.jpg">Georges Roux/Wikimedia</a></span>
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<p>Le récit romanesque permet d’approcher au plus près de la psychologie des personnages, de saisir les ressorts informels qui font mouvoir les individus, de comprendre l’énergie qui les anime. Mais pour le narrateur, le professeur Aronnax, la haine est un sentiment condamnable qui ne saurait être prôné, malgré les horreurs dont a souffert le héros. D’autres romanciers ont tenté de comprendre et de faire comprendre les sentiments haineux. Avec <em>Mademoiselle de Maupin</em> Théophile Gauthier signe un roman d’apprentissage. D’Albert, déclare : « J’abhorre tout le monde en masse ». La haine devient une passion destructrice. Celle ou celui qui s’est laissé posséder par elle, même si son aversion est fondée, ne peut y échapper et court à sa perte.</p>
<p>Psychologues et psychanalystes se sont à leur tour demandé quels étaient les ressorts de la haine et ses effets sur les individus comme sur les sociétés. Deux d’entre eux, précurseurs prestigieux, Sigmund Freud et Pierre Janet tentent d’en donner les clés après la Première Guerre mondiale, tandis que se multiplient les études sur « l’état de l’âme ». Pour le premier, il est constant que se manifeste une « hostilité primaire des hommes les uns envers les autres ». Les théories freudiennes, reformulées, souvent simplifiées, délivrent néanmoins un message : la <a href="https://www.puf.com/content/Le_malaise_dans_la_culture">haine, si elle n’est pas contrôlée</a>, peut gouverner le monde et précipiter les sociétés contemporaines dans le chaos.</p>
<p>Pour <a href="http://classiques.uqac.ca/classiques/janet_pierre/amour_et_haine/amour_et_haine_tdm.html">Pierre Janet</a>, il existe des sentiments affectifs permettant d’explorer la haine qui n’est pas irrationnelle puisqu’elle est un sentiment social qui contient une pensée de mort. Elle est « une tendance à la destruction d’une personne », mais le haineux, personnalité souvent faible et fragile, éprouve des sentiments d’angoisse. Elle est souvent multiple et, de la sorte, les haines sont des conduites sociales régulées par des sentiments sociaux affectifs de ceux qui traitent les autres en ennemis et se sentent menacés. La haine s’avère être une demande de protection.</p>
<h2>Débordements publics</h2>
<p>Tantôt sentiment, émotion, affect, passion, voire état d’âme, la haine est d’ailleurs très rarement revendiquée, comme si les haineux étaient des personnalités honteuses. Toutefois dans le domaine de la vie publique, il en va parfois autrement. <a href="https://books.openedition.org/pur/49548?lang=en">Au XIXᵉ siècle</a>, baptisé le siècle des révolutions, comme dans la première moitié du XX<sup>e</sup> siècle, la <a href="https://books.openedition.org/pur/49548?lang=en">haine</a> était considérée comme la « plus funeste des armes politiques » car elle simplifie, grossit le trait jusqu’à la caricature, transforme son contradicteur ou son adversaire politique en ennemi hideux et repoussant, laissant entendre qu’aucun dialogue n’est possible et qu’il faut le décimer.</p>
<p>Au moment de l’affaire Dreyfus, mais aussi dans les années 1930, de nombreux observateurs se désolent de la <a href="https://www.decitre.fr/livres/noms-d-oiseaux-9782253157458.html">haine générale</a>. En effet, elle offre une réponse simpliste à une situation complexe et à des difficultés sociétales ou existentielles. Elle peut avoir pour objet celui d’en face, des membres de son propre parti, la figure de l’étranger, mais aussi les femmes dont l’accès au droit de vote est refusé. Certains n’hésitent pas à dénoncer la volonté hoministe des féministes.</p>
<p>Pour s’exprimer, la haine a besoin d’un bouc émissaire et possède une charge émotionnelle considérable. L’esprit haineux s’emparant d’une collectivité, se diffusant dans les médias, peut tout balayer sur son passage. Il offre bien une réponse rudimentaire au désarroi psychique, embastillant les esprits. La haine s’avère être une idéologie sans nom et comme l’écrivait Louis Proal : « l’homme haineux éprouve du plaisir à voir souffrir sa victime », mais, honteux, il n’ose le revendiquer</p>
<h2>Changements numériques</h2>
<p>Ce qui est le plus marquant à la fin du siècle dernier est le développement de différents médias et de réseaux sociaux, qui deviennent le <a href="http://www.patrick-charaudeau.com/La-pathemisation-a-la-television.html">terrain propice</a> à l’expression d’<a href="https://presses.univ-lyon2.fr/product/show/les-emotions-dans-les-interactions/113">émotions intenses</a>, dont la haine. Le passage au XXI<sup>e</sup> siècle s’articule avec le développement galopant des réseaux sociaux, où l’expression de ses positions et de ses idées se mêle avec le « lynchage 2.0 ».</p>
<p>Les internautes peuvent réagir à chaud au contenu d’une émission, et l’échange et la discussion donnent leur place à la doxa émotionnelle. On vacille ainsi entre liberté d’expression et <a href="https://law.stanford.edu/publications/social-media-and-democracy-the-state-of-the-field-and-prospects-for-reform/">expression haineuse</a>, qui véhiculent très souvent un discours harcelant, humiliant, intolérant, sectariste, ou un discours de toutes sortes d’apologies : apologie du jeunisme, du racisme, du terrorisme, de l’antisémitisme… Et ceci sur tout type de réseau : des plates-formes de communication et de partage de photos aux applications de rencontres.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/combattre-la-haine-sur-internet-trois-defis-a-relever-113385">Combattre la haine sur Internet : trois défis à relever</a>
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<p>Ce discours connait différents niveaux d’intensité et exprime différents actes de langage, passant d’un simple sous-entendu à une attaque personnelle qui peut décrire, menacer, critiquer. Les jeux vidéo, la musique et les mèmes ne restent pas étanches à cette tendance : des <a href="https://www.playyourrole.eu/hate-speech-in-video-games-and-online-gaming-communities-state-of-the-art/">enquêtes</a> ont mis en lumière les relations tendues entre les internautes et leur discours qui, caché sous l’anonymat, devient hostile, insultant, haineux.</p>
<p>Certes, <a href="https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000234620">comme le précisent</a> Gagliardone et ses collègues dans <em>Combattre les discours de haine sur Internet</em>, « les discours de haine ne (sont) pas intrinsèquement différents des autres discours semblables formulés hors Internet », mais il y a certains facteurs « propres aux contenus en ligne et à leur réglementation. Ces problèmes, liés à la longévité, l’itinérance, l’anonymat et le caractère transnational d’Internet, font partie des défis les plus complexes […] ».</p>
<p>Aujourd’hui, dans un contexte marqué par une crise sanitaire, la pandémie de Covid-19 a été un autre prétexte de l’expression de la haine en ligne, à travers les pays et les langues. <a href="https://www.journaldemontreal.com/"><em>Le Journal de Montréal</em></a> publiait au mois de mars 2021 un <a href="https://www.journaldemontreal.com/2021/03/21/des-reseaux-sociaux-dechaines">article</a> intitulé <em>Réseaux sociaux en pandémie : vague d’insultes et de haine</em>, soulignant que des messages de haine avaient pour cible des femmes et des hommes politiques, mais aussi de simples citoyens avec des positions divergentes.</p>
<p>Rappelons les sujets clivants actuels : pro-masques ou anti-masques, pro-vaccins ou anti-vaccins. Des situations de stress et de solitude, tels le confinement ou l’ambiance funeste générale, ont exacerbé les tensions et l’agressivité des internautes, exprimées par un vocabulaire haineux. Dans le même sens, d’autres rapports ont souligné le discours anti-institutionnel et anti-restrictions sanitaires qui fait souvent le rapprochement discutable entre la crise sanitaire et des communautés ethniques et religieuses. Le complotisme nourrit encore plus cette haine collective.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/166432/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Si la définition de la haine est stable au cours de l’histoire, son expression et sa considération sociale évoluent en fonction des technologies et des contextes.Frédéric Chauvaud, Professeur d'Histoire contemporaine, Université de PoitiersFreiderikos Valetopoulos, Professeur en sciences du langage, Université de PoitiersLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1678242021-09-22T22:23:42Z2021-09-22T22:23:42ZEric Zemmour ou comment introduire un discours clivant dans le débat public<p>Le mercredi 8 septembre, la Cour d’appel de Paris a relaxé Éric Zemmour, <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/09/08/eric-zemmour-relaxe-en-appel-pour-des-propos-anti-islam-et-anti-immigration-tenus-en-2019_6093912_3224.html">qui avait été condamné</a>, en première instance, pour des propos « anti-islam et anti-immigration » datant de 2019, à une peine de 10 000 euros d’amende.</p>
<p>Lors de la condamnation, la présidente de la 17<sup>e</sup> chambre correctionnelle avait jugé :</p>
<blockquote>
<p>« Les opinions, même choquantes, doivent pouvoir s’exprimer, néanmoins les faits reprochés vont plus loin et outrepassent les limites de la liberté d’expression puisqu’il s’agit de propos injurieux envers une communauté et sa religion. »</p>
</blockquote>
<p>À l’inverse, la cour d’appel a indiqué :</p>
<blockquote>
<p>« Aucun des propos poursuivis ne vise l’ensemble des Africains, des immigrés ou des musulmans mais uniquement des fractions de ces groupes […] Il n’est nullement justifié de propos visant un groupe de personnes dans son ensemble en raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. »</p>
</blockquote>
<p>Dans ces extraits de décisions juridiques sont convoquées des notions telles que la liberté d’expression, l’injure, ou plus généralement le discours de haine, ce qui renvoie à une <a href="http://journals.openedition.org/revdh/4302">approche juridictionnelle des discours de haine</a> qui :</p>
<blockquote>
<p>« témoigne du travail méticuleux de conciliation effectué par les juridictions françaises entre la protection de la liberté d’expression, celle des droits d’autrui, et la préservation de l’ordre public ».</p>
</blockquote>
<p>Si Éric Zemmour a été pour sa part condamné à deux reprises, en <a href="https://www.lepoint.fr/societe/toutes-les-fois-ou-eric-zemmour-a-ete-condamne-et-relaxe-13-09-2021-2442920_23.php">2011 et 2019 puis relaxé</a>, on voit que le travail juridique est complexe, soumis à discussion, et peut donner lieu à des interprétations divergentes.</p>
<p>La récente relaxe pourrait laisser croire que ces discours ont leur place dans le débat public. Ils deviennent par ce biais « entendables » par le grand public, si ce n’est « acceptables » par les soutiens de l’éditorialiste.</p>
<p>Il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’un discours qualifié initialement d’injurieux envers une communauté. Or, comme Dominique Lagorgette l’a bien montré, <a href="https://journals.openedition.org/aad/1312">« l’injure blesse »</a>, et elle relève « du domaine des attaques contre la <em>persona</em> » : aussi, les processus par lesquels ces types de discours se sont imposés dans le débat doivent être examinés, puisque ces attaques blessent ceux qui en sont l’objet, générèrent des oppositions dans la société, et créent des clivages.</p>
<p>Pour être précis, il faut prendre en compte aussi bien les propos, leur contexte, et leurs interprétations possibles.</p>
<h2>Ce qui est retenu du discours d’Éric Zemmour</h2>
<p>Les propos du polémiste sont rapportés dans divers médias, tel qu’<a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/09/08/eric-zemmour-relaxe-en-appel-pour-des-propos-anti-islam-et-anti-immigration-tenus-en-2019_6093912_3224.html">ici</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Lors d’une “convention de la droite” organisée par des proches de l’ex-députée du Front national (devenu Rassemblement national) Marion Maréchal le 28 septembre 2019, Éric Zemmour avait prononcé un discours fustigeant des immigrés “colonisateurs” et une “islamisation de la rue”. L’éditorialiste y avait également décrit le voile et la djellaba comme “les uniformes d’une armée d’occupation”. »</p>
</blockquote>
<p>Ou <a href="https://www.lci.fr/justice-faits-divers/justice-propos-contre-l-islam-et-l-immigration-eric-zemmour-relaxe-en-appel-2195753.html">là</a> :</p>
<blockquote>
<p>« La justice donne raison à Éric Zemmour. Poursuivi depuis 2019 pour des propos virulents contre l’Islam et l’immigration, le polémiste a été relaxé par la Cour d’appel de Paris ce mercredi 8 septembre. »</p>
</blockquote>
<p>Comme le note <a href="http://journals.openedition.org/revdh/4302">Nathalie Droin</a> dans son article au titre éclairant, « L’appréhension des discours de haine par les juridictions françaises : entre travail d’orfèvre et numéro d’équilibriste » :</p>
<blockquote>
<p>« La loi sur la presse du 29 juillet 1881 qui, depuis 1972, permet la répression des injure, diffamation et provocation à la discrimination, à la haine et à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. »</p>
</blockquote>
<p>Elle note d’ailleurs un certain paradoxe, puisque le juge doit à la fois se livrer à « une lecture stricte et objective des infractions pour apprécier, avec une certaine neutralité, le caractère préjudiciable du propos » et prendre en compte « son contexte de prononciation ou diffusion afin d’adopter la solution la plus juste et la plus adaptée au regard des intérêts en jeu ».</p>
<p>Pour voir la manière dont les juges ont pris en compte ces deux dimensions, nous pouvons revenir plus précisément aux propos en question. Ils sont prononcés à la fin de cette séquence :</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1309606782738857985"}"></div></p>
<p>Précisément, dans cet extrait, ce qui est en jeu, c’est la mise en relation de « les femmes voilées et les hommes en djellaba » avec « les uniformes d’une armée d’occupation ». Le terme « armée » ouvre sur la thématique de la guerre, et « occupation » celle de l’envahisseur. On comprend alors la complexité de la décision de justice : faut-il considérer ces propos vis-à-vis des « femmes voilées » et des « hommes en djellaba » comme injurieux, ou les entendre comme ciblant seulement une partie de la communauté visée ? S’il n’est pas question ici de produire une analyse supplémentaire de cette séquence, il est utile d’ouvrir sa prise en compte par d’autres champs.</p>
<h2>« Les linguistes au tribunal »</h2>
<p>Dans un numéro de la revue <a href="https://www.cairn.info/revue-langage-et-societe-2010-2.htm"><em>Langage et société</em> publié en 2010</a> intitulé « Linguistique légale et demande sociale : les linguistes au tribunal », Dominique Lagorgette constatait que « la pénalisation des actes de langage est sans cesse croissante » mais regrettait « qu’en France, contrairement aux pays anglo-saxons, les linguistes ne soient que très rarement encore sollicités pour livrer une analyse des faits de langue incriminé ». Elle rappelait notamment que la <a href="https://www.cairn.info/revue-langage-et-societe-2010-2-page-15.htm"><em>Forensic Linguistics</em></a> « a plus de quarante ans d’existence derrière elle dans de nombreux pays » mais qu’elle reste en France et dans les pays relevant traditionnellement du droit romain « totalement ignorée, et des personnels de la magistrature, et des linguistes eux-mêmes ».</p>
