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De la santé à l’alimentation, les applications de l’édition des génomes

Shutterstock/Wikipedia/Unspalsh

En 2012, année de la publication de Jennifer Doudna et Emmanuelle Charpentier qui allait leur valoir le prix Nobel de chimie huit ans plus tard, la base de données bibliographique Pubmed dénombrait 145 publications scientifiques comportant le terme « CRISPR ».

En avril 2021, on en compte 23 838. Cette explosion des recherches illustre l’extraordinaire engouement que cette technologie d’édition du génome a suscité chez les chercheurs étudiant les sciences du vivant. Pour comprendre les espoirs qu’elle fait naître, nous vous proposons d’en découvrir quatre applications concrètes.

1. Comme traitement du cancer

La plupart des cancers sont reconnus et attaqués par le système immunitaire, en particulier par certains globules blancs, les lymphocytes T infiltrés. La tumeur parvient néanmoins à progresser en raison de sa capacité à inhiber l’action du système immunitaire (elle induit une « immunosuppression ») et parce que les cellules qui la constituent possèdent des mécanismes d’évasion immunitaire qui leur permettent d’échapper aux défenses de l’organisme.


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Il est cependant possible d’augmenter la réponse immunitaire antitumorale naturelle du patient, grâce à la thérapie cellulaire T adoptive (ou « adoptive cell therapy », ACT en anglais). Cette approche personnalisée consiste à prélever chez la personne malade des lymphocytes T, à les faire se multiplier in vitro, puis à les lui réadministrer par perfusion, souvent après les avoir modifiées pour améliorer leurs capacités à combattre les cellules tumorales.

Des résultats spectaculaires ont été obtenus grâce à cette technique, démontrant que le transfert adoptif de cellules T génétiquement modifiées peut induire des rémissions complètes et durables chez des patients atteints de divers cancers du sang (cancers hématologiques).

L’approche CAR (pour Chimeric Antigene Receptor) est l’une de ces thérapies cellulaires T adoptives. Elle consiste à introduire dans les cellules T prélevées chez le patient des gènes codant pour des récepteurs d’antigènes synthétiques. En immunologie, le terme antigène désigne tout élément étranger à l’organisme capable de déclencher une réponse immunitaire. En l’occurrence, les antigènes concernés sont des molécules présentes uniquement à la surface des cellules des tumeurs. Une fois réintroduites dans le corps du patient, les cellules T modifiées seront capables de reconnaître les cellules porteuses d’antigène et de s’y lier. Activées par cette liaison, elles détruisent alors ces cellules tumorales.


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Les données cliniques recueillies depuis 2010 indiquent que les cellules CAR T ont le potentiel de guérir des patients atteints de leucémie avancée, chez les adultes et les enfants atteints de leucémie lymphoblastique aiguë (LLA) récidivante/réfractaire et de lymphome diffus à grandes cellules B (DLBCL). Plusieurs traitements les mettant en œuvre ont été autorisés depuis 2018 (Yescarta de Gilead et Kymriah de Novartis).

Les cellules CAR T commencent également à démontrer une activité antitumorale robuste chez les patients atteints de myélome multiple.

L’un des problèmes majeurs de cette approche est son coût, de l’ordre de 400 000€ par traitement. En outre, une limite de l’efficacité de la thérapie cellulaire T adoptive est l’épuisement des cellules T transférées, qui est source de rechute. De plus, si les cellules CAR T révolutionnent le traitement des cancers du sang, elles n’ont pas démontré d’efficacité clinique pour les tumeurs solides.

Une cellule cancéreuse (blanche) attaquée par deux cellules T (rouges). Nih Image Gallery/Flickr, CC BY-NC

L’édition de précision du génome à l’aide de CRISPR/Cas9 pourrait permettre de surmonter ces obstacles. Cette technologie est en effet facilement « multiplexable », autrement dit on peut l’utiliser pour modifier simultanément de nombreuses régions de l’ADN d’une cellule.

Un travail récent a donné des résultats encourageants chez deux patients atteints de myélome et un patient atteint de sarcome métastatique, ces trois cancers s’étant avérés réfractaires aux traitements. CRISPR/Cas9 a permis l’élimination simultanée de deux molécules différentes dans les cellules T de ces malades : la molécule de surface naturelle permettant l’activation des cellules T (TCR) et de la molécule de contrôle immunitaire PD1. Ces cellules T ont aussi été modifiées pour produire un TCR synthétique spécifique des cellules cancéreuses, afin de leur permettre de reconnaître les cellules tumorales.


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L’idée derrière ces manipulations était d’améliorer les capacités antitumorales des cellules T et d’augmenter leur persistance dans l’organisme des malades. Les résultats sont encourageants : les cellules T ainsi modifiées étaient toujours vivantes et actives 9 mois après les traitements, chez les 3 participants à l’essai clinique. Aucune toxicité clinique n’a été observée, et une forte régression du myélome a été constatée.

