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Carlos Ghosn ou les limites de la latitude managériale

Les administrateurs indépendants ont été accusés de ne pas avoir « fait leur boulot » face à un PDG tout-puissant. Kazuhiro NOGI / AFP

L’annonce de l’interpellation de Carlos Ghosn, PDG de Renault et président de Nissan et de Mitsubishi Motors, à Tokyo le 19 novembre 2018 a provoqué une véritable onde-choc dans le monde des affaires et des marchés financiers. En une journée l’action Renault passait de 65,1 à 55,6 euros, soit une baisse de 14,6 % ou encore une perte de capitalisation boursière de 2,8 milliards d’euros.

Dans sa séance du 19 novembre 2018, le conseil d’administration de Renault s’est réuni à la suite de l’ouverture de la procédure judiciaire visant Carlos Ghosn au Japon. Estimant ne pas être en mesure de se prononcer sur les éléments dont disposeraient Nissan et les autorités japonaises à l’encontre de son PDG, le conseil a décidé de maintenir Carlos Ghosn à la tête du groupe Renault. À titre provisoire, il a nommé Thierry Bolloré en qualité de directeur général délégué afin d’exercer la direction exécutive du constructeur.


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De son côté, le conseil d’administration de Nissan a voté le 22 novembre à l’unanimité la révocation de Carlos Ghosn de son poste de président, tout en réaffirmant son engagement envers son allié Renault. « Après avoir passé en revue un rapport détaillé de l’enquête interne, le conseil (dans lequel figurent deux représentants de Renault) a voté à l’unanimité la révocation de Carlos Ghosn de la présidence », a indiqué Nissan dans un communiqué. Dans un autre document publié sur le site du Tokyo Stock Exchange (TSE), Nissan explique cette décision radicale par « des actes graves confirmés », mentionnant « une minimisation des revenus durant une longue période dans les rapports financiers, une utilisation frauduleuse à des fins personnelles de fonds d’investissements et de notes de frais ». Cette décision est d’autant plus forte que le conseil de Nissan aurait pu demander une suspension temporaire, plutôt qu’une éviction définitive, le temps à la justice japonaise de se prononcer.

Trop grande latitude managériale

Une même affaire, mais deux décisions opposées. Le fait que Carlos Ghosn soit français et que le conseil d’administration de Renault n’ait pas toutes les informations expliquent peut-être la différence d’appréciation des administrateurs des deux constructeurs membres de la même alliance. Peut-être même que certains membres du conseil de Renault, dans une attitude de patriotisme économique, ont adhéré à la thèse du complot japonais visant à faire tomber Carlos Ghosn ? Mais une autre explication peut être avancée : celle d’une gouvernance française peu exigeante vis-à-vis du PDG de Renault et une Alliance permettant une trop grande latitude managériale, pour reprendre l’expression de Gérard Charreaux, professeur à l’Université de Bourgogne.

Les faits reprochés à Carlos Ghosn semblent solides puisque le tribunal de Tokyo a approuvé le 21 novembre la prolongation de la garde à vue de Carlos Ghosn pour une durée de 10 jours supplémentaires. Cette garde à vue, au terme de laquelle sera décidée son éventuelle mise en examen, devrait durer au maximum 22 jours. Rappelons que, selon Nissan, Carlos Ghosn aurait dissimulé au fisc japonais et aux actionnaires la moitié de sa rémunération évaluée à 39 millions d’euros sur la période 2010-2015. Il aurait aussi utilisé Nissan pour l’acquisition de résidences somptueuses à l’étranger. Cette arrestation signe la fin d’un règne de près de 20 ans de l’iconique patron et créateur de l’Alliance Renault-Nissan, le plus grand constructeur automobile de la planète à ce jour.

Des administrateurs peu exigeants

Le conseil d’administration de Renault est composé de 19 membres, dont 10 administrateurs indépendants, trois administrateurs élus par les salariés plus un élu sur proposition des salariés actionnaires. L’État français et Nissan ont chacun deux représentants. Pour l’assister dans ses travaux, le conseil d’administration est doté de quatre comités, parmi lesquels figure le comité des rémunérations dont la mission est de « permettre au conseil d’administration de déterminer l’ensemble des rémunérations et avantages du dirigeant mandataire social ». Ce comité est notamment en charge de fixer le montant de la part fixe de la rémunération du PDG et les règles de fixation de sa part variable. En outre, il « revoit les informations communiquées aux actionnaires sur la rémunération du dirigeant mandataire social ».

En 2017, ce comité était composé de six membres dont cinq administrateurs indépendants et un représentant des salariés actionnaires. Il s’est réuni deux fois en 2017, d’après le document de référence du groupe Renault. En 2017, ce comité s’est notamment penché sur les éléments de la rémunération du PDG au titre de l’exercice 2016. En apparence, cette organisation est conforme au code Afep-Medef, tout au moins pour la partie Renault, même si on peut s’interroger sur le travail effectif de contrôle que peuvent faire six administrateurs siégeant deux fois dans l’année. En fait, ces derniers ne peuvent travailler que sur des informations communiquées par l’administration du groupe et leurs capacités d’investigation sont très limitées.

Le travail de ce comité n’avait pas empêché les actionnaires de Renault de rejeter, lors de leur assemblée générale du 29 avril 2016, à 54,12 % la proposition de rémunération de 7,2 millions d’euros du PDG. Malgré ce vote, le conseil d’administration avait maintenu le niveau de rémunération, provoquant l’ire du ministre de l’Économie de l’époque, Emmanuel Macron. À la suite de cet épisode, le « say on pay » allait devenir contraignant en France : les décisions des assemblées générales d’actionnaires s’imposeraient au conseil d’administration en matière de rémunération des dirigeants.