<p>Depuis cette date, ce type de travaux a connu un certain essor, dans le domaine académique, notamment autour du groupe de recherche <a href="https://drainesite.wordpress.com">Draine</a> en ce qui concerne le discours de haine, avec une importante bibliographie et sujets d’application.</p>
<p>Ainsi, à propos du paradoxe entre interprétation littérale et contextualisation des propos, il est intéressant de considérer la phrase d’Éric Zemmour à propos de Renaud Camus : « j’aime la formule de Renaud Camus entre vivre ensemble il faut choisir » qui suit juste les propos soumis à discussion.</p>
<p>On trouve cette « formule » sur le compte Twitter de Renaud Camus avec la mention #OccupantDégage et une référence aux attentats islamistes :</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"949930041206558720"}"></div></p>
<p>Il n’est pas aisé d’interpréter l’intérêt de cette formule par le polémiste, mais en cherchant des informations sur Renaud Camus on peut <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Renaud_Camus">lire sur Wikipédia</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Il écrit de nombreux textes au sujet de ce qu’il nomme le “grand remplacement” des peuples européens par l’immigration, ce qui le rend influent au sein de la droite identitaire. En 2015, il rejoint le parti Souveraineté, identité et libertés. Il est candidat aux élections européennes de 2014 puis de 2019, désavouant toutefois la liste qu’il mène peu avant ce dernier scrutin. »</p>
</blockquote>
<p>Il est accusé d’antisémitisme en 2000 dans le <a href="https://journals.openedition.org/contextes/4975">cadre de l’« affaire Camus »</a> et en 2014, il est condamné pour provocation à la haine et à la violence contre les musulmans. Pour l’analyste du discours, <a href="https://www.persee.fr/doc/prati_0338-2389_2006_num_129_1_2094">ce « co-texte » fait « contexte »</a>. Ainsi, en ajoutant l’adhésion à une formule proposée par un écrivain déjà condamné pour des faits proches de ceux dont il est accusé, la citation a aussi une fonction de connivence auprès d’auditeurs/lecteurs familiers de ces thèses, et porte une forme d’autorité (soutien du propos).</p>
<p>Mais la dimension haineuse du propos est dissimulée, partiellement déléguée de manière allusive à Renaud Camus, et prise en charge par une mémoire du discours qui s’adjoint à l’interprétation littérale. Cela rejoint donc ce que développent les <a href="http://journals.openedition.org/semen/12275">chercheuses Fabienne Baider et Maria Constantinou</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Les discours de haine peuvent être aussi masqués et s’accompagner ou non de violence verbale, c’est ce qui est appelé le discours de haine dissimulée. »</p>
</blockquote>
<p>Et d’ajouter : « leur performativité n’en reste pas moindre » : cela signifie que ces discours ont des conséquences, car ils irriguent le champ politique, ils ont une dimension clivante qui oppose des populations, et créent un climat de guerre, puisqu’ils mettent en scène une armée de colonisation.</p>
<h2>Dissimuler la haine ?</h2>
<p>Dans ce contexte, comme le rappellent ces deux spécialistes, le discours de haine dissimulée pourrait se définir « comme toute manifestation discursive ou sémiotique pouvant de manière implicite ou masquée inciter à la haine, à la violence et/ou à l’exclusion de l’autre ».</p>
<p>Et on comprend bien que cette dissimulation pose problème pour les juristes, puisqu’elle met notamment en œuvre des procédés d’implicite. Comme le relève la chercheuse Camille Bouzereau qualifiant ce phénomène de <a href="http://journals.openedition.org/semen/12448">« néologisme lepénien »</a>, la dimension linguistique (le choix des mots, leur construction, l’organisation de la syntaxe, etc.) doit pouvoir être prise en compte. Dans le cadre du Front/Rassemblement national, elle ajoute notamment :</p>
<blockquote>
<p>« Jean-Marie Le Pen a été condamné à 18 reprises pour le contenu de ses propos (apologie de crimes de guerre, provocation à la haine raciale, diffamation) et Marine Le Pen une fois pour diffamation en 2008, faisant suite à des propos soutenus en 2010 sur la comparaison entre l’occupation nazie et les prières de rue des musulmans, elle a été jugée pour incitation à la haine mais se trouve relaxée en 2015 par le tribunal correctionnel de Lyon. »</p>
</blockquote>
<p>Nous voyons une énumération de condamnations pour faits de langue (apologie de crimes de guerre, diffamation, incitation à la haine), ce qui nous permet d’élargir plus largement cette question des discours de haine au-delà du cas d’Éric Zemmour.</p>
<h2>L’acceptabilité des discours</h2>
<p>Mais ce qui est en jeu, comme esquissé au fil de cet article, c’est la question de l’acceptabilité de ces discours. En effet, alors que les discours de Jean-Marie Le Pen semblaient éminemment transgressifs et avaient un rôle polémique, ceux d’Éric Zemmour semblent bien plus « entendables », du point de vue de la justice (relaxe) et aussi du point de vue de l’opinion publique. Certes les chiffres annoncés n’ont rien de scientifique, mais le martèlement d’une majorité qui « penserait comme » semble faire son chemin :</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1436999053477302276"}"></div></p>
<p>On peut donc en conclure que si ces propos peuvent être rendus « entendables », c’est qu’ils ont plusieurs propriétés : dimension linguistique de la haine dissimulée (implicite notamment) ; intégration dans un discours idéologique déjà martelé depuis des années et qui a imprégné le champ politique ; voix présente sur la scène médiatique.</p>
<p>Avec la possible entrée en campagne d’Éric Zemmour, ces différents paramètres vont être bouleversés, et il sera intéressant d’observer les manières dont ses discours vont continuer à être reçus et interprétés.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/167824/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Julien Longhi a reçu des financements de l'ANR, de l'IUF, du DIM STCN. Il est membre de Draine, « Haine et rupture sociale : discours et performativité », un groupe pluridisciplinaire de chercheuses et chercheurs qui travaillent autour des discours de haine et des discours radicaux ainsi que les genres respectifs qui leur sont liés.</span></em></p>Eric Zemmour a souvent été accusé de propager des discours intolérants : il est important de comprendre quels sont les processus par lesquels ils se sont imposés dans le débat.Julien Longhi, Professeur des universités en sciences du langage, AGORA/IDHN, CY Cergy Paris UniversitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1663832021-08-22T16:35:48Z2021-08-22T16:35:48ZPlongée dans le monde perverti des Incels, masculinistes frustrés et haineux<p>En tentant de comprendre pourquoi un homme a tiré sur <a href="https://www.bbc.co.uk/news/uk-england-devon-58197414">sept personnes à Plymouth</a>, au Royaume-Uni – peut-être la tuerie de rue la plus importante dans le pays depuis une décennie – l’enquête fait émerger de probables liens entre l’auteur de ces actes et la communauté « Incel ». Il s’agit d’une contre-culture ayant émergé sur Internet, dont les membres (majoritairement des hommes) se disent condamnés à être célibataires, ou « célibataires involontaires », en anglais <em>involuntary celibates</em> (in-cel).</p>
<p>Selon l’enquête, le suspect Jake Davidson aurait tout d’abord abattu sa mère avant de tirer sur plusieurs personnes, en tuant quatre autres, puis aurait retourné l’arme contre lui. Sa plus jeune victime avait trois ans. Dans ses déclarations précédent les attaques, il se serait comparé aux <a href="https://metro.co.uk/video/plymouth-shooter-jake-davison-clarifies-himself-as-an-incel-in-youtube-rant-2480403/">« Incels »</a> par le biais de vidéos sur YouTube et dans différents <a href="https://www.theguardian.com/uk-news/2021/aug/13/plymouth-shooting-suspect-what-we-know-jake-davison">forums</a>.</p>
<p>Dans les vidéos publiées, ses discours montraient qu’il était obsédé par le fait <a href="https://www.telegraph.co.uk/news/2021/08/14/plymouth-shooting-gunman-said-terminator-final-youtube-video">d’être encore vierge</a> et en souffrait. Ainsi, en référence directe avec l’idéologie incel, Jake Davidson se serait décrit comme <a href="https://metro.co.uk/2021/08/14/plymouth-shooting-what-is-an-incel-and-what-does-black-pill-mean-15090940/">« blackpilled »</a>, soit, dans le jargon de la communauté, celui qui aurait pris la pilule noire. Cette expression détourne un concept propre au film <em>Matrix</em>, dans lequel les protagonistes ont le choix entre la pilule bleue, qui mène au chemin consensuel – celui de la vie sous l’ordre des machines – et la pilule « rouge », permettant « l’éveil », la rupture avec la Matrice, voie que suit d’ailleurs le héros du film, Néo.</p>
<p>L’idéologie Incel <a href="https://www.numerama.com/pop-culture/624814-elon-musk-sassocie-a-la-pilule-rouge-ce-meme-conspirationniste-qui-a-detourne-le-message-de-matrix.html">s’est appropriée</a> cette allégorie en présentant l’image de la « pilule bleue » comme celle d’une société déviante dans laquelle les féministes et les femmes sont omniprésentes et auraient pris le pouvoir. Certains Incels lui opposent une option masculiniste, « la pilule rouge » donc, où il s’agit de se réaffirmer comme « homme » et lutter pour reconquérir sa « juste » place.</p>
<p>La version de la « pilule noire » est plus nihiliste. Elle est convoquée par certains individus Incel depuis 2016 pour signifier qu’ils ont perdu tout espoir d’entrer dans une relation amoureuse ou physique, qu’ils ont adhéré à une forme de fatalisme, de cynisme et qu’ils sont éventuellement prêts à recourir à la violence (contre eux-mêmes ou d’autres).</p>
<p>Se dire « blackpilled » équivaut aussi à se penser obsolète sur le « marché » amoureux. Jake Davidson, à seulement 22 ans, se croyait trop vieux pour « trouver l’amour » ou du moins être dans une relation sexuelle consensuelle.</p>
<h2>Qu’est ce un Incel ?</h2>
<p>Les Incels refusent ou nient toute responsabilité concernant leur manque affectif, émotionnel ou relationnel. Ils se persuadent que leur incapacité à attirer les femmes font d’eux des victimes et des opprimés.</p>
<p>Comme d’autres groupes s’inscrivant dans de nombreuses communautés misogynes virtuelles, connues sous le nom de <a href="https://www.cairn.info/revue-le-temps-des-medias-2021-1-page-172.htm">« manosphère »</a>, ils adhèrent ainsi à la théorie de la <a href="https://www.theguardian.com/technology/2016/apr/14/the-red-pill-reddit-modern-misogyny-manosphere-men">« pilule rouge »</a>.</p>
<p>Ils se considèrent comme des victimes d’une oppression de genre, que la domination masculine a été usurpée par un féminisme dont le seul but est d’asservir les hommes.</p>
<p>La « pilule noire » constitue l’ultime recours : « l’avaler » revient à accepter que cette oppression est inéluctable et insurmontable, conduisant les individus y adhérent à envisager des solutions radicales, comme le suicide ou la tuerie de masse.</p>
<h2>Une vision essentialiste de la société</h2>
<p>Les Incels croient que la société doit être organisée selon une hiérarchie génétique et essentialiste.</p>
<p>Au sommet se trouveraient les « chads », les hommes musclés, sportifs, très attractifs, que les femmes désireraient par « nature ». En dessous se trouvent différentes strates d’hommes qualifiés de « betas ». Les Incels se placent au plus bas de cette hiérarchie : leur seul point commun affiché étant ne pas pouvoir attirer de femmes.</p>
<p>Parmi les différentes catégorisations qu’on trouve à travers les sites et forums fréquentés par les Incels on trouve les définitions suivantes liées à des « problèmes » définis comme tels par les individus : « taille-cels », ceux qui sont trop petits, « squelette-cels » qui se plaignent de leur structure osseuse ou musculaire, « poignets-cels » qui pensent que leurs poignets minces jouent en leur défaveur… et la liste continue.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/2MC4gPMtLCI?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Plongée chez les Incels, documentaire.</span></figcaption>
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<h2>Cibler et haïr les femmes</h2>
<p>Les Incels tiennent les femmes (et dans une moindre mesure les « chads ») responsables de cette hiérarchie et de leurs échecs affectifs ou sexuels. Ils estiment que les femmes sont des êtres émotionnels et irrationnels qui cèdent à leurs seuls impératifs biologiques.</p>
<p>Ils se persuadent par exemple que les femmes choisissent des partenaires masculins différents en fonction de ce qu’ils peuvent leur apporter : un <em>beta</em> pour la sécurité financière qu’elles tromperont allégrement avec un « <em>chad</em> » pour assouvir leurs désirs.</p>
<p>Ainsi les Incels considèrent les femmes comme des prédatrices psychopathes et qu’une société dominée par les femmes conduira naturellement à la marginalisation l’oppression des hommes à grande échelle.</p>
<p>Parmi les différentes idées <a href="https://www.newamerica.org/political-reform/reports/misogynist-incels-and-male-supremacism/mass-violence-and-terrorism-since-santa-barbara/">disséminées ça et là</a> par les Incels, la frustration et la haine se traduisent en manifestes politiques. Par exemple certains proposent que les droits des femmes leur soient retirés ou bien que l’État les forcent à devenir des « petites copines officielles ». Pour d’autres les individus « alphas » de type <em>chad</em> devraient être éliminés. Pour d’autres encore, les femmes réticentes devraient être incarcérées dans des camps.</p>
<h2>Mort et violence</h2>
<p>Étant donné que l’alternative est de vivre misérable dans un sentiment d’oppression permanente, l’idéologie incel légitime la violence contre pratiquement n’importe quelle cible. Les forums incel glorifient ainsi le suicide tout en justifiant la <a href="https://www.vox.com/the-highlight/2019/4/16/18287446/incel-definition-reddit">violence extrême contre les femmes</a> comme traduisant leur mal-être mais aussi une noble réaction à leur (supposée) domination. La violence est aussi une réponse idéologique ; un moyen de <a href="https://www.splcenter.org/fighting-hate/extremist-files/ideology/male-supremacy">punir les femmes</a> pour leurs crimes perçus et de récupérer ce qui a été usurpé.</p>
<p>L’idéologie incel est nécessairement violente car il n’y a pas d’espoir, seulement de la vengeance.</p>
<h2>Tueries, fusillades</h2>
<p>Pendant un certain temps, le monde a instinctivement rejeté ce qui est, il est vrai, une idéologie puérile, basée sur des stéréotypes grossiers et des concepts absurdes. Malheureusement cette idéologie prend désormais une tournure trop inquiétante pour être ignorée. Plymouth n’est pas la première fusillade liée aux Incels.</p>
<p>Le Californien Elliot Rodger, qui se décrivait comme un « puceau du baiser », a tué six personnes en 2014 <a href="https://schoolshooters.info/sites/default/files/rodger_video_1.0.pdf">pour se « venger »</a> de toutes celles ayant refusé ses avances. Il s’est suicidé au terme de la tuerie. Depuis, de nombreux membres de la communauté Incel vénèrent Rodger comme un <a href="https://www.bbc.co.uk/news/world-us-canada-4389218">saint</a>.</p>