2. Comme traitement des hémoglobinopathies héréditaires

Les maladies héréditaires de l’hémoglobine – la protéine qui fixe l’oxygène au sein de nos globules rouges – sont de graves maladies du sang qui réduisent l’espérance de vie de millions de personnes dans le monde. Au nombre de ces hémoglobinopathies figurent notamment la drépanocytose et les β-thalassémies.

Les patients atteints de drépanocytose présentent une mutation unique dans le gène qui code pour la protéine β-globine, la composante principale de l’hémoglobine adulte. Cette mutation entraîne la production d’une hémoglobine qui se polymérise lorsqu’elle est désoxygénée. Les globules rouges prennent une forme en croissant, ou faucille. Ils forment des microthromboses (occlusion de petits vaisseaux sanguins), ce qui provoque de fortes douleurs, endommage de nombreux organes, et entraîne une anémie par destruction des globules rouges, d’où l’autre nom de cette maladie, « anémie falciforme ».

Les patients atteints de β-thalassémies présentent quant à eux également des mutations dans le gène de la β-globine ou dans ses régions régulatrices. Ces modifications entraînent une production déficiente de β-globine ce qui provoque une anémie exigeant des transfusions sanguines. Une solution aux formes graves des deux maladies est la transplantation de cellules souches productrices du sang à partir de la moelle osseuse, mais peu de patients disposent de donneurs compatibles.

Depuis plus de vingt ans, différentes stratégies de thérapies géniques ciblent les cellules souches productrices du sang. Sans succès, car l’exercice est particulièrement difficile : il faut modifier un grand nombre de cellules, en ciblant uniquement les précurseurs des globules rouges, en obtenant un fort niveau d’expression de β-globine, le tout sans risquer que ces manipulations ne déclenchent le développement de tumeurs à long terme.

La drépanocytose qu’est-ce que c’est ? (Inserm/Youtube, 2018).

La nouvelle génération de thérapies géniques a tiré parti d’une observation : la persistance héréditaire de l’hémoglobine foetale. Durant la gestation, l’hémoglobine produite par le fœtus diffère de celle qui sera utilisée une fois que l’enfant sera venu au monde. La production de cette hémoglobine fœtale diminue généralement peu de temps après la naissance, et l’hémoglobine « adulte » devient majoritaire. Cependant, chez certaines personnes, cette bascule ne se fait pas et les gènes servant à produire l’hémoglobine fœtale demeurent actifs. On a constaté que la persistance de ces gènes diminue les manifestations cliniques de la β-thalassémie et de la drépanocytose.

On connaît l’« interrupteur » impliqué dans l’extinction des gènes de l’hémoglobine fœtale et l’allumage des gènes de la β-globine : il s’agit d’une protéine appelée BCL11A. Des chercheurs se sont donc naturellement demandé s’il était possible, en supprimant BCL11A, de rétablir la production d’hémoglobine fœtale. Un essai clinique récent a exploré cette piste sur une patiente atteinte de drépanocytose et sur une autre atteinte de ß-thalassémie. Les chercheurs ont cherché à inactiver BCL11A grâce à CRISPR-Cas9, dans les cellules souches productrices du sang.

L’article rapporte une efficacité de 69 à 85 % au niveau du site cible. La conséquence a été une production importante d’hémoglobine fœtale, ce qui a permis aux patientes de ne plus avoir besoin des transfusions sanguines, a résolu leurs problèmes d’anémie et a fait disparaître les crises vaso-occlusives. Ces patientes font partie d’un essai plus large, avec des résultats encourageants chez un total de neuf patients.

Avant le début de l’essai clinique, les chercheurs ont également fait un effort majeur pour identifier des effets génomiques hors cible de CRISPR. En effet, il arrive que cette technique, si précise soit-elle, ne coupe pas uniquement la séquence d’ADN visée. Ils ont utilisé plusieurs méthodes de prédictions de cassure, effectué des séquençages précis de ces sites et n’ont pas observé d’édition hors cible. Il reste toutefois à vérifier à long terme la stabilité des résultats bénéfiques et l’absence d’effet délétère.

3. Pour lutter contre les maladies transmises par certains insectes

Un autre domaine dans lequel les applications potentielles de la technologie CRISPR soulèvent des espoirs thérapeutiques est l’éradication d’espèces animales nuisibles à l’homme par l’approche dite du « forçage génétique » (Gene drive en anglais).

Il est estimé que chaque année les maladies vectorielles sont responsables de la mort de 700 000 personnes dans le monde et surtout dans les pays aux économies les plus fragiles. Les maladies concernées sont principalement la dengue, le chikungunya, la fièvre jaune, les maladies à virus Zika, le paludisme, lui-même responsable de la mort de près de 400 000 personnes dont la très grande majorité concerne des enfants de moins de 5 ans.

