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Ce que jeûner indique de notre sociabilité

Illustration du jeûne dans la culture occidentale : une assiette vide avec un verre d'eau. Jean Fortunet/Wikimedia, CC BY-SA

La distanciation physique respectée (qui ne concerne pas l’impact du son traversant notre bulle proxémique) – n’empêche nullement, dans l’espace public, d’entendre des « confessions » de promeneurs, joggers ou clients attendant devant les commerces de « première nécessité ».

Ils informent à voix haute des « proches virtuels » des évènements de leur intimité confinée et l’on apprend ainsi qu’ils pratiquent un jeûne, que ce soit à l’occasion de Ramadan conclu ce 24 mai ou pour une « détox ».

Paradoxalement, à l’heure où une partie de la population n’a plus la possibilité économique d’accéder à une alimentation suffisante, de multiples médias proposent une offre, mercantile ou non, qui encourage ou justifie cette pratique abstinente. Et d’évoquer le jeûne religieux, thérapeutique, « détox », intermittent, « pour maigrir »… La sociologie peut préciser et compléter cette typologie pour en saisir la « dimension cachée ».

Monothéismes

Le jeûne est commun aux trois religions monothéistes. Ce rituel du jeûne est spécifique à chacune et correspond à des attentes différentes. Dans le judaïsme, le jeûne de Moïse (40 jours) perpétué par le Yom Kippour (limité à une journée) a vertu d’expiation, d’obtention du pardon de Yavhé et de rejeter la souillure potentielle de nos incorporations dans une quête de la pureté qui permit à Moïse de recevoir les Tables de la Loi.

Jésus jeûne aussi 40 jours dans le désert, mais à travers le déni d’aliments il s’agit de renoncer à son corps, à toutes les tentations auxquelles il pourrait être soumis, valorisant ainsi la spiritualité permettant d’approcher Dieu.

Dans l’islam, le Ramadan correspond au 9e mois du calendrier lunaire, celui où l’archange Gabriel révèle le Coran à Mahomet. Le jeûne diurne facilite une réflexion sur soi, un contrôle et une connaissance de son corps réflexif ainsi qu’un temps de partage spirituel qui devient, la nuit tombée, un partage des nourritures, un renforcement du lien social.

Pour compléter ce rapide survol du jeûne religieux, mentionnons l’importance du taoïsme, de l’hindouisme et du bouddhisme qui font système, aujourd’hui, avec des théories « new age ».

Jeûner ensemble

L’obligation de confinement a coïncidé avec deux périodes de jeûnes religieux (la fin du Carême et le début du Ramadan) dont la pratique inclue dans un groupe référent, crée une filiation, affirme une appartenance. Ces fonctions rassurent dans un contexte anxiogène bien souvent vécu dans une relative solitude.

Avant d’aborder les autres types de jeûnes, deux remarques doivent être faites d’un point de vue sociologique. D’abord, au moment où se développe une précarité alimentaire avec les conséquences économiques du Covid-19, la revendication d’un excès de rien pour s’opposer à l’excès du trop est parfois un privilège qui exprime une « distanciation sociale » (là l’expression est juste). Ensuite, cette période n’a pas été vécue de la même façon selon que l’on était seul·e, à deux ou plus.

Il faut alors distinguer entre convivialité (vivre ensemble et communiquer de manière agréable) et commensalité (manger ensemble sans nécessairement communiquer et sans obligation de partage d’une nourriture commune).

Notons que ces dernières semaines, ces deux formes de sociabilité eurent souvent recourt à la médiation de nombreuses applications. Comme le télétravail, la convivialité médiatisée ne nécessite pas la présence physique d’un autrui (on exclue les informations sensorielles corporelles – odeur, postillons, chaleur, toucher, etc.- de la communication) et elle permet de « maîtriser » le temps de la relation en mettant fin à la connexion.

La commensalité des « apéro-skype » prolonge – à distance – le partage des boissons et des « victuailles » avec des amis.

Ces pratiques ont diminué le sentiment d’isolement ou les tensions de l’entre-soi.

Ainsi, vous n’avez plus « obligation » de commensalité « physique » et les tyrannies de l’intimité qu’elle engendre, comme devoir s’asseoir en face de l’autre même à contrecœur, échanger alors que nous avons envie de calme etc. Jeûner devient alors un rituel d’évitement.

Apprécier une solitude retrouvée

Cette dimension d’un refus du partage (de l’aliment et de la relation) est pour partie commune avec certaines anorexiques et avec des religieuses jeûneuses du Moyen Âge.

Ces dernières « voyaient dans la nourriture un instrument de pouvoir sur leur moi et sur leur entourage, et un moyen de renoncer à l’un comme à l’autre ».

Béguine de Bruxelles, un ordre qui permettaient à certaines religieuses de s’affranchir des codes de leur époque (1811). Wikimedia, CC BY

Jeûner « distingue » dans un environnement qui valorise le partage et l’abondance alimentaire. On attire le regard des autres, parfois leur compassion ; on existe à travers l’affirmation de sa « singularité ».

Cependant l’émergence de ces comportements alimentaires n’est pas une « génération spontanée ». Elle prolonge des tendances de nos contemporains. Cette tendance est particulièrement vive lorsqu’il n’y a pas peur du manque et chez les femmes qui affichent un rapport au corps plus réflexif. Les individus perçoivent alors les nourritures en considérant la conséquence de leurs incorporations sur leur santé, leur silhouette, leur éthique et l’environnement.

Désirs individualistes

La période du confinement, pendant laquelle les dépenses physiques et les contraintes liées à la sociabilité sont moindres, encourage l’expérimentation d’un jeûne thérapeutique pour éliminer la souillure (au moins symbolique) des incorporations antérieures, pour se débarrasser des toxines, pour « prendre soin de soi ».

La période de jeûne alterne aussi avec la recherche et l’appropriation par un acte culinaire plus ou moins complexe (on a le temps !) de produits sains, éthiques, goûteux construisant une « écologie de soi », une solidarité avec les nouvelles citoyennetés.

Cette problématique individualiste se retrouve dans la restriction cognitive (avec parfois un projet esthétique de maigrir (par exemple pour séduire au moment des « retrouvailles »). Ainsi une majorité de Français dit avoir grossi pendant le confinement (enquête réalisée par l’Ifop pour Darwin Nutrition et relayée par Le Parisien et BFMTV le 6 mai), 14 % ont maigri et 29 % ont conservé leur poids.

Beaucoup ont aussi exprimé l’envie ne pas commettre d’excès d’alcool : abstinence intermittente de consommations alcoolisées tout en conservant le plaisir régulé de boire occasionnellement.

Les jeûnes représentent ainsi, dans ces contextes de reconstruction de soi pour mieux aborder le futur, des désirs de se référer à des groupes qui rassurent en temps de crise. Mais le jeûne affirme aussi un individualisme qui refuse un pouvoir particulier ou construit, de façon égotique, un projet optimiste (nouveau modèle alimentaire, nouvelle silhouette, parfaite santé). Gageons que l’heure du déconfinement et du « dé-jeûner » sera celle de la valorisation d’aliments porteurs de sens.

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