<p>À Toronto, au Canada, Alek Minassian a été <a href="https://www.bbc.co.uk/news/uk-56269095">condamné</a> pour le meurtre de dix personnes avec une camionnette en 2018. Il a <a href="https://edition.cnn.com/2018/04/25/us/incel-rebellion-alek-minassian-toronto-attack-trnd/index.html">salué</a> Rodger en ligne quelques minutes avant l’attaque. Des attaques récentes au <a href="https://www.bbc.co.uk/news/world-us-canada-52733060">Canada</a>, en <a href="https://eu.azcentral.com/story/news/local/glendale/2020/05/23/westgate-shooting-who-armando-hernandez-jr/5237382002/">Arizona</a> et en <a href="https://www.insider.com/hanau-terrorist-manifesto-shows-non-white-hatred-incel-trump-theft-2020-2">Allemagne</a> ont également été liées à des Incels, tandis qu’une <a href="https://www.nytimes.com/2021/07/21/us/incels-ohio.html">attaque planifiée</a> dans l’Ohio a été découverte quelques jours seulement avant celle de Plymouth. Les exemples sont nombreux, et certains <a href="https://www.thetimes.co.uk/article/police-urged-to-clamp-down-on-incel-movement-after-plymouth-shooting-0nppjxhj8">demandent</a> que la fusillade de Plymouth soit classée comme un acte de terrorisme.</p>
<h2>Assujettir, punir, dominer</h2>
<p>Bien qu’elle ne soit pas manifestement politique, l’idéologie incel s’articule autour de l’idée d’assujettissement, et la violence est censée avoir un impact social considérable. Rodger espérait <a href="https://www.documentcloud.org/documents/1173808-elliot-rodger-manifesto.html">« porter un coup dévastateur »</a> qui secouerait les femmes jusqu’au « cœur de leur méchant cœur ». Minassian a fantasmé sur une <a href="https://news.sky.com/story/alek-minassian-trial-incel-who-killed-10-people-in-toronto-van-attack-pleads-not-guilty-to-murder-12129597">« révolution incel »</a> qui renverserait l’ordre social « corrompu » et remettrait les femmes « à leur place ».</p>
<p>Peu d’Incels croient que ce type de projets soient réalistes, néanmoins leur volonté <a href="https://www.dps.texas.gov/sites/default/files/documents/director_staff/media_and_communications/2020/txterrorthreatassessment.pdf">d’user de violence</a> à ces fins et de cibler les femmes est réelle. C’est pourquoi l’extrême violence de la communauté incel <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/1057610X.2020.1751459">doit être considérée comme du terrorisme</a>.</p>
<p>Ce terrorisme incel a connu un pic au cours de la dernière décennie et tout indique que cette <a href="https://www.hsaj.org/articles/16835">communauté est en pleine expansion</a>. Cette attaque récente, si réellement motivée par l’idéologie incel, doit alerter. Malgré leurs conceptions et leurs visions du monde pour le moins perverties et une véritable incohérence idéologique, les Incels constituent une menace qui doit être prise au sérieux.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/166383/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Charlie Tye a reçu des financements de the Morrell Centre for Legal and Political Philosophy. </span></em></p>La tuerie de Plymouth commise par un homme de 22 ans enquête fait émerger de probables liens avec la communauté masculiniste et misogyne « Incel ».Charlie Tye, PHD Candidate, York Law School, University of YorkLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1626902021-06-15T16:59:28Z2021-06-15T16:59:28ZPapacito ou comment les youtubeurs d’extrême droite gagnent leurs abonnés<p>La réaction de Jean‑Luc Mélenchon à la vidéo de Papacito – Ugo Gil Jimenez de son vrai nom – a donné une visibilité sans précédente à son auteur, le leader de la France Insoumise <a href="https://www.huffingtonpost.fr/entry/jean-luc-melenchon-annonce-une-plainte-contre-papacito-youtubeur-dextreme-droite_fr_60be1bbde4b019366ad533da">ayant porté plainte</a>. Dans la vidéo désormais supprimée de YouTube, Papacito et Code-Reinho – un autre youtubeur spécialisé dans les armes à feu – tirent sur un mannequin habillé en « gaucho » tout en expliquant comment se procurer des armes légalement.</p>
<p>Beaucoup de citoyens ont alors découvert l’existence du personnage autant que de ses opinions. Si Papacito se présente dans une tribune vidéo de 40 minutes pour <em>Valeurs Actuelles</em> comme un « polémiste professionnel » et « humoriste », il affiche également sa sympathie à l’égard des idées de Jean‑Marie Le Pen et d’Éric Zemmour, une sympathie qui est d’ailleurs mutuelle pour ce dernier.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/IncxoYScNk0?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Malgré la controverse publique de ces derniers jours qui porte d’une part sur le caractère illégal ou non de la vidéo, et d’autre part sur la prétendue utilisation de cette vidéo à l’avantage de l’agenda politique de Jean‑Luc Mélenchon, il est intéressant de se pencher non sur la vidéo, mais sur le contexte général dans lequel elle est produite.</p>
<p>Il ne s’agit pas d’une vidéo isolée, d’un billet d’humour. La vidéo s’inscrit dans un projet politique que son auteur explicite dans d’autres interviews données pour <em>Valeurs actuelles</em> et <em>Boulevard Voltaire</em> : Papacito se présente comme un passeur d’idées qui cherche à populariser des <a href="https://www.youtube.com/watch?v=pDgHjC23jHw">idéologies d’extrême droite</a>. Il est un des acteurs les plus actifs d’un phénomène récent de popularisation sur les réseaux sociaux en général et YouTube en particulier d’idéologies antidémocratiques et illibérales autrefois cantonnées à des cercles restreints.</p>
<h2>Définir le phénomène : influenceurs d’extrême droite</h2>
<p>Dans le cadre de <a href="https://www.politics.ox.ac.uk/visitors/tristan-boursier.html">mes recherches</a>, j’observe depuis plus d’un an une vingtaine de chaînes YouTube qui développent des idées politiques d’extrême droite. J’étudie les contenus produits – l’évolution de leurs discours et de leur idéologie – mais aussi la croissance de leur nombre d’abonnés, de vues ainsi qu’une partie des interactions autour des vidéos générées par leurs auteurs sur Twitter.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/406689/original/file-20210616-15-16eyvmg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/406689/original/file-20210616-15-16eyvmg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=212&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/406689/original/file-20210616-15-16eyvmg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=212&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/406689/original/file-20210616-15-16eyvmg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=212&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/406689/original/file-20210616-15-16eyvmg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=267&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/406689/original/file-20210616-15-16eyvmg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=267&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/406689/original/file-20210616-15-16eyvmg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=267&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Nombre de vues de différentes chaînes YouTube proches de celle de Papacito.</span>
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<p>Les chaînes étudiées varient fortement en termes de visibilité. Les chaînes les plus vues cumulent depuis leur création entre 10 millions et 30 millions de vues. En termes d’abonnés, c’est-à-dire de personnes qui souhaitent être informées des activités de la chaîne en étant notifiées par YouTube, un petit groupe d’entre elles se situent entre 200 000 et 400 000 abonnés, la plupart dépassent péniblement les 50 000 abonnés. Seule exception notable, la chaîne du Raptor qui est la plus populaire avec plus de 700 000 abonnés. La chaîne principale de Papacito atteint 120 000 abonnés et plus de 2 millions de vues pour seulement quatre vidéos et trois ans d’existence.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/406690/original/file-20210616-3808-1cb8k8k.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/406690/original/file-20210616-3808-1cb8k8k.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=207&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/406690/original/file-20210616-3808-1cb8k8k.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=207&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/406690/original/file-20210616-3808-1cb8k8k.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=207&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/406690/original/file-20210616-3808-1cb8k8k.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=260&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/406690/original/file-20210616-3808-1cb8k8k.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=260&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/406690/original/file-20210616-3808-1cb8k8k.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=260&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Nombre d'abonnés de différentes chaînes YouTube proches de celle de Papacito.</span>
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<p>S’il n’existe pas de terme précis pour les désigner, il semble pertinent de parler d’influenceurs d’extrême droite.</p>
<p>Le terme est volontairement vague, car il tente de capter une activité qui consiste avant tout à influencer l’opinion publique et de populariser des idées hétéroclites. Si la plupart d’entre eux seraient d’accord pour se revendiquer de la droite et du conservatisme, des études approfondies, notamment celles de <a href="https://irisso.dauphine.fr/fr/membres/detail-cv/profile/samuel-bouron.html">Samuel Bouron</a> <a href="https://vimeo.com/480311060">Benjamin Tainturier</a> et d’<a href="https://oxford.academia.edu/EveGianoncelli">Eve Gianoncelli</a>, tous trois chercheurs à Sciences Po, permettent de faire des distinctions plus fines en précisant la diversité de leurs projets politiques qui mélangent de façon pas toujours cohérente et à différents degrés des messages suprémacistes blancs, masculinistes, mais aussi pour certains qui apparaissent clairement racistes et fascistes.</p>
<p>Le terme fasciste est souvent utilisé à outrance pour désigner ces acteurs. Des controverses académiques existent par ailleurs sur la pertinence de son emploi pour désigner des <a href="http://cqfd-journal.org/Le-fascisme-a-mute">phénomènes contemporains</a>. Il est donc important de préciser ce qu’il désigne ici. La définition de <a href="https://1lib.fr/book/2495339/3cbb39?id=2495339&secret=3cbb39">Roger Griffin</a> permet le mieux de comprendre les discours observés récemment sur Internet.</p>
<p>Pour l’historien et politologue oxonien, l’idéologie fasciste se présente comme une solution à « la décadence » provoquée par la démocratie libérale et le communisme. Aujourd’hui il s’agit du « gauchisme » en général – qu’il faut éradiquer à travers la <a href="https://www.routledge.com/The-Nature-of-Fascism/Griffin/p/book/9780415096614">mobilisation de masse, le nettoyage national et la renaissance nationale</a>. Le nettoyage national réfère ici à l’idée que le corps de la nation aurait été rendu impure par des « parasites ». Pour les influenceurs étudiés, il s’agit principalement des immigrés, des musulmans, des féministes et des militants de gauche. <a href="https://www.penguinrandomhouse.com/books/586030/how-fascism-works-by-jason-stanley/">Des études plus récentes</a> permettent de montrer en quoi il existe une rhétorique fasciste propre à certains discours contemporains diffusés sur Internet.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1396448192041033728"}"></div></p>
<h2>Devenir populaire sans perdre en radicalité et en cohérence</h2>
<p>Le message fasciste n’est pas toujours clairement identifiable et des désaccords existent parmi les influenceurs étudiés. Par exemple, Papacito tend à critiquer les ethno-racialistes (représentés en France par certains groupes suprémacistes blancs comme « Belvedere : État blanc ») en rappelant qu’après la Première Guerre mondiale le peuple français a subi « une sélection génétique des faibles » allant ainsi à l’encontre du darwinisme social. Il se dit donc plus attentif à l’apport d’élément extraeuropéen pour « raffermir le peuple français ».</p>
<p>Si l’appropriation d’internet par <a href="https://www.franceculture.fr/oeuvre/la-fachosphere-comment-lextreme-droite-remporte-la-bataille-du-net">l’extrême droite n’est pas nouvelle</a>, elle était jusqu’à présent cantonnée à des sites dédiés – tels que <a href="http://fdesouche.fr">fdesouche.fr</a>. L’enjeu est donc pour ces influenceurs de réussir à faire passer un message suffisamment cohérent sur le plan idéologique pour convaincre, sans pour autant prendre des positions trop radicales sur des sujets clivants au sein même de l’extrême droite.</p>
<p>Les influenceurs vont alors se répartir l’effort de propagation des idées dans un esprit gramscien : d’un côté des influenceurs idéologues, comme Julien Rochedy, qui développe des messages antiféministes et suprémacistes blancs <a href="https://theconversation.com/le-message-supremaciste-blanc-en-france-un-nouveau-discours-et-de-nouveaux-outils-de-diffusion-153988">sophistiqués</a>, et de l’autre, des influenceurs passeurs d’idée comme Papacito, qui cherchent à capter le plus grand nombre pour ensuite les rediriger vers les idéologues.</p>
<p>Cette stratégie semble payante puisque durant la seule année dernière, la plupart des chaines ont ainsi doublé leur nombre d’abonnés et pour certaines, l’ont triplé. En parallèle à YouTube, ces influenceurs tirent parti de Telegram et de Signal pour diffuser leurs idées les plus extrêmes sans tomber sous le coup de la loi. Ces réseaux également plébiscités par les <a href="https://ijoc.org/index.php/ijoc/article/view/9861">réseaux terroristes islamiques</a>, permettent d’échanger des messages de façon cryptée et à un public choisi.</p>
<p>Les vidéos YouTube constituent ainsi une vitrine qui permet ensuite de diriger le spectateur vers ces plates-formes plus discrètes où le message diffusé est bien plus radical car il n’est pas aussi contrôlé que sur YouTube.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/406506/original/file-20210615-13-1pnstli.PNG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/406506/original/file-20210615-13-1pnstli.PNG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=330&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/406506/original/file-20210615-13-1pnstli.PNG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=330&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/406506/original/file-20210615-13-1pnstli.PNG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=330&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/406506/original/file-20210615-13-1pnstli.PNG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=414&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/406506/original/file-20210615-13-1pnstli.PNG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=414&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/406506/original/file-20210615-13-1pnstli.PNG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=414&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Dans ses « Entretiens chocs », Papacito utilise l’actualité et l’humour comme support à un message viriliste et conservateur.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.youtube.com/watch?v=9Dm8Ezsj2Ys&t=1s&ab_channel=PAPACITO">Papacito/YouTube</a></span>
