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Carnets de voyage : les paradoxes du miracle économique coréen

En matière d'innovation, la Corée du Sud ne fait rien comme tout le monde… Auteurs.

Samedi 29 juin 2019, 14h34. Notre avion décolle de Séoul après 10 jours d'un voyage d'études passionnant avec des étudiants de l'Université Paris-Dauphine. Quelques heures plus tard, le président des États-Unis Donald Trump atterrira en Corée pour accomplir un geste historique : le passage à pied de la frontière nord-coréenne en compagnie de Kim Jong-un.

Que retenir de cette expérience ? Nous rentrons de ce pays magnifique avec beaucoup de questions et le sentiment de nombreux paradoxes. Le thème du voyage portait sur l'intelligence artificielle et le futur du travail en Corée. Nous avons visité de nombreuses entreprises, universités ou labs (Asiance, Skelter Labs, Sogang university, The Vault, Renault innovation lab, Thalès Corée, Incheong Campus International…) et fait de très belles rencontres. Avant de partir, nous avons aussi beaucoup lu.

Mais d'où vient l'innovation ?

Sur place, que d'étonnements ! Comment l'un des pays les plus tournés au monde vers l'exportation peut-il avoir un écosystème de techniques (des applications) aussi spécifiques ? Être aussi peu tourné vers toutes les plates-formes globales que nous connaissons ? Pratiquer aussi peu la langue anglaise ? Comment un pays aussi innovant (en 2018, pour la cinquième année, la Corée a été désignée comme le pays le plus innovant par le Bloomberg Innovation Index) peut-il être aussi ordonné ? Comment expliquer ce degré d'innovation dans un pays où tout et chacun à sa place, où les hiérarchies et les traditions sont si fortes, où la séniorité pèse si fortement, où le chaos et le désordre n'ont pas leur place ?

Interrogés sur les capacités d'innovation du pays, certains des experts rencontrés ont insisté sur des stratégies encore très tournées vers « l'absorption » davantage que la « disruption », et une place encore modeste donnée à l'entrepreneuriat et au freelancing. Mais là aussi, dans un Séoul où les WeWork (enseigne spécialisée dans les espaces de travail) nous ont semblé omniprésents, où nombre d'expatriés que nous avons rencontrés physiquement ou en ligne sont de bouillonnants entrepreneurs, difficile de comprendre tous ces paradoxes.

Visite du Renault Innovation Lab de Séoul. Auteur.

Sur le digital en revanche, le voyage a été sans surprise. C'est bien un pays à la pointe, où le smartphone est au cœur de tout, que nous avons exploré. Si la sensation d'un portable greffé dans la main, d'une véritable symbiose avec le geste de la glissade sur l'écran, peut exister à Paris, Séoul incarne un changement d'échelle. Il suffit d'observer des Coréens en train d'attendre pour traverser une rue, de scruter ce court moment d'attente, pour être frappé par la même chose : le portable est là, dans la main, et exploité.

La question de la data privacy a été posée à de nombreuses reprises (à des entrepreneurs comme à des utilisateurs). On a souvent eu l'impression que la peur d'un capitalisme de surveillance n'est pas la même ici que dans la plupart pays occidentaux. Et de nombreux Coréens font même le choix de monétiser leurs données privées d'achat et de mouvements en acceptant de recevoir des tokens valables pour des achats en ligne chez des partenaires.

L'image exemplaire de la France

En parlant d'achat en ligne, une différence cruciale nous est apparue dans le contexte coréen : la sécurité. On peut facilement se faire livrer un article devant sa porte ou dans son hall. Il restera à sa place. Personne ne viendra le prendre avant votre retour le soir. Bien sûr, cela change beaucoup de choses d'un point de vue postal et logistique.

Que dire sur un des sujets clés du voyage, l'intelligence artificielle ? Elle est bien présente au cœur des applications et des recherches. Un projet évoqué avec nous concerne une IA conversationnelle plus émotionnelle, capable de sentir le degré de stress et le type d'émotions à partir de la voix, du timbre de voix, de son rythme ou du frappé sur un clavier.

Le lab The Vault travaille sur un outil d’IA pour le sport. Auteurs.

Mais le point qui nous a le plus surpris, pour des voyageurs venant d'aussi loin, a été d'être renvoyé vers le statut exemplaire de la France. Nos informaticiens, nos chercheurs (en mathématiques et en informatique), nos universités, nos entreprises, sont perçus comme les références qui vont probablement déclencher les innovations de rupture sur ces sujets. Dans le pays le plus automatisé au monde qui dépense 4,3% de son PIB en R&D (plus que tout autre pays développé), ce renvoi vers l'extérieur, en particulier notre pays d'origine, nous a étonnés.

