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Ces femmes qui ont fait la révolution russe

Détail d'un monument composé de plusieurs statues, où l'on voit notamment la statue d'une femme levant le bras
Détail du monument à Lénine installé place Kaloujskaïa à Moscou. YuryKara/Shutterstock

Si les noms qui viennent le plus spontanément à l’esprit lorsque l’on songe aux événements ayant provoqué la chute de l’empire tsariste en 1917, puis l’instauration de l’URSS, sont ceux de Lénine, Staline, Trotski, Dzerjinski et autres Boukharine, la révolution russe n’a pas simplement été une affaire d’hommes. Au XIXe siècle, des femmes avaient activement milité au sein des groupuscules révolutionnaires. Elles avaient ensuite pris part aux activités clandestines des premiers mouvements léninistes puis accompagné la mise en place de l’Union soviétique et, pour certaines (rares), occupé des postes élevés au sein du nouveau pouvoir.

C’est à ces femmes, certaines très célèbres, comme la compagne de Lénine, Nadejda Kroupskaïa (1863-1939), ou l’ambassadrice Alexandra Kollontaï (1872-1952), d’autres beaucoup moins, comme l’égérie du mouvement étudiant des années 1860 Maria Bogdanova (1841-1907) ou encore la socialiste-révolutionnaire Fanny Kaplan (1890-1918), passée à la postérité pour avoir tenté d’assassiner Lénine, qu’est consacré le dernier ouvrage d’Andreï Kozovoï, professeur à l’Université de Lille, « Égéries rouges, douze femmes qui ont fait la révolution russe ». À travers douze portraits, dont nous vous présentons ici le premier, qui sert de prologue, l’auteur offre un point de vue original sur une période tumultueuse de l’histoire russe.

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Maria Spiridonova

Camp de concentration d’Orel, matin du jeudi 11 septembre 1941. Des agents du NKVD, la police politique soviétique, escortent 157 prisonniers dans la forêt voisine de Medvedev où ils les exécutent d’une balle dans la tête. Leurs corps sont ensevelis dans une fosse commune, plus tard soigneusement camouflée. Quinze femmes figurent parmi les victimes. Certaines sont connues : Olga Kameneva, sœur de Trotski et veuve de Lev Kamenev, compagnon de Lénine fusillé après le premier procès de Moscou ; Varvara Iakovleva, une tchékiste qui s’était illustrée pour sa brutalité durant la guerre civile ; et Maria Spiridonova, une « icône » de cinquante‐six ans.

Maria Spiridonova, date inconnue, sans doute dans les années 1900. Wikimedia

Maria Spiridonova avait reçu son baptême de révolutionnaire en janvier 1906. Jeune membre du parti socialiste‐révolutionnaire (SR), elle avait alors mortellement blessé Gavriil Loujenovski, un haut fonctionnaire de la goubernia (région) de Tambov, chargé de « rétablir l’ordre » dans les campagnes qui s’étaient embrasées après la révolution de 1905.

La première Révolution russe du XXe siècle avait forcé le tsar Nicolas II à promulguer un Manifeste accordant les libertés les plus importantes, créant un parlement (la Douma), et abrogeant la censure dite « préalable » (en amont de la publication). Restée inachevée, cette révolution n’avait fait qu’attiser les tensions dans la société russe, tensions qui devaient emporter la monarchie en février‐mars 1917. Lors de son procès, Maria avait plaidé coupable :

« Après avoir rencontré une mère rendue folle par le suicide de sa fille, une beauté de quinze ans qui n’avait pas supporté les « caresses » des cosaques les [troupes de Loujenovski], j’ai compris qu’aucun châtiment, aussi cruel soit‐il, ne pouvait m’empêcher d’aller au bout de mon projet. »

Condamnée à la potence, Maria Spiridonova avait vu sa peine commuée en katorga, le bagne russe. Exilée au‐delà du lac Baïkal, dans la petite cité de Nertchinsk, elle en était revenue onze ans plus tard – suite à l’amnistie de la révolution de Février – et avait été adulée par le public.

En septembre 1917, déterminée à fomenter une révolte, opposée au nouveau régime « bourgeois », son attitude intransigeante avait fait imploser les SR, donnant ainsi naissance au mouvement des SR « de gauche », ralliés aux bolcheviks, dont elle était devenue l’égérie.

Suite au coup d’État bolchevik du 25 octobre, Lénine avait cherché à instrumentaliser Maria Spiridonova afin de gagner des voix dans les campagnes, là où les SR étaient très populaires. Mais en été 1918, l’alliance, précaire, avait fini par se rompre. Refusant la « paix honteuse » de Brest‐Litovsk avec l’Allemagne, les SR s’étaient soulevés.

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Spiridonova la « sainte » était désormais traitée en « hystérique », et fut bientôt enfermée dans un asile sur ordre du patron de la Tchéka, Dzerjinski – un précédent en matière de « psychiatrie punitive » soviétique. Après des années d’errance, la révolutionnaire se retrouva exilée en Asie centrale, dans les villes de Samarkand, Tachkent et enfin à Oufa.