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<h2>Un projet politique nourri par des sources idéologiques variées</h2>
<p>Les influenceurs d’extrême droite développent des stratégies rhétoriques efficaces et sophistiquées afin de faire passer un message qui bien souvent est à la limite de ce qui est autorisé dans le cadre de la loi française.</p>
<p>Ainsi, régulièrement, certains d’entre eux vont parler indirectement de race en faisant des allers-retours entre différentes catégories vagues qui désignent les blancs – occidentaux, européens, Français « profonds » – et celles qui désignent les non-blancs en ironisant sur la rhétorique libérale multiculturelle – par exemple <a href="https://www.youtube.com/watch?v=mx2SwlCf5hk">« chances pour la France »</a> pour désigner les immigrés extra-européens.</p>
<p>Bien qu’ayant une posture de passeur d’idées, Papacito développe un projet politique précis : anti-républicain, royaliste, masculiniste et qui rejoint un certain nombre de caractéristiques propres aux franges les plus radicales de l’extrême droite tel que l’opposition à l’État de droit et la promotion de la violence. Sa pensée est basée en partie sur des références à la mode depuis une dizaine d’années à l’extrême droite : la figure du surhomme chez <a href="https://journals.sagepub.com/doi/full/10.1177/07255136211005989">Nietzsche</a>, le concept d’hégémonie culturelle du philosophe de gauche <a href="https://www.cairn.info/revue-du-crieur-2017-1-page-128.htm">Antonio Gramsci</a> et l’idée de grand remplacement de <a href="https://www.cairn.info/revue-du-crieur-2020-1-page-50.htm">Renaud Camus</a>.</p>
<p>Sa pensée n’est pas toujours cohérente, ce qui constitue un atout pour lui, car cette flexibilité idéologique lui permet de convaincre une plus grande audience. Ainsi, si Papacito admire l’autoritarisme illibéral de Franco, l’idée d’État libertarien – avec un État minimal qui laisse les citoyens posséder des armes et s’en servir librement dans leur propriété – ne lui parait pas mauvaise.</p>
<p>Sa rhétorique est construite autour d’un champ lexical guerrier : les adversaires politiques sont des ennemis et leurs alliés sont des collabos. Il fait régulièrement référence à la guerre civile et à la figure de l’épuration d’après-guerre. Lorsqu’un membre de <em>Valeurs Actuelles</em> l’interroge sur l’État de ses rêves, il évoque l’idée de cellules afin de « purger les collabos », puis l’importance de « désinfecter le corps français » avec des camps de rééducation basée sur une « pédagogie carcérale ».</p>
<p>La dimension masculiniste est également omniprésente. Il décrit la République française comme ayant été fondé par des « fils de putes » buvant des « thés de folles » en collants et rubans. À l’inverse de la royauté qui a pour lui été inventée par de <a href="https://www.youtube.com/watch?v=vaWlDNdiMk4">« gros rois germains avec des glaives d’un mètre »</a>.</p>
<p><div data-react-class="InstagramEmbed" data-react-props="{"url":"https://www.instagram.com/p/CObtJW7n8jj","accessToken":"127105130696839|b4b75090c9688d81dfd245afe6052f20"}"></div></p>
<h2>Un phénomène difficile à étudier</h2>
<p>Il est important, en tant que chercheur, de considérer avec sérieux ce phénomène qui tend à développer un discours structuré, argumenté qui possède ses propres références idéologiques. Il ne faut pas tomber dans la tentation de décrédibiliser ces discours, mais essayer de les caractériser et de comprendre la spécificité du projet politique qu’ils portent. Il est ainsi important de ne pas seulement considérer ce phénomène sous le <a href="https://editions.flammarion.com/la-fachosphere/9782081354906">prisme des mouvements sociaux</a> ou avec des <a href="https://www.routledge.com/The-Discourse-of-YouTube-Multimodal-Text-in-a-Global-Context/Benson/p/book/9780367366339">outils quantitatifs</a> comme le fait déjà la littérature académique contemporaine, mais il est également important de l’aborder avec les outils de la théorie politique et de l’étude des idéologies.</p>
<p>Pour autant, il ne s’agit pas non plus d’accorder à ce phénomène plus de place que ce qu’il n’a déjà, et de ne pas contribuer à la diffusion de ces idées qui ne sont pas seulement des opinions, mais parfois des délits au regard de la loi lorsqu’elles incitent à la haine raciale ou au crime.</p>
<p>Il ne faut pas oublier que ces discours restent minoritaires dans l’opinion publique bien que le contexte politique général français et européen <a href="https://www.fondapol.org/etude/la-conversion-des-europeens-aux-valeurs-de-droite/">voit la droite et l’extrême droite institutionnelle gagner du terrain</a>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/162690/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Tristan Boursier reçois des financements du Fonds de recherche du Québec dans le cadre de sa thèse.</span></em></p>Avec la controverse publique causée par la vidéo du youtubeur Papacito, il est intéressant de se pencher non sur la vidéo, mais sur le contexte général dans lequel elle est produite.Tristan Boursier, Doctorant en Science politique, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1619392021-06-10T13:45:08Z2021-06-10T13:45:08ZUn outil d’IA pourrait prévenir les conversations toxiques sur Internet<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/404089/original/file-20210602-23-3uz4cv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=25%2C38%2C4231%2C4244&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Les réseaux sociaux, les jeux vidéo et les communautés sur Internet font tous face au même problème: la multiplication des commentaires toxiques par une poignée d’utilisateurs malveillants.</span> <span class="attribution"><span class="source">(Shutterstock)</span></span></figcaption></figure><p>Les médias sociaux permettent d’échanger des informations comme jamais auparavant. Mais ils ont aussi ouvert la porte aux commentaires agressifs et violents, au harcèlement, voire à la diffamation et à la haine. </p>
<p>Et si un outil permettait de savoir qu’une conversation va mal tourner et agir pour empêcher les dérapages ?</p>
<p>C’est le défi sur lequel planchent Richard Khoury, de l’Université Laval, et Éloi Brassard-Gourdeau, de Two Hat Security, une entreprise qui fournit des outils pour modérer les conversations sur les réseaux sociaux.</p>
<p>Dans <a href="https://caiac.pubpub.org/pub/8ronc5im/release/1">un article publié</a> dans le compte rendu de la <a href="https://www.caiac.ca/en/conferences/canadianai-2021/home">34ᵉ Conférence canadienne sur l’intelligence artificielle (IA)</a>, les chercheurs montrent que le caractère positif ou négatif des mots utilisés et l’intensité de cette polarisation dans une conversation permettent d’améliorer les algorithmes servant à prédire si un échange risque de dérailler. <em>La Conversation</em> en a discuté avec Richard Khoury.</p>
<p><strong>En quoi consistent vos recherches ?</strong></p>
<p>Les réseaux sociaux, les jeux vidéo et les communautés sur Internet font tous face au même problème : la multiplication des commentaires toxiques par une poignée d’utilisateurs malveillants. Pour garder ces communautés florissantes, il est essentiel de filtrer ces messages toxiques aussi rapidement que possible, sans pour autant nuire aux conversations légitimes qui ont lieu entre les membres de ces communautés. Nos travaux cherchent à anticiper le dérapage des conversations et découvrir les signes précurseurs des messages toxiques. Ceci permettrait éventuellement aux modérateurs des communautés d’intervenir avant même que les messages toxiques n’apparaissent.</p>
<p><strong>Est-ce que ce sont les mots utilisés le problème ?</strong></p>
<p>Détecter des mots est relativement simple et ce genre de filtre existe déjà depuis plusieurs années. Le problème est que ça détecte les mots exacts et c’est très facile de simplement changer une lettre pour les contourner, ou d’utiliser un mot en apparence inoffensif mais qui a une connotation négative dans le contexte. Une conversation peut avoir l’air saine en apparence alors qu’elle comporte un message toxique. En parallèle, ces filtres étant très stricts, ils bloquent le mot, peu importe son contexte d’utilisation. Il y a donc beaucoup d’utilisations légitimes de certains mots, comme lors de conversations constructives sur la sexualité ou le cyberharcèlement, qui seront aussi bloqués. Le filtrage par mots-clés est donc très inefficace pour deux raisons : il laisse passer beaucoup de choses et en bloque d’autres par erreur.</p>
<p><strong>Utiliser des modérateurs humains est-il plus efficace ?</strong></p>
<p>La solution humaine est souvent utilisée lorsque l’on ne dispose pas de la technologie ou qu’on ne lui fait pas confiance. Ce sont des modérateurs qui relisent les conversations, mais ils agissent une fois que le mal est fait et lorsqu’on leur signale un message toxique. C’est très lent parce qu’ils doivent relire chaque message. C’est aussi incomplet, car une proportion importante de messages toxiques ne sont jamais rapportés. De plus, il a été clairement démontré que ceux qui en font une profession et qui sont exposés constamment à des messages violents et haineux peuvent avoir des séquelles psychologiques à la longue.</p>
<p><strong>Sur quoi vos travaux se basent-ils pour détecter les conversations toxiques avant qu’elles ne s’enveniment ?</strong></p>
<p>Nos recherches visent à créer des filtres qui traiteront les mots et les messages en tenant compte du contexte de la conversation dans laquelle ils surviennent. En prenant en compte ce contexte, il sera possible de déterminer si un mot ou un message est toxique ou inoffensif. Il sera également possible d’observer la conversation qui se dégrade, les messages qui changent et s’enveniment graduellement, et ainsi intervenir plus tôt, avant que les messages plus toxiques ne soient écrits. Dans notre plus récent article, nous nous sommes penchés plus précisément sur une nouvelle façon plus fine de traiter les sentiments exprimés dans la conversation pour contribuer à cet objectif.</p>
<p><strong>Comment avez-vous procédé concrètement ?</strong></p>
<p>Nous sommes d’abord partis des travaux d’un autre chercheur qui avait classé 1270 paires de conversations sur Wikipedia, qui contenaient une conversation qui avait dérapé et l’autre qui était restée polie. Ce chercheur avait découvert que les conversations toxiques contenaient souvent des messages à la deuxième personne (tu) et des questions directes. En échange, l’utilisation de la première personne avec des formules de politesse et de remerciements était un indicateur de positivité. Nous avons entraîné notre algorithme utilisant les sentiments à prévoir ces situations avec ces mêmes données et ensuite avec 26 954 conversations recueillies sur une plate-forme de jeux vidéo.</p>
<p><strong>Qu’avez-vous découvert ?</strong></p>
<p>D’abord, nous avons réalisé que l’analyse fine des sentiments est un très bon indicateur du déroulement d’une conversation, tant pour celles qui sont constructives que celles qui dégénèrent. Mais ce qui nous a le plus surpris est que ça ne prend pas grand-chose pour qu’une conversation dérape alors qu’il faut beaucoup d’effort pour garder une conversation positive. Il faut au moins quatre ou cinq mots positifs pour maintenir une conversation polie, mais il suffit d’un ou deux mots négatifs pour que ça dérape. Les premiers mots positifs ont donc l’air d’avoir moins d’importance, moins d’impact sur le reste de l’échange. Nous avons aussi découvert que le ton d’une conversation peut changer radicalement en moins de trois messages, ce qui veut dire que l’on dispose de quelques secondes seulement pour intervenir avant qu’une conversation polie au départ ne devienne toxique.</p>
<p><strong>Quels seront les impacts de vos travaux selon vous ?</strong></p>
<p>J’espère que ce genre de travaux, non seulement les miens, mais aussi ceux d’autres chercheurs, auront un impact important sur l’évolution de l’Internet. On ne se cachera pas que la propagation des messages toxiques est un gros problème et un gros défi aujourd’hui. Internet a été imaginé comme un espace où l’on pourrait s’exprimer librement, mais il a aussi ouvert une porte aux commentaires agressifs et violents, d’une manière illimitée et non contrôlée. Donc ce genre de travaux, je l’espère, permettra d’assainir la place publique virtuelle et en faire un environnement conforme à ce qu’on avait imaginé au départ, où l’on peut parler librement, mais de manière constructive, et échanger de l’information pour faire avancer la société. En ce moment, on le voit, l’ambiance toxique décourage les gens d’être actifs sur Internet et sur les réseaux sociaux parce qu’on ne veut pas se faire attaquer.</p>
<p><strong>Quelle sera la suite ?</strong></p>
<p>Il reste encore beaucoup de travail à faire pour que des algorithmes prédictifs de toxicité puissent être utilisés pour gérer des communautés web. Nous devrons tester notre système sur un plus grand ensemble de données et dans plusieurs contextes. Éventuellement, nous aimerions aussi étudier la voix, car dans les jeux vidéo, par exemple, il n’y a pas que des échanges de messages écrits, mais aussi des messages vocaux et le ton de la voix, qui peuvent être un élément prédictif de la qualité des échanges.</p>
<p><strong>Y a-t-il des enjeux éthiques à considérer dans les applications de vos recherches ?</strong></p>
<p>Oui, et nous devons en tenir compte. Nous voulons développer un outil qui ne bloquera pas les conversations constructives. Un algorithme mal entraîné pourrait non seulement avoir ce défaut, mais en plus cibler certains groupes de manière disproportionnée. Lorsqu’on parle d’éthique en intelligence artificielle, il faut regarder les jeux de données qui sont utilisés pour entraîner les algorithmes ; les groupes qui y sont mal représentés ou qui n’en font pas partie du tout risquent de subir des préjudices. Dans notre cas, des études d’autres chercheurs ont montré que lorsqu’on utilise des algorithmes qui n’ont pas été entraînés avec des jeux de données représentatifs, les messages écrits dans des dialectes de certains groupes culturels ne faisant pas partie des données d’entraînement étaient plus souvent faussement étiquetés comme toxiques. Il faut tenir compte aussi de nos biais personnels. Nous sommes très conscients de ça.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/161939/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Richard Khoury a reçu des financements du CRSNG et de MITACS.</span></em></p>La propagation des messages toxiques est un grave problème sur Internet, qui a d’abord été imaginé pour s’exprimer librement, mais qui a ouvert la porte aux commentaires agressifs et violents.Richard Khoury, Associate Professor, Université LavalLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1476862020-12-29T21:44:24Z2020-12-29T21:44:24ZDéconstruire les discours de haine pour mieux les combattre<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/376670/original/file-20201228-57963-10zk055.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=1%2C10%2C1196%2C802&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Expressions faciales représentant la haine, la jalousie et le désespoir (gravure datées de 1760 environ).