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Une gouvernance globale contestable

Mais le problème est encore plus compliqué. En effet, la rémunération de Carlos Ghosn ne se limitait pas à celle versée par Renault car il était aussi président de Nissan et de Mitsubishi Motors. Cette situation, rarissime dans le monde des grandes entreprises, a permis au patron de l’Alliance d’augmenter non seulement ses émoluments (15 millions d’euros connus au total) mais également et surtout ses marges de manœuvre discrétionnaires pour devenir ainsi un dirigeant non contrôlé et tout-puissant. Selon Loïc Dessaint, directeur général du cabinet Proxinvest « les administrateurs indépendants n’ont pas fait leur boulot », notamment en ce qui concerne l’information sur les rémunérations du PDG donnée aux actionnaires de Renault. Or, et on le voit bien à la réaction du marché à l’égard de l’action du constructeur, les intérêts des actionnaires de Renault sont liés à ce qui se passe à Tokyo. Ces administrateurs auraient donc dû s’informer davantage sur ce qui se passait chez Nissan. Mais en avaient-ils le droit ? On touche ici aux limites de la gouvernance d’ensembles industriels, tel que l’Alliance Renault-Nissan qui échappent aux règles de droit des sociétés.


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Selon Hiroto Saikawa, PDG de Nissan :

« Il y a eu un problème car trop d’autorité a été accordée à une seule personne. À l’avenir nous devrons nous assurer que nous ne nous appuierons plus ainsi sur un individu en particulier. »

Au-delà des problèmes de contrôle à l’intérieur de Nissan, se pose également la gouvernance de l’Alliance Renault-Nissan BV, la coentreprise sise aux Pays-Bas qui est de fait la clé de voûte de l’édifice créé par Carlos Ghosn. Alors que le conseil d’administration de Renault comporte 10 administrateurs indépendants, celui de l’Alliance n’en comporte aucun et n’est composé que de représentants de Renault et de Nissan. Dans ces conditions, quid des contre-pouvoirs face à un patron tout-puissant ? Par ailleurs, l’Alliance n’étant pas cotée, elle échappe aux contraintes d’information des marchés financiers ; contraintes pourtant très souvent décriées par les tenants de l’idéologie managériale.

Enracinement

Carlos Ghosn, que ce soit par la durée de ses mandats ou par la structure originale qu’il pilotait, était le parfait exemple du dirigeant enraciné. Sa latitude discrétionnaire était grande et son pouvoir sur les structures qu’il chapeautait considérable. De là à penser qu’on peut à la longue tout se permettre, le pas est vite franchi. Avec une telle latitude managériale, le pouvoir de Carlos Ghosn était pratiquement sans limites sur les composantes de l’Alliance, et personne ne pouvait véritablement s’opposer à lui.

Pour Lucian Arye Bebchuk et Jesse M. Fried, de Harvard University, la déconnexion entre la rémunération des dirigeants et leurs performances vient de leur enracinement. Trop proches des dirigeants et pas assez indépendants, les membres du conseil d’administration ne les sanctionnent pas et leur révocation est assez rare. L’enracinement des dirigeants et des membres du CA dans les grandes entreprises françaises, via les grands corps, n’est plus à démontrer. Une vaste littérature, notamment sociologique et gestionnaire, existe à ce propos.

Comme me le rappelait Alain-Charles Martinet, professeur émérite de sciences de gestion à l’Université de Lyon, si une certaine latitude managériale est nécessaire – faute de laquelle il n’est pas possible de concevoir une véritable stratégie industrielle –, l’existence de contre-pouvoirs effectifs, notamment celui du conseil d’administration, est indispensable. « On a une nouvelle fois la démonstration que les CA des entreprises du CAC 40, notamment quand il y a participation de l’État, posent souvent problème pour des raisons bien connues (administrateurs croisés, administrateurs pas vraiment indépendant, complaisance des hauts fonctionnaires ménageant un éventuel pantouflage, consanguinité ou effet de promotion ou de corps, etc. On n’en connaît que trop les résultats quand la latitude managériale a été de facto excessive : PUK, France Télécom, Areva, Alsthom, Lafarge, Renault… et la liste peut être allongée », explique-t-il.

Selon les dirigeants de Nissan, une réflexion va par ailleurs être engagée sur les moyens de « renforcer la gouvernance », dont l’affaire Carlos Ghosn a révélé les lacunes. On ignore si cette demande de renforcement de la gouvernance ne signifie pas en fait une reprise en main par les Japonais de leurs entreprises (Nissan et Mitsubishi) dont le chiffre d’affaires cumulé est presque le double de celui de Renault (93,9 milliards d’euros contre 58,8 en 2017).

Si cela est le cas, il est possible que le management de l’Alliance, qui reposait sur les épaules d’un seul homme (français), soit également revisité. Auquel cas, le comportement de Carlos Ghosn aurait conduit à l’affaiblissement de la position française au sein de l’Alliance. Dans l’attente, le grand patron de l’Alliance Renault-Nissan se trouve dans le sinistre centre de détention de Kosuge à Tokyo réputé difficile, pénible d’accès aux visiteurs, et généralement réservé à des prévenus moins célèbres que lui.

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