C’est là, fin 1937, que Maria fut rattrapée par la Grande Terreur. Condamnée à vingt‐cinq années de camp pour complot visant à assassiner les dirigeants, une inculpation absurde dans l’air du temps, son sort fut scellé après l’invasion allemande. Alors que la Wehrmacht approchait d’Orel – la ville sera occupée le 3 octobre –, Beria proposa à Staline d’exécuter les prisonniers politiques plutôt que d’organiser leur transfert. Staline, qui n’en était pas à son coup d’essai (les charniers de masse de Kourapaty, Bykivnia, Katyn, Boutovo et Sandarmokh, entre autres, sont là pour en témoigner) s’empressa d’accepter l’idée.

Depuis plus d’un siècle, les historiens ne cessent de s’interroger sur l’effervescence révolutionnaire dans laquelle fut plongée la Russie en 1917‐1921. La guerre mondiale peut‐elle à elle seule expliquer le déchaînement de violence ? Quelles furent les forces à l’œuvre derrière les soubresauts qui accompagnèrent l’« enfantement d’un monde nouveau » ? Le cheminement de 1917 vers la dictature et la guerre civile était‐il inéluctable, tout comme le fut, en son temps, 178 ? Comment le régime communiste parvint‐il, envers et contre tout, à rassembler la population sous son étendard, et à manipuler l’opinion russe et internationale, pour asseoir sa légitimité ?

Si l’on observe ces événements comme résultant de l’action d’individus de chair et de sang, et non au travers de concepts abstraits (empire, société…), la Révolution russe nous apparaît comme le produit de forces complexes, qu’il ne faut pas réduire à l’action des « grands hommes », dirigeants et révolutionnaires, Nicolas II et Lénine. Il ne faut pas non plus voir dans la Révolution russe le produit de l’action des foules. La manifestation des ouvrières du textile du district de Vyborg, à Saint‐Pétersbourg, le 23 février 1917 (le calendrier russe de l’époque est en retard de treize jours sur le nôtre – le 23 février correspond donc au 8 mars dans le reste de l’Europe), au cours de la Journée des femmes, certes marquante, n’est certainement pas le premier domino d’une chaîne menant à l’abdication du tsar huit jours plus tard.

Voilà qui nous amène au rôle des femmes dans la Révolution. Depuis longtemps déjà, les spécialistes ne les dépeignent plus en « potiches agitées » aux fins de propagande par leurs compagnons masculins, en appâts destinés à susciter l’adhésion des foules indécises aux idéaux révolutionnaires. Là aussi, il faut nuancer et se méfier de la tendance à les idéaliser, à en faire des héroïnes dépassées par les événements, à voir en elles de simples victimes du régime communiste, à passer sous silence leur part sombre, leur implication dans la vague terroriste qui submerge la Russie à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, leur connivence avec le régime totalitaire. La dernière protagoniste de ce livre, Alexandra Kollontaï, sur laquelle tant d’hagiographies ont été écrites, est un cas d’école.

Ces bornes étant posées, cet essai n’a pas la prétention de servir de modèle ni d’épuiser les nombreuses problématiques qui surgissent d’une histoire politique, sociale et culturelle des femmes dans la Révolution russe – champ qui, depuis les années 1970, s’est considérablement épaissi dans les pays anglo‐saxons. Il doit plutôt être vu comme une esquisse, un canevas sur lequel j’ai brossé les parcours de vie de douze égéries rouges dont Maria Spiridonova constitue une figure certes extrême, mais emblématique.

Poussées par des sentiments altruistes – défendre les droits des femmes à l’éducation, instruire les masses paysannes –, ces égéries, qui n’ont jamais été de simples muses éthérées, se sont progressivement changées en révolutionnaires professionnelles au fil des ans, des procès et des exils sibériens. Leur détermination a ébranlé le tsarisme, permettant à des idéologies utopiques – populisme, anarchisme et communisme – d’inspirer les jeunes générations et de rayonner dans le monde entier.

Livre d’Andreï Kozovoï « Égéries rouges »
Ce texte est issu du livre « Égéries rouges » d’Andreï Kozovoï publié le 13 avril 2023 aux éditions Perrin.

Mais en voulant faire le bonheur du peuple russe, elles ont contribué à l’avènement d’un parti‐État qui a réduit ce même peuple en esclavage, utilisant la cause des femmes à des fins de propagande. Certaines, comme Maria Spiridonova, ont tenté d’inverser le cours de l’histoire, en s’opposant au bolchevisme triomphant ; d’autres s’en sont accommodées, tant bien que mal, tout en conservant une indépendance en bonne partie illusoire. Sans doute, leur combat reste à bien des égards louable ; sur d’autres plans, il donne l’impression d’un terrible gâchis – des femmes ayant mis leur intelligence et leurs talents au service d’un régime criminogène. Régime qui, le plus souvent, les a bien mal remerciées pour leurs efforts en les persécutant et en réécrivant leurs vies. L’objet de ce livre est précisément de rétablir quelques vérités, aussi pénibles à entendre soient‐elles.

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