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Catalogne: le dilemme des trois ivresses cumulées

Carles Puigdemont, le leader indépendantiste de la Catalogne, le 24 octobre, à Barcelone, au siège de la Generalitat. Josep Lago / AFP

Les controverses sur le référendum en Catalogne interpellent nos croyances sur l’intérêt général. Leur charge explosive bouscule les représentations sur la démocratie idéale si bien croquée en son temps par Ambrogio Lorenzetti dans sa fameuse fresque sur l’allégorie du buon governo.

Dans leur densité et dans leur complexité politique, les passions indépendantistes pointées par Michel Wieviorka pourraient faire écho au processus qui a conduit aux « accords de Matignon » en 1988 avec Michel Rocard et Jean‑Marie Tjibaou. Mais ces derniers ont su inventer un processus d’autodétermination de la Nouvelle-Calédonie basé sur dix ans de transactions et de tâtonnements, et non sur quelques jours d’affrontements !

Entre Barcelone et Madrid (et Bruxelles, bien sûr, mais c’est une autre histoire), on est plutôt sur le scénario catastrophe du dilemme insoluble, au sens shakespearien du terme. Quel dénouement politique dans ces conditions ? La première étape consiste peut-être à accepter de mettre des mots distanciés sur la terra incognita des affects politiques en présence. Il faut parvenir à poser un regard critique sur l’assemblage dans une même équation des désirs, des peurs, des promesses, des blessures, des rancœurs et des valeurs.

Vu sous cet angle, le moment catalan donne à voir une forme singulière d’euphorie et même d’ébriété politique. On peut alors dissocier, dans cette optique analytique, trois ivresses particulières.

L’État bienveillant

La première concerne le respect de l’autorité de l’État et la fameuse servitude volontaire théorisée par Étienne de La Boétie pour expliquer l’ordre politique dans les nations modernes. En dressant un bilan sévère des drames, des trahisons et des violences qui jalonnent le serment historique passé avec l’Espagne, les Catalans indépendantistes revendiquent une conception du pouvoir où le consentement des individus va à l’État-nation hégémonique parce qu’il est protecteur, mais à la condition qu’il soit aussi bienveillant. La requête a peu d’équivalents dans le monde sur le plan historique (la Suède et la Norvège ?).

La magie des lieux

La deuxième ivresse concerne cette mystérieuse magie des lieux qui transcende sur chaque territoire les vertus ancestrales de la communauté. À la manière des chefs amazoniens étudiés par l’anthropologue Pierre Clastres, les élus catalans tirent une grande part de leur légitimité (et toute leur aura) de leur capacité à incarner les valeurs de la tribu. Ils portent pour le groupe le récit fervent et souvent lyrique d’un horizon envoûtant où la langue, le patrimoine et les rituels locaux produisent le sentiment d’appartenance.

Le cas catalan est original car il combine aussi, pour partie, une vision plurinationale, européiste et diversitaire. Ici, l’euphorie collective détonne avec les griseries identitaristes ou communautaristes plus coléreuses, celles qui touchent des parties du monde en grande difficulté socioéconomique ou en plein syndrome insulaire.

L’ego-politique

La troisième ivresse, enfin, concerne les aspirations exprimées de façon plus personnelle au bien-être sur une conception autocentrée, presque charnelle, de la citoyenneté politique. En Catalogne, comme dans toutes les régions métropolitaines en expansion, le droit au bonheur qui sature les blogs dans les réseaux sociaux relève d’une esthétique personnalisée et microterritorialisée. L’usager revendique sa sensibilité et ses désirs de façon radicale dans les forums participatifs, il convoque sans répit les passions joyeuses de Baruch Spinoza au simple filtre de sa trajectoire et avec une appréhension égocentrique de la sphère publique.

Ailleurs qu’en Catalogne

L’État bienveillant, la magie des lieux et l’ego-politique sont trois ivresses politiques que le moment catalan permet d’observer dans un même élan, et c’est ce cumul qui explique sans doute la dimension tellement explosive du phénomène. Mais on aurait tort de limiter ce cocktail émotionnel à une trajectoire territoriale isolée ou à un moment singulier. C’est le miroir grossissant de passions qui agitent de plus en plus d’individus dans leur triple rapport à la nation, à la souveraineté et à la citoyenneté.

L’allégorie du « bon gouvernement », d’Ambrogio Lorenzetti (1285-1348). Wikimedias

Sur le cas français, la cristallisation des arguments n’est pas sans rappeler le culot festif des bonnets rouges bretons, la fraîcheur révolutionnaire des jeunes urbains de Nuit debout ou encore l’opiniâtreté identitaire des nationalistes corses.

À l’échelle internationale, on pense immédiatement à quelques dynamiques politiques fulgurantes comme les révoltes colorées du printemps arabe, le courage du mouvement des parapluies à Hong Kong et, plus près de nous, l’audace anti-partis des mouvements urbains alternatifs grecs, italiens et espagnols.

Ces séquences de bouillonnement collectif cristallisent, à chaque fois, une confluence de colères et de convictions. Les slogans d’émancipation, d’identité et de fraternité produisent une alchimie émotionnelle et une convergence de désirs pour le moins hétéroclites.

À Belfast, en Irlande du Nord. Paul Faith/AFP

Le moment catalan donne l’occasion de prendre au sérieux l’hypothèse plus générale d’un tournant émotionnel dans les façons de faire de la politique – et des politiques – au sein des démocraties occidentales. Il nous faut en déconstruire les ressorts avec les outils des sciences sociales. Le consentement (à l’État), la sujétion (au pouvoir local) et le contentement (citoyen) sont les trois facettes d’une démocratie sensible émergente où l’enchâssement de la « raison » et des « sentiments » recompose les représentations sur la définition du bien public.


Alain Faure vient de codiriger avec Emmanuel Négrier La politique à l’épreuve des émotions, Presses universitaires de Rennes, 2017. Carnet de recherche : Les énigmes de l’action publique locale.

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