Sur le sujet du travail et des transformations du travail, nous avons senti un pays au bord d'une véritable transformation. Les chaebols, ces vastes conglomérats familiaux qui sont au cœur de l'économie coréennes (Samsung, Hyundai, LG, etc.) ont atteint leurs limites. Ils ont du mal à produire des innovations disruptives et à maintenir le modèle social de l'emploi à vie dans de grandes entreprises très hiérarchiques. Et pour l'heure, la cohabitation avec le monde des startups et de l'open innovation semble difficile. Rapidement, les startups sont absorbées et les chaebols limitent et contraignent les espaces de développement entrepreneuriaux.

Par ailleurs, nous avons souvent senti beaucoup de stress dans ce pays où le taux de suicide (notamment des plus jeunes) est un des plus élevés au monde. Les signes de stress sont subtils, mais ils sont bien là. Dans une façon de conduire, dans un rapport à l'alcool, dans la plongée dans la nuit et même dans le souci permanent et obsessionnel de bien faire. Les femmes et les jeunes semblent parfois ne pas avoir toute la place qu'ils méritent dans une société encore très patriciale. Les femmes en particulier sont clairement victimes d'une forme de machisme plus ou moins visible. Les jeunes ont du mal à s'affirmer face aux plus anciens.

Force du collectif

Des premières évolutions dans les pratiques de gestion des ressources humaines et les politiques publiques semblent aller en direction de véritables changements sociaux (notamment dans les promotions et la formation). C'est ce dont ont témoigné des jeunes salariés que nous avons rencontrés. Mais à nouveau, les paradoxes nous ont semblé multiples. Les traditions donnent un sens et des continuités à d'innombrables points de rupture.

La géographie même de Séoul (le sud du fleuve Han) incarne notre propos. La ville du sud est plus moderne, faite d'axes rectilignes (de 8 voies). On transforme régulièrement la géographie sans nostalgie inutile, avec un grand pragmatisme. Et tout Séoul est un immense showroom des savoir-faire et de l'esthétique de l'ambition coréenne. On montre partout ce que l'on sait faire et on montre ses savoir-faire en faisant. Le tout, dans une ambiance toujours esthétique. Hommes et femmes soignent particulièrement leurs apparences dans ce marché clé pour le luxe et les cosmétiques français.

Une libraire très étonnante à Séoul… aux allures de showroom ! Auteurs.

Les femmes coréennes utilisent en moyenne trois fois plus de cosmétiques que les femmes françaises. La chirurgie esthétique (nous avons été frappés par le nombre de cliniques de chirurgie esthétique partout dans Séoul… dont une dans notre hôtel !) est omniprésente. Il faut ressembler aux stars des séries coréennes.

Les pratiques de management ont également été un autre point d'étonnement. Les témoignages que nous avons entendus soulignent de nombreuses hybridations entre des techniques de management américaines et des pratiques locales. On crée des plateaux type start-up en open space, des zones de sieste, des avatars qui permettent à chacun d'exprimer sa personnalité, des espaces de cuisine qui sont des convivialités nouvelles… mais on garde des placements thématiques ou fonctionnels dans l'espace de travail (pas de « flex office » ou de placements par projets). Le « chef » reste très respecté et l'équipe écoute en contribuant modestement. Mais en même temps, l'énergie, la force du collectif sont là. On est engagé et impliqué dans le travail.

Sur le plan universitaire, le pays était également très intéressant. Avec KAIST, le MIT coréen lancé en 1971, où les salaires sont trois fois plus élevés dans le reste du pays et où la recherche est à un niveau global, les moyens sont exceptionnels. La visite de l’Incheon Global Campus, posé à plus d'une heure de Séoul, nous a également impressionnée. Cet immense campus, en partenariat avec des universités américaines et à proximité de l'aéroport international, semble sorti de nulle part. Que d'énergie ! J'y aurais vu un des makerspaces les plus propres et les mieux rangés de toutes mes visites de ces cinq dernières années dans une trentaine de pays !

Visite du campus de l'université IGC et de son makerspace. Auteurs.

Encore fois, nous sommes tous revenus avec beaucoup de questions et sans la prétention d'avoir compris ce qu'il y avait à comprendre. Dans ce pays sur le fil du rasoir d'un point de vue géopolitique, le monde de demain continue à se fabriquer. Dans la discipline et l'esthétique. Les prochaines licornes digitales du monde de l'IA et d'ailleurs viendront d'ici. Je ne sais pas encore comment, mais je reviens convaincu qu'à nouveau, ce pays historiquement revenu de loin, à l'équilibre politique et géopolitique encore précaire, saura se réinventer. Et je reviendrai avec plaisir suivre ces transformations…


Je tiens à remercier ici les étudiants du master 128 de l'université Paris-Dauphine qui ont coorganisé ce voyage, en particulier Maximilien Briançon, Julie Piquet, Justine Gaine, Amine Bennekrouf, Jules Haton, Sarah Moubarak.

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