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Ce que le « big data » en analyse économique ne montrera jamais

La région Nouvelle-Aquitaine a repensé ses méthodes d'évaluation des politiques publiques en matière de dynamisme économique (Ici, un panorama de la ville de Poitiers). Henryk Sadura/Shutterstock

La Nouvelle-Aquitaine est loin d’être la région la plus industrialisée de France. En revanche, elle est probablement l’une des plus interventionnistes en matière de soutien aux entreprises (Vanderstocken, 2015). L’action régionale en faveur de l’industrie se réalise notamment au travers de la Direction de la performance industrielle, qui accompagne des entreprises de différentes tailles : TPE, PME, ETI et, plus rarement, des grands groupes.

Mais pour quel impact ? Pour le mesurer et améliorer ses dispositifs, la région a mis en place un service dédié à l’évaluation et a innové en employant des doctorants CIFRE, dont je fais partie.

Mieux comprendre l’allocation des subventions

Mon travail de thèse a consisté à analyser les subventions allouées aux entreprises du territoire aquitain sur 10 ans (2007-2016, avant la fusion des régions) pour répondre, entre autres, aux questions suivantes :

  • Existe-t-il un phénomène de récurrence dans l’allocation des aides ? Y a-t-il des entreprises qui ont bénéficié de plusieurs aides sur la période ?

  • Quelle est la répartition géographique, sectorielle, et par filières économiques régionales des subventions allouées ?

L’analyse montre d’abord un phénomène significatif de récurrence : une proportion non négligeable d’entreprises concentre un volume de subvention important. Deuxième enseignement : la répartition par département est relativement équilibrée contrairement à l’hypothèse de départ qui voulait que la Gironde soit sur-dotée. Nous observons plutôt que la Dordogne et les Landes sont légèrement sous-dotés et les Pyrénées-Atlantiques sur-dotées. Enfin, nous avons relevé une répartition hétérogène par filière, cohérente avec les priorités stratégiques de la région (aéronautique, santé, chimie-matériaux, électronique-TIC, etc.).

La présentation de ces constats aux équipes de la région ainsi qu’à des chercheurs a suscité de nombreuses réactions. Chez le public concerné, un premier réflexe consiste à être étonné, parfois choqué, soit parce que les constats ne correspondent pas aux hypothèses émises, soit parce qu’ils n’avaient même pas été imaginés. Une analyse classique d’évaluation, voire de type expérience contrôlée, amènerait probablement à une conclusion du type : « l’évolution de telle entreprise ne justifie pas les aides qui ont été allouées ».

J’ai donc décidé d’aller sur le terrain, en tentant de balayer les premiers a priori et observations qui avaient pu être émises : « il faut arrêter de la financer autant », « elle profite des subventions publiques », etc.

Sortir de la froideur des chiffres

Je me suis notamment rendu dans une PME girondine, dont l’analyse chiffrée décrivait une entreprise très subventionnée. Elle avait enregistré une croissance notable depuis 2007, sans être extraordinaire, avant de connaître des difficultés ces trois dernières années.

En arrivant sur place, j’ai découvert un site industriel moderne et un chef d’entreprise dynamique. Au fil de l’entretien, de mes questions et grâce aux recherches effectuées au préalable, des faits marquants ont émergé. Il en est en particulier ressorti que cette entreprise collabore énormément avec des sociétés régionales, et qu’elle est apporteuse d’affaires pour de nombreux partenaires. Elle est donc à l’origine d’un ensemble d’emplois non comptabilisés dans le travail quantitatif initial (une sorte d’externalité positive de l’aide). En effet, comme le chef d’entreprise n’a pas les moyens de répondre à toutes les sollicitations, il a développé toute une série de collaborations locales pour co-concevoir des produits ou des solutions industrielles, cela en se mettant sur un pied d’égalité avec le partenaire, partageant le risque, bien sûr, mais aussi le volume d’affaires généré.

De plus, l’entreprise est située hors métropole bordelaise, sur un territoire considéré comme peu dynamique. Elle y a créé et maintient aujourd’hui de nombreux emplois grâce à un chiffre d’affaires réalisé pour une grande partie à l’international.

Dans ce cas, financer cette entreprise, c’est accroître ou maintenir sa compétitivité en l’aidant à prendre des risques mesurés. Cela revient donc à mener une politique indirecte d’aménagement du territoire, ce qui peut se défendre du point de vue de « l’intérêt général ». Cela permet de développer ce territoire en permettant la création d’une dynamique industrielle génératrice de richesses pour de nombreux foyers et donc de nombreuses communes. Ces conclusions rejoignent dans une certaine mesure l’analyse d’Olivier Bouba-Olga (Université de Poitiers) et Michel Grossetti (CNRS, EHESS) sur les limites des évaluations du dynamisme économique des territoires.

Allier méthodes quantitatives et qualitatives

Je n’ai pas encore réalisé de synthèse de ce travail, mais il est certain que ces rencontres sont cruciales. Elles permettent de parler non pas uniquement de chiffres, de sommes de subventions reçues, mais de stratégie, de choix humains, d’erreurs, de réussite, de conception, d’industrialisation, de rapport au territoire, etc. Tout cela permet de prendre de la hauteur, d’aller au fond des choses. Le but est d’apporter un matériau qualitatif pour apporter de la richesse, de la complexité à une analyse brute chiffrée qui nous fait parfois prendre des raccourcis et faire des constats, parfois vrais, parfois erronés, mais souvent limités par rapport à la réalité des entreprises, comme le montre l’exemple.

Mon travail n’est pas le premier à aller dans ce sens, à mêler des données quantitatives à un travail d’entretien, d’imprégnation des processus productifs, de compréhension des stratégies et des choix effectués par les entreprises. Certains chercheurs utilisent les « méthodes mixtes » (Grossetti) c’est-à-dire le croisement entre les données quantitatives et les données qualitatives.

À mon sens, cela est d’autant plus intéressant à l’époque de l’avènement du « big data ». L’idée que seul traitement de données quantitatives massives peut apporter des réponses complètes aux questions que l’on se pose semble en effet s’installer. J’ai la prétention de penser, qu’au contraire, nous devrions plus souvent sortir des schémas d’analyses classiques et mêler différentes méthodes afin de réaliser un travail peut-être plus complexe, mais plus riche d’enseignements. Il ne faut pas oublier que, dans le domaine où je travaille, derrière chaque chiffre, se cachent des humains, des entreprises, des histoires, des territoires qu’il s’agit eux aussi de prendre en compte dans toute leur complexité.

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