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/4/4e/A_face_expressing_hatred_or_jealousy_%28left%29%3B_a_face_with_hai_Wellcome_V0009327.jpg/2048px-A_face_expressing_hatred_or_jealousy_%28left%29%3B_a_face_with_hai_Wellcome_V0009327.jpg">Wikipedia/ Charles Le Brun; John Tinney</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>La loi initialement dite <a href="https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/10/02/la-republique-en-actes-discours-du-president-de-la-republique-sur-le-theme-de-la-lutte-contre-les-separatismes">« sur les séparatismes »</a> et rebaptisée « projet de loi confortant les principes républicains » entend entre autres réguler les appels à la haine et les dérives politiques extrémistes religieuses en <a href="https://vous-avez-dit-arabe.webdoc.imarabe.org/religion/islam-et-islam-musulman-islamique-ou-islamiste/comment-ne-plus-confondre-islamique-islamiste-et-musulman">particulier islamistes</a>.</p>
<p>Présentée en conseil des ministres le 9 décembre, elle crée entre autres <a href="https://theconversation.com/lynchage-de-samuel-paty-sur-les-reseaux-sociaux-comment-reguler-les-algorithmes-de-la-haine-148390">suite à l’assassinat de Samuel Paty</a>, un <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/11/18/le-projet-de-loi-contre-l-islam-radical-et-les-separatismes-finalise-et-transmis-aux-deputes-et-senateurs_6060131_823448.html">nouveau délit</a> de « mise en danger de la vie d’autrui par diffusion d’informations relatives à la vie privée, familiale ou professionnelle d’une personne permettant de l’identifier ou de la localiser ».</p>
<p>La question des discours de haine et de la radicalité politique ou religieuse a toujours existé. Proches de nous, le nazisme ou le terrorisme en sont des illustrations ; comme le sont les guerres de religion et le <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/la-conquete-de-l-amerique-tzvetan-todorov/9782020125765">massacre des Amérindiens</a>.</p>
<p>Tous ces événements, anciens comme modernes, ainsi que les discours qui les accompagnent, ont comme caractéristique commune de s’en prendre à ce qu’il y a de plus « autre ». Ils s’en prennent ainsi à une personne, une entité ou un groupe qui sont attaqués, décriés, insultés. Ils visent à l’exclusion totale, voire à l’anéantissement politique et social de « ces autres », dont le visage et les persécutions changent en fonction des lieux et des époques.</p>
<p>C’est ainsi que de <a href="https://www.franceinter.fr/culture/la-chasse-aux-sorcieres-la-face-cachee-de-la-renaissance">nombreuses femmes furent persécutées, car accusées de sorcellerie</a> en particulier à la Renaissance ; que les protestants le furent par les catholiques (<a href="https://www.museeprotestant.org/notice/la-saint-barthelemy-24-aout-1572/">nuit de la Saint Barthélémy en 1572</a> ; <a href="http://www.justice.gouv.fr/histoire-et-patrimoine-10050/proces-historiques-10411/laffaire-calas-22774.html">l’affaire Calas</a>, qui donna à Voltaire l’occasion de dénoncer le fanatisme religieux).</p>
<p>Néanmoins, Internet et les réseaux sociaux entraînent une recrudescence de ces phénomènes. Ils permettent en effet non seulement d’attaquer directement des personnes (attaques <em>ad hominem</em>), souvent de manière anonyme, mais aussi de faire circuler et d’alimenter les positions et discours extrêmes, de manière immédiate et incontrôlable. Un message peut être ainsi relayé, en quelques secondes, à des milliers de personnes.</p>
<h2>Discours différentialistes</h2>
<p>Mais comment les discours désignent-ils ces autres, à haïr, à exclure, voire à éradiquer ? Surtout, comment peut-on décrypter ces discours d’une part, et les déconstruire d’autre part pour recréer du lien social ? Cela, à l’heure où de nouveaux <a href="https://doi.org/10.4000/corela.12672">mots en – isme et en -iste</a>, qui sont par essence des mots catégorisants, font la une des journaux (<a href="https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/10/02/la-republique-en-actes-discours-du-president-de-la-republique-sur-le-theme-de-la-lutte-contre-les-separatismes">« séparatisme »</a>) et <a href="https://larevuedesmedias.ina.fr/islamo-gauchisme-carriere-mediatique">« islamo-gauchiste »</a>. La question se pose d’autant plus que ces discours différentialistes, qui tendent à mettre en exergue de manière critique les caractéristiques d’un ou de plusieurs autres, vont dans le sens de l’exclusion et du discours de haine.</p>
<p>La haine a la plupart du temps des origines <a href="https://theconversation.com/les-emotions-une-cle-de-la-lutte-contre-le-harcelement-scolaire-122880">émotionnelles</a> : parfois individuelle, et parfois collective, ses enjeux sont toujours liés à un même type de dynamique, fondée sur la peur de l’autre, ce qu’explique l’ouvrage à paraître prochainement <a href="https://www.lagalerne.com/livre/17968667-la-haine-en-discours-lorenzi-bailly-n--le-bord-de-l-eau"><em>La haine en discours</em></a>, édité par Nolwenn Lorenzi Bailly aux éditions le Bord de l’eau, collection documents.</p>
<p>Dans le cas où la haine vise une seule personne, on parlera de harcèlement : les discours d’une ou plusieurs personnes convergent pour tenir des propos visant à isoler, mettre à part, faire se sentir mal, exclure une personne en particulier d’un groupe donné. Ces phénomènes, et le <a href="https://theconversation.com/la-ligue-du-lol-une-affaire-de-cyberharcelement-choquante-mais-helas-classique-111930">cyberharcèlement</a> en particulier, peuvent être dévastateurs et bouleverser des vies de manière définitive. L’adolescence est une période de vulnérabilité qui fait des <a href="https://sante.lefigaro.fr/actualite/2014/03/25/22144-cyberharcelement-jeunes-face-risque-suicide">jeunes l’une des principales cibles du cyberharcèlement</a>.</p>
<p>La cristallisation d’une persécution sur un individu est souvent associée au phénomène du bouc émissaire, mis en évidence par <a href="https://theconversation.com/in-memoriam-rene-girard-50626">René Girard</a>. Le « tous contre un » se manifeste à travers le processus de désignation d’un bouc émissaire qui permet au groupe de refaire son unité contre une personne à travers le partage d’une émotion haineuse.</p>
<p>Lorsque plusieurs personnes font l’objet d’un discours de haine, le processus est le même, mais ce cadre discursif s’étend à la persécution : on peut dire qu’il devient programmatique dans le sens où il tend à s’organiser de manière systématique, comme cela fut le cas pour le <a href="https://www.lemonde.fr/culture/article/2020/06/22/genocide-au-rwanda-histoire-d-une-manipulation_6043771_3246.html">génocide des Tutsi au Rwanda</a>, ou ceux perpétrés par le nazisme.</p>
<p>Dans la langue française, la stigmatisation est facilitée, entre autres processus, par le système linguistique lui-même. La détermination obligatoire des substantifs, et l’article pluriel en particulier, permet de désigner en les isolant certains groupes de personnes, juste en les dénommant : « les juifs », « les homosexuels », « les roms »… Pour ne prendre que cet exemple de l’emploi de l’article défini, il agit comme un marqueur de démarcation inclusif ou exclusif d’un groupe, d’une communauté de personnes supposées avoir des caractéristiques communes entre elles, qui les (dé)marquent, les mettent à part, les excluent des autres selon certains critères.</p>
<h2>Langue reformatée</h2>
<p>Le simple fait de parler de certains groupes de personnes par rapport à d’autres selon des caractéristiques implicitement définies devient déjà un facteur de développement possible du discours de haine, car il entre dans une dynamique d’opposition – « les femmes », <em>versus</em> « les hommes » ; « les bons croyants » <em>versus</em> « les mécréants » (<a href="https://theconversation.com/quand-la-propagande-djihadiste-sempare-de-la-crise-sanitaire-135886">discours qui fonde le discours de haine terroriste de l’EI</a>) ; « les riches » <em>versus</em> « les pauvres »)-, et de distinctions (fondées sur toute une palette de critères possibles, y compris de <a href="https://theconversation.com/podcast-les-mots-de-la-science-r-comme-race-149399">races</a>).</p>
<p>Parallèlement au système de la langue même qui s’organise cognitivement d’une telle manière qu’il semble impossible, de fait, d’échapper à une catégorisation du monde, un travail de manipulation, voire de resignification des mots est parfois opéré pour mettre la langue au service d’une idéologie.</p>
<p>Ce type de processus linguistique, où la langue est reformatée au point que l’on donne aux mots un sens nouveau, a été mis en évidence par <a href="https://www.franceculture.fr/litterature/la-novlangue-de-george-orwell-un-instrument-de-domination">Georges Orwell dans son roman <em>1984</em></a>. Mais cela s’est également produit dans la réalité du discours nazi, dont le processus de construction a été quotidiennement décrit par Viktor Klemperer, dans le livre <a href="https://www.youtube.com/watch?v=M-4d7r6-pxY"><em>La langue du IIIème Reich</em></a>.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/M-4d7r6-pxY?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Documentaire, diffusé sur Arte, sur la vie de Victor Klemperer.</span></figcaption>
</figure>
<p><a href="https://www.lisez.com/livre-de-poche/lti-la-langue-du-iiie-reich/9782266135467">Dans ce livre</a>, Klemperer explique par exemple comment le terme « sous-homme » est une invention de la LTI (la langue du IIIème Reich) (p.80). Il explique encore la manière dont la LTI a banni le mot « système » de l’allemand au profit du mot « organisation », parce que les nazis :</p>
<blockquote>
<p>« n’ont pas de “système”, ils ont une “organisation”, ils ne systématisent pas avec l’entendement, ils cherchent à entrer dans le secret de l’organique » (p.140).</p>
</blockquote>
<p>Ce processus de <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/affaires-etrangeres/affaires-etrangeres-emission-du-samedi-14-novembre-2020">distinction et catégorisation</a> est d’autant plus complexe, qu’il nous aide, dès le plus jeune âge, à comprendre le monde et à organiser nos connaissances et savoirs. Nous fondons ainsi nos connaissances sur nos compétences à distinguer les choses les unes des autres de manière de plus en plus fine. Un animal d’un humain, puis au sein du règne animal, un mammifère d’un oiseau, puis au sein des mammifères, un chien d’un chat etc.</p>
<p>Il est donc particulièrement compliqué d’accepter que <a href="https://study.com/academy/lesson/theories-of-cognitive-categorization-classification.html">ce phénomène de catégorisation</a>, qui nous est indispensable pour apprendre, acquérir de nouvelles connaissances, puisse également se transformer à un moment donné en processus de réduction simplificatrice.</p>
<h2>Stéréotype</h2>
<p>On arrive à ce point à la notion de stéréotype qui conduit à attribuer certaines caractéristiques de manière systématique à certaines personnes, du fait qu’elles partagent en effet, qui une idéologie, qui une croyance ou culture religieuse, qui une orientation sexuelle, qui une origine.</p>
<p>Or, de fait, ce n’est pas parce que des personnes sont susceptibles de partager une caractéristique, qu’elles se ressemblent en tout point. Bien au contraire, ce qui distingue ces personnes au sein d’une même association par caractéristique commune est largement supérieur à ce qui les y rassemble. Aussi, d’une certaine manière, le discours de haine et de radicalisation émane-t-il du fait qu’à un moment donné les personnes ont renoncé à aller au bout de ce processus de distinction, discrimination qui fonde le savoir et la connaissance.</p>
<p>En ce sens, la discrimination au sens négatif est le fruit d’une paresse cognitive qui tend à regrouper sous un même label des éléments qui n’ont en réalité qu’un seul et unique trait en commun.</p>
<p>Ce phénomène rejoint celui d’<a href="https://theconversation.com/ah-ces-chinois-ils-travaillent-dur-quand-le-racisme-se-veut-bienveillant-147305">essentialisation</a>. Il s’accommode également de la tendance à accuser l’autre de nous faire ressentir les émotions que nous ressentons.</p>
<p>C’est cette forme de paresse cognitive qui nous conduit à isoler « l’autre » dans nos discours, dans un accusateur « toi, tu es ceci/cela/comme ceci/comme cela, donc je te rejette pour cette raison unique » (et quelles que soient toutes tes autres caractéristiques, traits, goûts, etc.). Le discours de haine est ainsi d’abord un discours qui renonce à la richesse de l’altérité. Il réduit l’autre à une tête d’épingle de ce qui le constitue comme personne dans son ensemble. Le discours de haine est en cela un discours réductionniste.</p>
<p>Au-delà de la mise en exergue d’une caractéristique, d’un trait, unique, il s’agit d’envisager tous les éléments qui font qu’une personne est unique ; et d’apprendre ainsi à désolidariser les individus de stéréotypages globaux souvent abusifs « les immigrés, les vieux, les jeunes, etc. »</p>
<h2>Changement de paradigme</h2>
<p>En ce sens, l’une des manières de lutter contre les manifestations discursives de la haine réside dans la diversification des approches d’autrui, dans le développement de la connaissance, du savoir – de l’autre, mais aussi du monde, de ce que signifie pour chacun être juif, arabe, bisexuel, financier, roux, chinois, etc.</p>
<p>Cela passe par une attention à nos propres prises de paroles (qui s’organisent en « moi je/toi tu », « elles et ils/eux ils ») ; aux choix des mots que nous utilisons, à leur précision. Apprendre à exprimer nos ressentis, nos émotions en disant « je » et à nuancer notre vocabulaire et les interprétations que nous faisons des dires et comportements d’autrui constituent certaines des clefs pour sortir de ce processus.</p>
<p>Il s’agit donc, également, de continuer à affiner et renforcer nos capacités et compétences linguistiques à distinguer et, d’une certaine manière, de chercher à opérer encore plus de distinction, à catégoriser encore plus finement le monde pour ne pas, justement, être tenté de le diviser en quartiers grossiers ou en cases prédéfinies dans lesquelles enfermer les individus.</p>
<p>Il s’agit alors d’éduquer à la variation, à la discrimination et ce tout au long de la vie. Voire de changer de paradigme, en passant de celui de la différence à celui de diversité. Ce changement de paradigme peut aussi se faire par la maîtrise du langage, de l’adresse à l’autre en même temps que la manière de parler des autres.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/147686/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Beatrice Fracchiolla a reçu des financements de CNRS en 2016-2018
