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Ce que les disputes religieuses du XVIᵉ siècle nous disent des débats actuels

La dispute de Berne, janvier 1528
La dispute de Berne, janvier 1528. ZB Zurich

Devant certains débats télévisés qui font intervenir hommes et femmes politiques au milieu d’artistes, de vedettes de la téléréalité et de chroniqueurs, il est souvent difficile de ne pas penser que ces émissions visent moins la confrontation critique des opinions que le clash et moins la mise en valeur des invités que leur décrédibilisation insidieuse.

On y cherche en vain le souci de prendre en considération l’avis adverse, le goût de la nuance, la recherche de points de convergence qu’exigerait un débat qui ne se contente pas d’instrumentaliser les thèmes mis en avant au service de la logique du « clic » ou de l’audience.

Souvent, ces dispositifs de parole qui rappellent les formes classiques du débat contradictoire ne sont toutefois qu’un jeu d’ombre qui ne porte pas à conséquence et qui n’impose aucune véritable règle.

Certaines confrontations a priori organisées selon ces principes ne font pas même le détour par l’exposition des positions. Les insultes, les attaques et les procès d’intention en sont l’unique carburant, débouchant parfois sur de véritables pugilats dans les coulisses, filmés et relayés sur les réseaux sociaux et par les animateurs eux-mêmes qui apportent ainsi la preuve de la fin véritable de l’émission : parler pour faire taire, couvrir l’avis des autres, s’enorgueillir de ne pas les entendre et surtout de ne pas vouloir le faire, comme s’il y avait là un risque, celui d’être converti.

Débattre de la foi au XVIᵉ siècle

On ne peut ici que songer à la peur de ceux qui durent, un jour ou l’autre, débattre sur un pied d’égalité avec des hérétiques, prendre le risque d’échouer à les convaincre ou à les vaincre, d’être eux-mêmes mis en difficulté et confrontés à leurs propres erreurs. Le cas des disputes religieuses au XVIe siècle me paraît ici particulièrement éclairant.

Les protagonistes de ces joutes entendent, qu’ils soient réformateurs ou défenseurs de l’Église romaine, délégitimer les positions de l’autre au nom du salut des âmes. Pourtant, la dispute contraste avec les pamphlets remplis d’invectives qui fleurissent à cette époque : son apparence est celle d’un échange policé où seules les compétences rhétoriques et exégétiques sont déterminantes. Présenter la recherche de la Vérité comme le fait d’acteurs désintéressés, tous orientés vers la restauration de l’unité religieuse, n’est-ce pas là une manière des plus efficaces, une fois la Vérité identifiée, de faire taire le vaincu ?

Dans plusieurs cantons suisses et dans les villes du sud de l’Allemagne, les disputes sont le moteur de la Réforme entre 1520 et 1540 : voulues par les autorités, menées par les réformateurs locaux, elles font basculer des territoires entiers dans le camp protestant. La dispute est présentée comme le lieu d’une confrontation équitable, transparente et régulée, qui permet de distinguer le vrai du faux et de comprendre la volonté de Dieu. Le mot « dispute » lui-même vient du terme disputatio, qui désigne la controverse académique médiévale, et pointe donc l’échange savant plutôt qu’un affrontement – l’événement est aussi nommé « colloque », « entretien » ou encore « audition ».

Les premières disputes ont lieu à Zurich au cours de l’année 1523, sous l’impulsion du Conseil de ville et d’Ulrich Zwingli, fondateur de la Réforme helvétique ; d’autres suivront, à Nuremberg et Memmingen (1525), à Berne et Hambourg (1528) ou encore à Genève (1535).

Principes de la dispute religieuse

La dispute suit plusieurs principes. D’abord, l’égalité symbolique des positions. Cette exigence se traduit d’emblée dans l’organisation de l’espace, où s’impose un dialogue en face à face, plaçant les intervenants sur un pied d’égalité. Le critère permettant de distinguer le clerc, dont la parole est légitime, n’est pas son rang dans la hiérarchie ecclésiale, mais sa capacité à mobiliser des connaissances bibliques, exégétiques et rhétoriques. Il est donc essentiel d’obtenir la participation d’orateurs des deux camps répondant à cette exigence, une victoire remportée face à des clercs peu au fait de l’art de la controverse risquant d’être contre-productive.

Le deuxième principe est celui de l’exigence critique. Celle-ci interdit aux orateurs de recourir à l’argument d’autorité ou de s’en remettre au magistère de l’Église. Le principe sola scriptura, que les réformateurs imposent avec le soutien des autorités, oblige à construire l’argumentation sur la seule base des Écritures. Comme Calvin répondant aux docteurs de la Sorbonne dans Les articles de la sacrée faculté de théologie de Paris (1544), les réformateurs confondent leurs adversaires en leur opposant les textes qui contredisent leurs affirmations. Il devient donc indispensable pour les controversistes des deux bords d’être en mesure de citer la Bible sans se tromper pour espérer être entendus, à l’instar de nos politiques qui s’échinent dans leurs duels à aligner le plus de chiffres possibles, comme s’il en allait de leur crédibilité et de leur légitimité.