Inspirée par les versions naturelles existantes du forçage génétique, l’édition du génome est ici utilisée pour propager des modifications génétiques pérennes. Celles-ci aboutiront soit à une infertilité des espèces à éradiquer, soit à la production de protéines par l’animal même le rendant incapable d’héberger le virus pathogène.

Plusieurs laboratoires de recherche développent cette approche, qui permettrait d’obtenir des résultats plus rapides, plus efficaces et moins coûteux que celles plus classiques, déjà utilisées au Brésil, aux États-Unis ou au Burkina Faso.

Burkina Faso : polémique autour de moustiques OGM contre le paludisme (TV5Monde/Youtube, 2019).

Actuellement, plusieurs études en laboratoire ont démontré les potentialités du forçage génétique, mais de nombreuses limites à l’application en situation réelle subsistent. Il s’agit notamment de la crainte de la perte de contrôle des animaux génétiquement modifiés et les impacts écologiques non encore mesurés de la disparition d’espèces jouant un rôle souvent essentiel au sein d’écosystèmes fragiles. De nombreuses organisations internationales et des représentants de la société civile ont pris rapidement position pour une régulation de ces techniques.

De même, l’Association internationale pour une recherche et une innovation responsables de l’édition du génome (Arrige) a notamment rappelé que le déploiement de ces techniques doit se faire en toute transparence et en concertation avec les communautés vivant dans les zones les plus exposées.

Ces communautés particulièrement vulnérables pourraient en effet pâtir d’une mauvaise utilisation ou d’une mauvaise mise en œuvre de cette nouvelle technologie, même si celle-ci l’est dans leur propre intérêt.

4. Pour la sélection végétale

Depuis le Néolithique, les communautés humaines n’ont cessé de sélectionner les plantes ou de croiser différentes espèces pour obtenir celles qui seraient les mieux adaptées à leurs besoins. Cette sélection végétale a permis d’améliorer avec succès les cultures qui sont à la base de la production alimentaire mondiale.

L’utilisation de l’édition du génome pour la sélection végétale a été l’une des plus rapides à se développer. Elle ne soulève pas en effet le même type de questionnement éthique que son utilisation chez les animaux, et tout particulièrement chez les êtres humains.

En outre, cette approche a rapidement démontré son fort potentiel pour améliorer, faciliter et accélérer la sélection végétale. Les enjeux sont ici considérables : cette technique est appelée notamment à améliorer les rendements, procurer une meilleure résistance des plantes aux maladies, aux nuisibles et au « stress abiotique » (conditions de croissance sous-optimales causées, par exemple, par la sécheresse, l’excès d’eau, les températures extrêmes, le stress salin, les carences en minéraux et le ralentissement de la croissance ou les dommages à la suite d’une pulvérisation de produits), en réduisant l’utilisation d’intrants toxiques pour l’environnement.

Très vite de grands groupes industriels, tels Bayer-Monsanto, Pioneer, ainsi que la biotech française Cellectis, ont négocié des brevets pour produire des plantes modifiées qu’il est désormais possible de trouver sur le marché nord-américain non régulé.

Cela va des champignons qui ne brunissent plus en vieillissant, à l’huile de soja modifiée pour une meilleure stabilité et l’absence d’acides gras insaturés, jusqu’aux plants de maïs présentant un meilleur rendement.

Une modification génétique pour améliorer la résistance des plantes à la chaleur. (Salk Institute/Youtube, 2019).

Les États-Unis ont en effet reconnu que, contrairement aux organismes génétiquement modifiés (OGM), les plantes obtenues après édition du génome ne contiennent pas un gène étranger inséré de manière aléatoire, mais reproduisent un trait déjà observé dans le gène de certaines variées de la plante. Ils sont en cela suivis par de nombreux autres pays, Australie, Japon, Canada, Inde…

Par contraste, suite à une saisine d’un collectif associatif français, la Cour de Justice de l’Union européenne a statué en juillet 2018 que les produits issus de méthodes de mutagenèse ciblée, dont l’édition du génome, doivent être réglementés par les dispositions complètes de la directive européenne encadrant la dissémination volontaire d’OGM.

Un grand nombre de scientifiques considèrent cette décision inappropriée et demandent instamment une révision du cadre juridique qui tienne compte des avantages et des risques réels de cette technologie. Ainsi, la Fédération européenne des académies des sciences et des humanités (Allea) – qui représente plus de 50 académies de plus de 40 pays de l’Union européenne et de pays tiers – considère que le maintien des restrictions pourrait entraver la sélection de cultures plus productives, plus diversifiées, plus résistantes au changement climatique et ayant une empreinte environnementale réduite.

Seule une décision du Conseil de l’Union européenne précisant la place de l’édition du génome dans la modification des plantes, permettra ou non à l’Europe de garder son autonomie en matière de développement de semences améliorées par ingénierie des génomes.

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