Maison des sciences de l'Homme (2019) Université de Lorraine</span></em></p>À l’heure où les discours de haine peuvent se répandre plus rapidement que jamais, il importe de les décrypter et de les déconstruire pour mieux les combattre.Beatrice Fracchiolla, Professeure en sciences du langage, Université de LorraineLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1360772020-04-09T19:22:03Z2020-04-09T19:22:03ZEn temps de crise, gare au retour du bouc émissaire<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/326890/original/file-20200409-147148-1jyji43.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=5%2C0%2C3704%2C2280&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">William Holman Hunt, Le Bouc émissaire, 1854. </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Bouc_%C3%A9missaire_(Hunt)#/media/Fichier:William_Holman_Hunt_-_The_Scapegoat.jpg">Wikipédia</a></span></figcaption></figure><p>Nous sommes en guerre, nous a dit le chef de l’État. <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/03/16/nous-sommes-en-guerre-retrouvez-le-discours-de-macron-pour-lutter-contre-le-coronavirus_6033314_823448.html">En guerre</a> contre un ennemi invisible, insaisissable. Et dans ce type de guerre, lorsqu’il nous est impossible d’identifier l’ennemi, de le montrer du doigt pour orienter notre colère et l’affronter, il devient urgent, voir indispensable d’en identifier un.</p>
<p>Les recherches montrent, que ce soit en <a href="https://www.rene-girard.fr/57_p_44429/le-bouc-emissaire.html">philosophie</a> ou en <a href="https://doi.org/10.1111/kykl.12002">sciences comportementales</a>, que deux conditions doivent être remplies pour que l’ennemi puisse prendre corps : </p>
<ul>
<li><p>il doit faire partie de notre groupe de référence, un individu qui est proche, visible ; </p></li>
<li><p>il doit avoir une caractéristique commune, qui nous permet de nous comparer à lui (appartenir à la même catégorie socioprofessionnelle, à la même tranche d’âge, avoir une passion similaire, etc.).</p></li>
</ul>
<p>Dans votre immeuble, dans lequel vous passez votre temps à désinfecter les poignées d’entrée, habite une infirmière qui vous fait l’affront de rentrer chez elle tous les soirs, alors qu’elle a été exposée au virus toute la journée ? C’est la candidate idéale pour devenir bouc émissaire. Une fois identifié, ce <em>caper emissarius</em> sera exclu de votre groupe de référence et portera « tous les péchés de la cité » en dehors de celui-ci. Vous serez soulagé qu’elle déménage. Car ce n’est pas la même infirmière que vous applaudissez le soir, à 20h. L’infirmière que vous applaudissez, vous ne la connaissez pas, elle ne fait pas partie de votre groupe de référence, elle, elle sauve des vies. C’est cette erreur d’identification du bouc émissaire que font la plupart des individus, quand l’ennemi est diffus et qu’aucun responsable n’a été désigné.</p>
<p>Il est évidemment inacceptable d’exclure une infirmière innocente et de lui faire porter des torts alors qu’elle passe ses journées « sur le front » : pourtant certaines personnes ne peuvent s’en empêcher. Pourquoi est-il nécessaire pour ces personnes de désigner un bouc émissaire ? Quelles sont les solutions pour que leur colère reste contenue ? Parce que s’il n’est pas possible d’empêcher certaines personnes d’identifier des boucs émissaires, il est fondamental de limiter la portée de ces comportements antisociaux, voire destructeurs.</p>
<h2>Déléguer, un art machiavélique ?</h2>
<p>En temps de crise, il n’y a parfois pas d’autre choix pour les décideurs que d’engager des réformes impopulaires, telle que l’instauration du confinement, quitte à perdre la confiance ou le soutien d’une partie de la population. Cependant, <a href="https://doi.org/10.1016/j.jebo.2015.10.023">nos recherches montrent</a> que le fait de déléguer la responsabilité d’une reforme impopulaire est efficace en termes d’acceptation : Nicolas Machiavel décrivait il y a cinq siècles les mérites de cette solution. Dans son chef-d’œuvre, <em>Le Prince (1532)</em>, Machiavel écrit, « Les Princes devraient déléguer à d’autres l’adoption de mesures impopulaires… ». Comment appliquer ce conseil sans être… machiavélique ? Pour un chef d’État, il est plus simple de soutenir que les choix sont imposés par la « technocratie » : Commission européenne, OMS, ou comité d’experts, par exemple. Pour un chef d’entreprise, le gouvernant est le bouc émissaire idéal. Il est toujours facile de renvoyer à un bouc émissaire de responsabilité plus haute.</p>
<p>Une autre stratégie peut-être mise en place : la littérature traditionnelle a déjà étudié le choix d’engager un délégué pour agir en son nom en insistant sur les asymétries d’information ou d’expertise, sous prétexte d’efficacité. <a href="https://doi.org/10.1016/j.jebo.2015.10.023">Nous avons complété cette analyse</a> en montrant que les décideurs ont occasionnellement recours à la délégation pour faire « porter le chapeau » et « échapper à leurs responsabilités », en atténuant le jugement négatif attaché à une reforme impopulaire.</p>
<p>La délégation dégage le principal décideur de ses responsabilités et permet de préserver son image, le mécontentement étant dirigé vers le bouc émissaire. La tentation pourrait alors être, pour un décideur manipulateur, de prétendre qu’il a délégué la décision, afin de récolter les avantages liés au transfert de l’autorité, tout en prenant en réalité lui-même la décision. Il utilise alors un « faux » délégué comme bouc émissaire. En l’absence de bouc émissaire, il peut aussi simplement laisser porter le chapeau à quelqu’un d’innocent qui a été identifié par les individus par effets de proximité. La violence des individus étant focalisée sur cette personne-là, le décideur peut continuer à agir (souvenez-vous du métier de <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Blanche/Monsieur-Malaussene">Benjamin Malaussène</a>).</p>
<h2>Stratégie de fausse délégation</h2>
<p>Dans nos recherches, nous avons étudié si les individus en charge de prendre des mesures impopulaires étaient capables de mentir au sujet de la délégation ; si les boucs émissaires acceptaient leur rôle ; enfin, si les individus touchés par la réforme impopulaire l’acceptaient plus facilement si elle venait non pas de leur décideur habituel, mais d’un délégué. Nous avons montré qu’un nombre significatif d’individus adoptent la stratégie de la « fausse délégation », affirmant qu’ils délèguent la prise de décision, tout en la prenant eux-mêmes. Cependant, un nombre non négligeable de délégués refusent d’occuper le rôle moralement ambigu de bouc émissaire car ils ne veulent tout simplement pas être les complices d’une proposition injuste. Enfin, nous avons observé que la présence d’un bouc émissaire canalise la colère tout en permettant une meilleure acceptation de la mesure.</p>
<p>Montrer du doigt un faux bouc émissaire est donc immoral et injuste, mais certaines personnes peuvent en tirer des bénéfices, notamment en période de crise. On en arrive à croire que ce type de comportement serait moins condamnable lorsque la mesure est impopulaire mais nécessaire. Comment s’assurer que les coûts sociaux sont contenus et que le bouc émissaire n’est pas l’objet de violence ?</p>
<h2>Limiter le phénomène</h2>
<p>Les décideurs doivent jouer sur les deux dimensions nécessaires à l’identification du bouc émissaire : le groupe de référence et la caractéristique qui nous en rapproche. Par ailleurs, ils doivent prendre en considération la recherche de contrôle de certaines personnes. Face à la situation stressante que nous connaissons, avec un virus invisible, diffus et dangereux, certains individus pourraient être tentés de chercher à contrôler pour se rassurer et se redonner une sensation de contrôle. S’ils n’ont pas de contrôle sur le virus ou les actions du gouvernement, ils pourraient donc être tentés de chercher à contrôler le fait que l’infirmière déménage.</p>
<p>D’abord, en élargissant notre groupe de référence : il ne faut plus que celui-ci se limite à nos voisins proches, il faut que les individus puissent comprendre que tout le monde peut faire partie de leur groupe de référence. Les infirmières qui sauvent des vies devraient avoir plus de visages, pour qu’on puisse les intégrer dans le groupe de référence, pour qu’on comprenne que le groupe social est large. Ceci nous permettrait de comprendre que notre voisine fait partie de ce groupe vertueux et ne plus l’identifier comme bouc émissaire, mais de <a href="https://doi.org/10.3917/reco.706.1153">mettre en avant le lien social</a>, qui nous rend plus coopératifs.</p>
<p>Enfin, la comparaison devrait se faire à partir d’un comportement exemplaire (l’effort, justement, que font les infirmières, par exemple). C’est plutôt ce comportement devrait être mis en avant, et pas les violences faites à ces mêmes infirmières. Mais alors, qui sera le nécessaire bouc émissaire ? Il faut œuvrer à remonter et assumer la décision au niveau le plus élevé : plus elle est éloignée de nous, plus la décision est acceptable. C’est de cette façon que l’on peut limiter la volonté et l’illusion de vouloir reprendre le contrôle. La responsabilité doit remonter là où les décisions sont réellement prises, et ceci doit être communiqué clairement… ce qui empêchera logiquement les individus de se tourner vers des innocents.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/136077/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Angela Sutan a reçu des financements de l'ISITE UBFC à travers le programme Coach International.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Ivan Ajdukovic a reçu des financements de l'ISITE UBFC à travers le programme Coach International.</span></em></p>S’il n’est pas possible d’empêcher certaines personnes d’identifier des boucs émissaires, il est fondamental de limiter la portée de ces comportements antisociaux, voire destructeurs.Angela Sutan, Professeur en économie comportementale, Burgundy School of Business Ivan Ajdukovic, Professeur permanent, Burgundy School of Business Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1313652020-03-03T17:45:36Z2020-03-03T17:45:36ZBonnes feuilles : « Pour en finir avec la complainte nationaliste »<p><em>Nous publions un extrait de l’ouvrage de Laurent Mucchielli <a href="https://www.fayard.fr/documents-temoignages/la-france-telle-quelle-est-9782213716800">« La France telle qu’elle est, pour en finir avec la complainte nationaliste »</a> qui vient de paraître aux éditions Fayard. En s’appuyant sur plus de trente ans de recherches aussi bien historiques que sociologiques, le chercheur décrypte, à partir notamment des affaires autour du « voile », la façon dont les discours réactionnaires, extrémistes et ultra-nationalistes se sont emparés de l’espace public français. Extraits choisis de l’introduction.</em></p>
<hr>
<h2>Panique sur le foulard des musulmanes</h2>
<p>Le voile, et à travers lui l’islam, rend bel et bien <a href="https://www.cairn.info/revue-mouvements-2004-2-page-96.htm">« hystérique »</a>.</p>
<p>La liste des exemples est sans fin. En réalité, il ne se passe pas une année sans qu’une polémique vienne raviver le feu allumé en 1989 à Creil (Oise), lorsque, à la rentrée scolaire de septembre dans un collège, trois adolescentes dont deux sœurs de 13 et 14 ans ont refusé d’enlever ce qu’on appelait souvent à l’époque un « tchador » (un grand foulard faisant le tour de la tête pour recouvrir l’ensemble des cheveux). Chaque année depuis se déroule un nouvel épisode de cette longue série qui pourrait s’intituler « Panique sur le foulard des musulmanes ».</p>
<p>Cela fait donc trente ans que le débat public français est empoisonné par cette question d’un choix vestimentaire opéré par certaines femmes de confession musulmane. C’est un premier constat.</p>
<h2>Des femmes sans voix</h2>
<p>Le second est que, bizarrement, la plupart des commentateurs fantasment les raisons qui motivent ces femmes mais ne leur ont jamais demandé leurs raisons. <a href="http://www.premierparallele.fr/livre/des-voix-derriere-le-voile">Ils parlent à leur place</a>, donc.</p>
<p>Ils interprètent sans savoir, les explications leur paraissent aller de soi. Deux argumentations dominent, qui parfois <a href="https://journals.openedition.org/questionsdecommunication/2561">se cumulent</a>.</p>
<p>Les uns y voient une attaque fondamentale contre la laïcité, les autres un signe de la domination masculine et de l’oppression des femmes. Or, dans la réalité, les <a href="https://www.cairn.info/le-foulard-et-la-republique--9782707124289.htm">nombreux chercheurs</a> qui ont pris la peine d’<a href="https://journals.openedition.org/assr/20712">interroger les intéressées</a> depuis vingt ans ont facilement montré que leurs motivations premièrement étaient diverses, deuxièmement ne relevaient fondamentalement <a href="https://lafabrique.fr/les-filles-voilees-parlent/">d’aucune</a> des deux explications <a href="https://www.cairn.info/revue-pensee-plurielle-2009-2-page-113.htm">proposées</a>.</p>
<p>La réalité est que, en France, au tournant du XX<sup>e</sup> et du XXI<sup>e</sup> siècles, la décision de porter le voile pour une jeune femme se fait principalement dans un processus d’affirmation identitaire individuelle et/ou dans une quête spirituelle personnelle qui, en soi, n’impliquent ni hostilité envers les institutions françaises ni soumission à un quelconque pouvoir masculin.</p>
<h2>Une passion française</h2>
<p>Enfin, le troisième constat que l’honnêteté commande de faire est le suivant : il s’agit d’une passion spécifiquement française. Tous les épisodes que nous venons d’évoquer ont en effet provoqué la <a href="https://www.courrierinternational.com/article/vu-de-letranger-burkini-la-france-se-trompe-de-combat">consternation</a> dans la plupart des pays du monde, y compris les autres pays occidentaux.</p>
<p>À tel point que le Haut-Commissariat de l’ONU aux Droits de l’Homme <a href="http://www.leparisien.fr/societe/burkini-les-arretes-favorisent-la-stigmatisation-des-musulmans-selon-l-onu-30-08-2016-6080393.php">était intervenu fin août 2016</a>, après l’affaire du « burkini », estimant que</p>
<blockquote>
<p>« ces décrets n’améliorent pas la situation sécuritaire ; ils tendent au contraire à alimenter l’intolérance religieuse et la stigmatisation des personnes de confession musulmane en France, en particulier les femmes. […] Les codes vestimentaires, tels que les décrets anti-burkini, affectent de manière disproportionnée les femmes et les filles et sapent leur autonomie en niant leur aptitude à prendre des décisions indépendantes sur leur manière de se vêtir ».</p>
</blockquote>
<p>Pourquoi donc ce particularisme français ? Qu’est-ce qui se joue dans notre pays ? Pourquoi ce qui paraît banal et relevant de la liberté individuelle dans d’autres pays laïcs, est perçu en France comme une agression insupportable et une pratique à éradiquer ? D’où vient cette allergie à l’islam si répandue dans les élites françaises ? D’où viennent cette agressivité et parfois cette hystérie prêtes à se déclencher à la moindre apparition d’une femme voilée dans l’espace public ?</p>
<p>[…]</p>
<p>On peut imaginer plusieurs réponses à cette question, que je pose notamment à la fin de l’ouvrage.</p>
<h2>Répondre à la nouvelle pensée nationaliste</h2>