Deux autres principes divergent sensiblement de ce que l’on peut observer aujourd’hui. L’un d’entre eux est celui de l’amitié chrétienne et fraternelle que mentionnent la très grande majorité des sources, dont les auteurs s’attachent à présenter la dispute comme un espace de réconciliation. Omniprésents dans les pamphlets ridiculisant les « papistes » ou dénonçant les « hérétiques luthériens », les propos irrespectueux et la calomnie sont interdits par les règlements des disputes, qui insistent sur l’amitié, la fraternité et la charité chrétienne qui doivent guider les controversistes. À l’évidence, il n’y a rien de tel dans les débats actuels et c’est justement l’absence de récit commun, d’horizon partagé, de socle de convictions similaires qui explique l’âpreté et l’inutilité de joutes dont nul n’attend une quelconque conciliation ou réconciliation.

Enfin, la présidence des disputes du XVIe siècle, composée la plupart du temps de docteurs en théologie ou en droit, veille au respect de ces principes ; des notaires assermentés prennent les minutes des débats, qui sont soigneusement colligées afin de s’assurer qu’aucune erreur ou omission ne se glisse dans le procès-verbal. Il n’est pas rare que le magistrat fasse ensuite publier les actes par des éditeurs réputés, dans une opération visant à faire connaître et reconnaître l’effet réconciliateur de l’exercice sur une communauté soucieuse de son salut. Les débats politiques actuels ne fonctionnent plus ainsi : les arbitres ne sont plus des pairs, mais des animateurs et des journalistes qui n’ont pas les mêmes intérêts que ceux qui s’affrontent devant eux et qui peuvent justement chercher le clash, la division, la question marginale mais déplaisante pour animer les échanges, dramatiser les enjeux, faire monter l’audience. Les arbitres peuvent ainsi participer de l’accentuation conflictuelle du débat, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la politique et tout avec la logique des médias pour lesquels ils travaillent.

Vaincre sans convaincre ?

Toutefois, si les récits officiels renvoient l’image d’un échange empreint de civilité, fondé sur une critique rigoureuse et ouvrant la voie à la réconciliation, la dispute reste dans les faits marquée par l’incompréhension face à l’adversaire et le refus de voir dans ses positions autre chose que des propositions hérétiques à combattre. Et l’apparente neutralité de l’exercice cache en général des dispositions favorisant objectivement l’une des deux parties.

Ainsi, lors de la dispute de Baden, organisée en 1526, c’est une véritable avalanche de protestations qu’émettent les réformateurs autour d’Ulrich Zwingli et de Jean Oecolampade. Refus de garanties, chaires positionnées de façon à rendre difficile l’écoute des réformateurs, falsification des procès-verbaux, l’éventail des reproches contre les organisateurs est large.

À Lausanne, où la dispute suit de peu la conquête du Pays de Vaud par Berne en 1536, les interventions au nom des autorités bernoises de Jean-Jacques de Watteville, ancien plus haut magistrat de la cité et partisan de la Réforme, ne laissent aucun doute aux catholiques quant à l’issue souhaitée par les organisateurs. En 1523 déjà, à Zurich, le vicaire général Fabri s’était plaint amèrement de ne pas avoir pu prendre connaissance à temps des thèses soumises par Zwingli à l’assemblée.

Quant au principe sola scriptura, socle de la dispute, il est loin de faire l’unanimité. Les clercs favorables aux réformes y adhèrent sans réserve, mais les partisans de l’Église romaine refusent de renoncer au contrôle de l’interprétation de la Bible par le magistère romain. Ils pointent les dangers d’une lecture libre, source de toutes les erreurs, mais sans succès face à la détermination des organisateurs à imposer la seule autorité des Écritures. Et dans les débats, les divergences éclatent au sujet de la version de la Bible à utiliser : à Ilanz, le chanoine Castelmur exige que la Vulgate de saint Jérôme soit utilisée plutôt que les versions en hébreu et en grec citées par le réformateur Johannes Comander.

Mais le principal biais réside ailleurs. À l’exception de celle de Baden, toutes les disputes suisses procèdent de magistrats favorables aux réformes ; aucune ville d’Empire ne voit une dispute confirmer l’ancienne foi. Les décisions prises à Zurich, Nuremberg, Memmingen ou Berne – prédication des seules Écritures, retrait des images saintes ou interdiction de la messe – suggèrent que les magistrats ne font que tirer les conséquences des débats. Toutefois, les règles favorisant les réformateurs et l’inscription rapide des changements dans la législation montrent que le magistrat a, dans la plupart des cas, arrêté son choix en amont.

Si la dispute n’est donc pas le lieu neutre de recherche de la Vérité célébré par ses défenseurs, l’exercice n’en est pas pour autant une tromperie. En l’organisant, le magistrat joue son rôle de protecteur du Salut, mais plutôt que de décider seul, s’en remet aux professionnels pour confirmer le choix juste. La dispute devient une opération performative qui rend légitime le choix religieux et son efficacité réside précisément dans le respect de procédures probatoires identifiées et reproductibles.

En faisant le choix de la critique savante et de l’échange policé, les organisateurs prétendent répondre aux affrontements sur la question religieuse par la réconciliation autour de la Vérité, mais derrière le visage public de la controverse se cachent des mécanismes visant à garder le contrôle sur les échanges et à entériner des décisions prises en amont. Les disputes partagent donc un point commun avec les débats politiques actuels : pour les orateurs, pas question de se rapprocher de l’adversaire, ni même d’espérer le faire changer d’avis. L’enjeu est de sortir vainqueur de la joute et d’imposer son point de vue comme le seul vrai. Il s’agit donc bien moins de convaincre pour vaincre que de vaincre sans convaincre.

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