<p>Mais la première qui peut légitimement venir à l’esprit est la suivante : ces discours ont peut-être du succès pour la bonne et simple raison qu’ils proposeraient un diagnostic pertinent des problèmes de la société française.</p>
<p>Et si Renaud Camus n’était pas un vieux paranoïaque théorisant une hallucination dénommée « grand remplacement » mais un véritable visionnaire ? Et si son disciple Zemmour n’était pas un polémiste névrosé et une machine à fake news mais au contraire un véritable historien et un lanceur d’alerte valeureux et clairvoyant ? Qu’importe que son discours ressemble à s’y méprendre à celui des vieux antisémites du XIX<sup>e</sup> siècle.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/314191/original/file-20200207-27538-woe69.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/314191/original/file-20200207-27538-woe69.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=616&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/314191/original/file-20200207-27538-woe69.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=616&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/314191/original/file-20200207-27538-woe69.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=616&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/314191/original/file-20200207-27538-woe69.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=774&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/314191/original/file-20200207-27538-woe69.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=774&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/314191/original/file-20200207-27538-woe69.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=774&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Librairie antisémite à Paris en 1901.</span>
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<p>S’il avait raison, cela justifierait tout. N’est-ce pas là le fond de l’affaire ? N’est-ce pas sur ce point précis qu’il faut porter le débat ? Les journalistes comme les hommes et les femmes politiques qui débattent tous les jours de ces questions ne prétendent-ils pas nous dire quelle est la vérité sur les problèmes de la société française ? La réponse ne fait aucun doute. Plus que jamais, on peut dire que <a href="https://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1997_num_126_4_3546">« le problème de la vérité et de sa manipulation est aujourd’hui au cœur du débat sur l’immigration »</a>.</p>
<p>Et telle est la raison d’être de ce livre : répondre sur le fond à cette « nouvelle » pensée nationaliste à la mode. D’abord en soumettant ses principaux arguments concrets à une sorte d’examen pédagogique de vérification, sur l’immigration, sur la religion, sur la délinquance, sur les motifs de la migration, sur la laïcité, etc. Ensuite en confrontant ses imaginaires historiques profonds (ceux qui déterminent l’idée qu’ils se font de « l’identité française », de la « nation française » ou de la « civilisation française ») à une analyse froide et lucide de l’histoire et de la situation sociale actuelle de notre pays.</p>
<hr>
<figure class="align-left ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/316466/original/file-20200220-92493-ep9d2p.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/316466/original/file-20200220-92493-ep9d2p.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=960&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/316466/original/file-20200220-92493-ep9d2p.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=960&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/316466/original/file-20200220-92493-ep9d2p.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=960&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/316466/original/file-20200220-92493-ep9d2p.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1206&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/316466/original/file-20200220-92493-ep9d2p.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1206&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/316466/original/file-20200220-92493-ep9d2p.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1206&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption"></span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.fayard.fr/documents-temoignages/la-france-telle-quelle-est-9782213716800">Fayard</a></span>
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<p><em><a href="https://www.fayard.fr/documents-temoignages/la-france-telle-quelle-est-97822137168">« La France telle qu’elle est, pour en finir avec la complainte nationaliste »</a>, paraît le 4 mars, aux éditions Fayard.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/131365/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Laurent Mucchielli ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>« La France telle qu’elle est. Pour en finir avec la complainte nationaliste » paraîtra le 4 mars aux éditions Fayard. Extraits.Laurent Mucchielli, Directeur de recherche au CNRS (Laboratoire méditerranéen de sociologie), Aix-Marseille Université (AMU)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1252712019-10-16T19:42:03Z2019-10-16T19:42:03ZCe n’est pas Eric Zemmour le problème mais la légitimité que lui confèrent les médias<p>« Je ne suis pas d’accord avec vous, mais je me battrai pour que vous ayez le droit de le dire » : la phrase attribuée à Voltaire et que les défenseurs d’Éric Zemmour s’emploient à réactiver n’est-elle pas des plus commodes ?</p>
<p>Tout démocrate est pour la liberté d’expression, sauf à se l’octroyer de façon exclusive. Mais la question concernant Éric Zemmour, nouveau chroniqueur <a href="https://www.nouvelobs.com/medias/20191014.OBS19761/nous-n-irons-plus-sur-cnews-l-emission-de-zemmour-suscite-une-vague-de-boycott.html">attitré de CNews</a> n’est pas là. Elle est dans ce phénomène nouveau de notre société postmoderne : les modes de diffusion et de circulation de la parole.</p>
<p>Toute parole personnelle, dès lors qu’elle se répand dans les réseaux sociaux et qu’elle est prise en relais par les médias d’information, devient ce qu’on appelle une « parole publique ». La question est : qu’est-ce qui légitime une parole publique ?</p>
<h2>La légitimité de la parole publique</h2>
<p>Ce n’est donc pas ses propos que l’on examine ici, mais leur légitimité comme parole publique. Ses propos, on en connaît la teneur populiste, islamophobe et identitaire, fausse et dangereuse pour la conscience citoyenne, bien dénoncée par Gérard Noiriel dans son récent ouvrage <a href="https://editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Le_venin_dans_la_plume-9782348045721.html"><em>Le Venin dans la plume. Edouard Drumont, Éric Zemmour et la part sombre de la République</em></a> (La Découverte). Dans ces propos, il ne s’agit pas tant de « conservatisme », qui, après tout, a droit de cité dans le débat public, jouant son rôle de résistance face à certains effets destructeurs du progressisme technologique, que de « restauration », comme le souligne Nicolas Truong dans une <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/09/29/droite-extreme-le-grand-retournement-ideologique_5362113_3232.html">analyse récente dans <em>Le Monde</em></a>/</p>
<p>Car en effet il vaut mieux agiter le fantôme de la « dépossession », pour appeler à la réappropriation du monde perdu, que se contenter de le conserver. Mais cette tentative de « restauration », dont on connaît les retours périodiques dans l’histoire de France, est moins politique que fantasmatique.</p>
<p>Il voudrait jouer le rôle d’un lanceur d’alerte auprès d’une certaine partie de la population, il ne tient que celui d’un propagandiste prosélyte. Il voudrait réveiller les consciences, il les plonge dans la paranoïa. Le corpus de ses discours montre que ceux-ci sont moins politiques que conspirationnistes.</p>
<p>Une parole diffusée dans l’espace public est d’abord affaire de légitimité. Et c’est le cadre de sa production qui lui donne sa légitimité, c’est-à-dire sa raison d’être et son sens.</p>
<h2>Ce que n’est pas Eric Zemmour</h2>
<p>En 2010, j’avais eu l’occasion d’analyser <a href="http://www.leparisien.fr/culture-loisirs/affaire-zemmour-19-03-2010-854493.php">« l’affaire Zemmour »</a>, lorsque dans l’émission « Salut les terriens », du 6 mars, diffusée sur Canal+, et animée par Thierry Ardisson, le chroniqueur d’alors, Éric Zemmour, réagissant aux propos d’un interlocuteur qui dénonçait les contrôles au faciès, avait déclaré :</p>
<blockquote>
<p>« Mais pourquoi on est contrôlé 17 fois ? Pourquoi ? Parce que la plupart des trafiquants sont noirs et arabes ! C’est comme ça, c’est un fait… »</p>
</blockquote>
<p>Suite à cette déclaration, il y eut deux procédures en justice pour « provocation à la haine raciale » et « discrimination à l’embauche ». Déjà, à l’époque, je m’interrogeais : quelle est la <a href="https://www.cairn.info/revue-reseaux-2011-6-page-135.htm">légitimité d’un chroniqueur de radio ou de télévision</a> ? Une parole publique est une parole de représentation, et sa légitimité lui vient de ce au nom de quoi on parle : d’un parti, d’un syndicat, d’une association, d’une institution, d’un groupement reconnu, d’une notoriété intellectuelle ou scientifique.</p>
<p>Dans le cas d’Éric Zemmour, quelle est sa légitimité ? Il n’est pas un homme politique comme un Jean‑Marie Le Pen autrefois, ou une Marine Le Pen aujourd’hui, s’exprimant en tant que personnalités politiques instituées, au nom d’un parti porteur d’une certaine idéologie ; il n’est pas un homme de lettres, un écrivain reconnu, un intellectuel ou un penseur comme <a href="https://www.lefigaro.fr/vox/culture/regis-debray-stendhal-c-est-l-esprit-francais-mais-hugo-c-est-l-ame-20190909">Régis Debray</a> qui peut se permettre de parler en tant que philosophe moraliste ; il n’est pas un scientifique qui essaierait de vulgariser une parole spécialisée sans porter de jugement radical ; il n’est pas non plus le simple citoyen qui pourrait témoigner de sa propre opinion en fonction de sa propre expérience ; il n’est même pas comme Dieudonné qui appartient à la catégorie des humoristes engagés, dont les dérapages antisémites sont jugés à l’aune de la jurisprudence sur les actes humoristiques.</p>
<p>Ces diverses personnalités – et le public auquel elles s’adressent –, savent au nom de quoi elles parlent. En ce sens, on peut, à chaque fois, leur imputer une responsabilité. Mais Éric Zemmour, il représente qui, et il parle au nom de quoi ?</p>
<p>Ce serait en qualité de journaliste-chroniqueur ? Mais qu’est-ce qu’un journaliste-chroniqueur ? Ce devrait être un journaliste qui, spécialisé dans un domaine de la vie sociale (politique, économique, scientifique, artistique, sportif), est en mesure d’apporter des explications plus approfondies, de faire des analyses plus poussées que celles d’un rapide commentaire sur les événements d’actualité. Son rôle est de mettre en regard différents points de vue, de les confronter et d’en tirer un certain nombre d’enseignements. C’est une question de déontologie journalistique et les journalistes-chroniqueurs sérieux en ont conscience. Éric Zemmour n’est rien de tout cela. Le cas Zemmour ? À l’évidence, sa légitimité, par sa présence à la télévision, à la radio et dans les tribunes presse écrite, n’est que médiatique.</p>
<h2>La force de la machine médiatique</h2>
<p>C’est la machine médiatique qui, à travers sa politique de programmation, est instance de légitimation : elle procure à toute personne parlant dans son cadre une légitimité médiatique. Et c’est ici qu’apparaît son effet pervers. Car s’il est justifié qu’elle légitime la parole des experts, des témoins et des citoyens, on peut se demander à quel titre parlent ces chroniqueurs-provocateurs qui sont pourtant doublement légitimés parce qu’ils sont présentés comme journalistes et comme experts des questions de société.</p>
<p>Éric Zemmour n’a aucune de ces légitimités. Il faudrait réduire ses propos à leur insignifiance, et c’est le contraire qui se produit. Ceux-ci ont cependant un avantage, celui de nous rappeler que la force de frappe du populisme est d’extrême droite.</p>
<p>Grâce à Zemmour, cela apparaît de façon évidente. Il est vrai que la gauche radicale s’adonne aussi à des stratégies de discours populiste, ne serait-ce que dans son mouvement « décoloniales », <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/05/25/feminisme-et-racialisme-il-faut-que-la-raison-l-emporte-sur-la-passion_5467045_3232.html">comme je l’ai montré dans divers articles</a>. Mais contrairement aux philosophes <a href="https://journals.openedition.org/lectures/33446">Ernest Laclau et de Chantal Mouffe</a> qui prônent l’avènement d’un populisme de gauche, il faut rappeler que les valeurs défendues par la gauche ne sont pas les mêmes que celles défendues par l’extrême droite.</p>
<p>Quant aux médias, il faudrait que, entre l’éthique de conviction qui veut que ceux-ci informent le citoyen quoiqu’il en coûte, et l’éthique de responsabilité qui oblige à s’interroger sur la manière d’informer, dont certains effets sociaux peuvent être délétères et mortifères, ils sachent, dans leur « éditorialisation », se tenir sur cette corde raide.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/125271/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Patrick Charaudeau ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Éric Zemmour pose un autre débat que celui des idées, celui des modes de diffusion et de circulation de la parole publique et de la légitimité de cette dernière.Patrick Charaudeau, Professeur émérite en Sciences du langage, chercheur au Laboratoire de communication politique (CNRS), Université Sorbonne Paris NordLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1236262019-09-22T17:57:05Z2019-09-22T17:57:05ZTraquer la haine sur les réseaux sociaux exige bien plus qu’un algorithme<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/293199/original/file-20190919-22425-cqwp0l.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=7%2C38%2C5168%2C3406&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Les groupes de haine sont protéiformes et se reconstituent sans cesse sur des espaces physiques ou temporels difficiles à maitriser.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://unsplash.com/photos/8LfE0Lywyak">Unsplash</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nd/4.0/">CC BY-ND</a></span></figcaption></figure><p>Qui a dit que la lutte contre les contenus haineux sur les réseaux sociaux était un combat désespéré ? <a href="https://www.theguardian.com/technology/2019/sep/17/facebook-teams-up-with-police-to-stop-live-streaming-of-terror-attacks">Facebook compte équiper à partir du mois prochain des policiers en caméras pour mieux pister les tueries en ligne</a>. Il y a deux mois, Twitter <a href="https://www.bbc.com/news/technology-48922546">introduisait de nouvelles règles</a> pour freiner les attaques contre les groupes religieux, allant même jusqu’à <a href="https://techcrunch.com/2019/07/09/twitter-updates-hate-speech-rules-to-include-dehumanizing-speech-around-religion">détailler</a> le type de posts qui s’exposent à des interdictions :</p>
<blockquote>
<p>« Nous devons exterminer les rats. Les [Groupe religieux] sont dégoûtants, [Groupe religieux] devraient être punis. Nous ne faisons pas assez pour nous débarrasser de ces sales bêtes. »</p>
</blockquote>
<p>Début septembre, YouTube dressait un bilan d’étape prometteur, <a href="https://edition.cnn.com/2019/09/03/tech/youtube-hate-speech/index.html">annonçant</a> le retrait sur trois mois (entre avril et juin 2019) de plus de 100 000 vidéos et 17 000 chaînes et plus de 500 millions de commentaires compromettants.</p>
<p>Les deux plates-formes emboîtaient le pas à Facebook qui avait supprimé une année auparavant, après une alerte du blog consacré à la sécurité en ligne, <a href="https://krebsonsecurity.com/2018/04/deleted-facebook-cybercrime-groups-had-300000-members/">KrebsOnSecurity</a>, près de 120 groupes de discussion privés rassemblant plus de 300 000 membres faisant l’apologie d’activités illicites.</p>
<p>Les réseaux sociaux tiennent manifestement à donner des gages de bonne volonté pour contrebalancer les effets d’une des faces les plus hideuses du cyberespace. En sont-ils seulement capables ?</p>
<h2>Prise de conscience</h2>
<p>Récemment, on a vu une multiplication de pressions institutionnelles et réglementaires visant à lutter contre la haine en ligne, comme pour la loi Avia en France, dont la proposition a été adoptée par l’Assemblée nationale en juillet dernier (sans pour autant faire l’unanimité). Cette dernière impose aux plates-formes de retirer un contenu en 24 heures. En Allemagne, la loi NetzDG qui soumet les réseaux sociaux aux mêmes délais sous peine d’amendes pouvant atteindre jusqu’à 50 millions d’euros.</p>
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<iframe src="https://player.vimeo.com/video/122138817" width="500" height="281" frameborder="0" webkitallowfullscreen="" mozallowfullscreen="" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Vidéo relative aux standards de la communauté de Facebook, qui représente en quelque sorte ses directives pour le contenu qu’elle autorise sur sa plate-forme.</span></figcaption>
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<p>Ces mesures ne sont sans doute pas étrangères à la prise de conscience des propriétaires des réseaux sociaux face à ces montées haineuses.</p>
<p>Mais cela peut-il endiguer un phénomène de plus en plus accru ? Plus de la moitié des Américains ont déclaré avoir été victimes de discours haineux et de harcèlement en <a href="https://www.usatoday.com/story/news/2019/02/13/study-most-americans-have-been-targeted-hateful-speech-online/2846987002/">2018</a>. En Europe, 75 % des personnes qui suivent ou participent à des débats en ligne <a href="https://youthforeurope.eu/hate-speech-a-old-current-battle/">ont été témoins ou ont été victimes d’abus, de menaces ou de contenu haineux</a>.</p>
<h2>L’IA à la rescousse ?</h2>
<p>Si de nombreux pays commencent à s’en préoccuper, c’est que le processus de cyberviolence a changé de temporalité et d’espace aussi. Au début de l’aventure Internet, la diffusion des discours haineux était <a href="https://link.springer.com/chapter/10.1057/9780333977705_13">à sens unique, transposée exclusivement de la vie réelle vers le numérique</a>.</p>
<p>Aujourd’hui, sans pour autant faire disparaître la première, c’est la tendance inverse qui est constatée, souvent avec des prolongements tragiques, comme pour les attentats de Christchurch où un suprémaciste blanc filmait en direct sa tuerie ou pour le meurtre de la <a href="https://theconversation.com/uk/search?utf8=%E2%9C%93&q=jo+cox">députée britannique Jo Cox</a> : 50 000 tweets <a href="https://www.bcu.ac.uk/news-events/news/research-finds-mp-jo-coxs-murder-was-followed-by-50000-tweets-celebrating-her-death">célébraient</a> sa mort. </p>
<p>Cette avalanche de chiffres communiqués par les réseaux sociaux traduit aussi les spectaculaires avancées permises par l’intelligence artificielle (IA) et le champ de la <a href="https://repositorio.inesctec.pt/bitstream/123456789/9541/1/P-00P-M24.pdf">linguistique informatique</a> (comme pour le traitement automatique du langage naturel, connu sous l’acronyme TALN).</p>
<p>De manière opérationnelle, celles-ci s’expriment à travers le déploiement d’une logistique d’<a href="https://www.aaai.org/ocs/index.php/ICWSM/ICWSM18/paper/viewFile/17885/17024">apprentissage par la machine (machine learning)</a> pour la traque de messages haineux en mobilisant des algorithmes comme les « K plus proche voisin », qui vont même jusqu’à prédire, en fonctionnant sur le modèle des prédicteurs textuels de nos smartphones, l’orientation de futurs contenus, ou encore ceux de la « reconnaissance d’entités nommées » (Named Entity Recognition, NER), programmes qui permettent d’identifier et de classer plus efficacement l’information textuelle : le processus va consister, dans une chaîne de texte par exemple à identifier un certain nombre de mots clefs pertinents : lieux, personnes, organisations.. Un arsenal pour lequel les GAFA se livrent à de féroces batailles de suprématie</p>
<h2>Traiter la masse de renseignements sur chaque profil</h2>
<p>Les données sur Internet renvoient à une pléthore de renseignements qui peuvent aider à mieux cerner le profil : contributions des internautes, mais aussi les données de navigation ou journaux d’activités (appelés <em>logs</em> dans le jargon), ou encore les gisements du web sémantique, une extension du World Wide Web qui a ouvert de nouvelles perspectives pour Internet et ses nombreuses applications, en améliorant par rapport à l’architecture originelle inventée par <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Tim_Berners-Lee">Tim Berners-Lee</a>, la qualité des données interprétables par les machines.</p>
<p>Intensément <a href="https://arxiv.org/pdf/1511.06858.pdf">investi par la recherche ces dernières années</a>, le développement d’outils capables de prédire et d’identifier ce type de contenu commence présentement à porter ses fruits. La puissance des systèmes automatisés a permis à YouTube par exemple de détecter puis de supprimer <a href="https://youtube.googleblog.com/2019/09/the-four-rs-of-responsibility-remove.html">plus de 87 % des 9 millions de vidéos au cours du deuxième trimestre 2019</a>.</p>
<h2>Les limites de l’éthique numérique</h2>
<p>Tout n’est pas gagné pour autant. Les efforts de déploiement d’une éthique numérique continuent de se heurter à de nombreux écueils.</p>
<p>Une partie des difficultés tient aux discussions interminables <a href="http://www.jenserikmai.info/Papers/2016_BigDataPrivacy.pdf">sur le caractère privé Vs public des données personnelles</a> ou à l’équilibre introuvable entre la lutte contre les discours haineux et la préservation de la liberté d’expression comme s’en défendait fin août 2019, la PDG de YouTube dans une <a href="https://youtube-creators.googleblog.com/2019/08/preserving-openness-through-responsibility.html">lettre</a> à son audience.</p>
<p>C’est d’ailleurs l’alibi brandi par la filiale de Google pour justifier son <a href="https://publications.parliament.uk/pa/cm201617/cmselect/cmhaff/609/609.pdf">refus de bloquer la vidéo</a> intitulée « Les Juifs admettent avoir organisé le génocide blanc » postée par David Duke, militant d’extrême droite américain et proche un moment du KKK ou encore la réouverture de deux comptes qui auraient inspiré le terroriste de Christchurch.</p>
<h2>Un anonymat opportun</h2>
<p>Mi-aout 2019, la ligue anti-diffamation, une ONG de lutte contre l’antisémitisme, <a href="https://www.adl.org/blog/despite-youtube-policy-update-anti-semitic-white-supremacist-channels-remain">constatait</a> que 29 chaînes au moins sur YouTube relevaient de la catégorie antisémites et suprémacistes blancs. L’anonymat permis par de nombreuses plates-formes complique également la traque.</p>
<p>Il constitue un environnement favorable dans ce que les travaux en sociologie et/ou en psychologie décrivent en tant que propension à s’autoriser en ligne des comportements qu’on n’accepterait pas dans la vie réelle ou ce que John Suler nomme l’<a href="https://www.researchgate.net/publication/8451443_The_Online_Disinhibition_Effect">« effet de désinhibition »</a>.</p>
<p>La plate-forme « Secret » créée en 2013 par des anciens cadres de Google, et dont le modèle économique s’appuyait en grande partie sur l’anonymat des messages, en a fait les frais, fermée au bout de deux ans d’activité car <a href="https://www.bbc.com/news/technology-3253117">accusée de favoriser</a> la cyberintimidation ou de ne rien faire pour prévenir le risque suicidaire chez les adolescents en dépit de la multiplication des <a href="https://pando.com/2014/08/03/campaigner-secret-was-too-busy-raising-money-to-care-about-teen-suicide-warning/">demandes d’aide</a> des victimes.</p>
<h2>Les risques du tout technologique</h2>
<p>Le tout technologique n’est pas non plus une garantie de résultat dans la lutte contre la cyberhaine. Les approches mobilisées peuvent contribuer à amplifier des biais, signalant par erreur des messages comme étant offensants ou haineux. Une nouvelle recherche montre d’ailleurs que les principaux modèles d’intelligence artificielle avaient <a href="https://homes.cs.washington.edu/%7Emsap/pdfs/sap2019risk.pdf">1,5 fois plus de risques</a> de qualifier « d’offensants » les tweets rédigés par des Africains-Américains !</p>
<p>Les impératifs de contextualisation, les vocabulaires pouvant concerner des situations non liées à la haine, tiennent avant tout à la qualité des répertoires de mots ou des catégorisations de données établis, lesquels ne sont jamais suffisamment exhaustifs.</p>
<p>Twitter a par exemple accidentellement suspendu un compte parce que son algorithme a buggé sur une photo de profil où <a href="https://www.thedailybeast.com/twitter-suspends-an-account-for-tweeting-a-cartoon-of-captain-america-punching-a-nazi">Captain America frappait un nazi</a>.</p>
<p>Plus préoccupant, la récente recherche menée par l’équipe du professeur Neil Johnson, du département de physique de l’université George Washington, et dont les résultats ont été publiés en août dans la revue <a href="https://www.nature.com/articles/s41586-019-1494-7"><em>Nature</em></a>, confirme bien l’existence d’autoroutes de la haine en ligne et des grappes, hautement interconnectées et auto organisées à travers différents plates-formes (Facebook, Twitter, VKontakte), pays et langues.</p>
<p>Ces réseaux peuvent associer une variété de thèmes haineux (antisémitisme, anti-immigrés, anti-LGBT+).</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/292846/original/file-20190917-19068-1jwud60.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/292846/original/file-20190917-19068-1jwud60.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=408&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/292846/original/file-20190917-19068-1jwud60.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=408&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/292846/original/file-20190917-19068-1jwud60.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=408&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/292846/original/file-20190917-19068-1jwud60.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=512&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/292846/original/file-20190917-19068-1jwud60.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=512&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/292846/original/file-20190917-19068-1jwud60.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=512&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">La cyberhaine alimente un réseau complexe d’autoroutes et de grappes. Le mouvement xénophobe sud-africain « Stop white genocide in South Africa », par exemple, étudié par les équipes de N. Johnson a noué des ponts (indiqués par les cercles verts sur ce graphe) entre Facebook et VKontakte, des réseaux sociaux non seulement indépendants sur le plan opérationnel mais concurrents.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="http://fornewscience.cc/info.aspx?t=3&amtid=65264981&d=10.1038/s41586-019-1494-7">Johnson 2019</a>, <span class="license">Author provided</span></span>
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</figure>
<p>Lorsqu’ils se sentent menacés, ces systèmes ou grappes font preuve d’une surprenante résilience face aux attaques. Toute stratégie tentant d’interdire un groupe haineux en une zone A, par exemple, est vouée à l’échec dans la mesure ou la grappe se reconstitue rapidement dans une Zone B. Paradoxalement, cette « réincarnation » intervient alors mêmes que les deux zones peuvent correspondre à des plates-formes non seulement indépendantes mais concurrentes (Facebook Vs VKontakte dans le cas d’espèce), et que les groupes de la haine peuvent être éloignés géographiquement, linguistiquement et culturellement.</p>
<h2>Quelle méthode face aux grappes de la haine</h2>
<p>Compte tenu de leurs complexité, Johnson et son équipe préconisent d’ailleurs entre autres approches d’interdire, au hasard, de petits échantillons de la grappe au lieu de cibler une grappe tout entière sous peine d’échec.</p>
<p>Cette solution tranche avec celles adoptées actuellement par les plates-formes, lesquelles consistent soit à exclure individuellement les contrevenants soit à bannir des groupes entiers de comptes haineux. On l’a bien compris, dans ce débat la question est de savoir si la méthode est la bonne.</p>
<p>Mais, au-delà il s’agit aussi de s’interroger sur l’ensemble des valeurs véhiculées sur ces plates-formes.</p>
<p>En effet, ce sont les nouvelles perceptions des notions mêmes de démocratie qui paraissent désormais en jeu. Aux États-Unis, par exemple, <a href="https://www.pewresearch.org/fact-tank/2015/11/20/40-of-millennials-ok-with-limiting-speech-offensive-to-minorities/">quatre jeunes sur dix</a> seulement considèrent que le gouvernement devrait sévir contre des contenus offensants à l’égard des minorités.</p>
<p>Comment alors évaluer les stratégies de lutte sans les croiser avec les transformations, pour le meilleur et malheureusement pour le pire aussi, de nos sociétés contemporaines ?</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/123626/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Mohamed Benabid est membre-expert de l'institut marocain d'intelligence stratégique, un think tank apolitique consacré à l'intelligence économique. </span></em></p>Les réseaux sociaux tiennent manifestement à donner des gages de bonne volonté pour contrebalancer les effets d’une des faces les plus hideuses du cyberespace. En sont-ils seulement capables ?Mohamed Benabid, Docteur en Sciences de gestion, Docteur en Sciences de l'information et de la Communication, Université Paris 8 -Vincennes Saint-Denis chercheur associé l'ENCG Casablanca, Université Hassan II Casablanca – AUFLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.