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Chaucer, poète médiéval accusé de viol : pourquoi son cas divise le milieu littéraire

Portrait de Chaucer par Thomas Occleve (1369 - 1426), dans le Regiment of Princes (1412). Wikipédia

Le 11 octobre dernier, un séisme a secoué le monde des études médiévales anglaises. Plus de six siècles après la mort du poète Geoffrey Chaucer, Sebastian Sobecki (professeur de littérature médiévale anglaise à l’Université de Toronto) et Euan Roger (historien aux Archives nationales britanniques) ont levé le voile sur une accusation de viol ayant longtemps terni la réputation du poète.

Souvent défini comme le père de la littérature anglaise, Chaucer est de bien des façons le poète emblématique de Moyen Âge anglais. Auteur, traducteur, diplomate, ce poète courtois s’est notamment montré décisif dans l’avènement de la Renaissance en Angleterre, de par la richesse de ses emprunts à la poésie italienne du Trecento. Mais cette affaire souligne toute l’ambiguïté de son rapport aux femmes. En effet, s’il est parfois perçu comme un féministe et un défenseur des opprimés, ses écrits ne sont pas pour autant exempts d’une forme de violence sexuelle à ne pas sous-estimer (c’est par exemple le cas du Conte du Régisseur dans Les Contes de Canterbury). Il faut cependant noter que les écrits de Chaucer n'ont rien de particulièrement exceptionnels dans leur représentation des femmes par rapport aux autres oeuvres littéraires médiévales, sachant que les scènes de violence sexuelle sont particulièrement répandues dans le genre du fabliau (très populaire au Moyen Âge).

Les origines de l’accusation

Frederick James Furnivall (1825-1910).

En 1873, Frederick J. Furnivall (fondateur de la Chaucer Society) mit la main sur un texte qui devait profondément nuire à la réputation du poète. Daté du 4 mai 1380, ce document juridique rédigé en latin stipule qu’une dénommée Cecily Champagne (une femme guère plus jeune que Chaucer lui-même et issue d’une famille aisée et influente), « fille de feu William Champagne et de sa femme Agnès », libère pour toujours Geoffrey Chaucer des charges liées à de raptu meo, à savoir « de mon viol » ou « de mon enlèvement » (selon la traduction).

Plus d’un siècle plus tard, en 1993, Christopher Canon dévoila à son tour un mémorandum daté du 7 mai 1380 ne jouant guère en la faveur de Chaucer en raison de sa référence à un crime liant Chaucer à Champagne – bien que le terme raptus en soit absent.

Embarrassés par ces découvertes, de nombreux chercheurs (pour la plupart des hommes, même si quelques femmes ont pu se joindre à eux) n’ont eu de cesse au fil des décennies que de défendre leur poète. Furnivall lui-même souhaita, un peu comme Robert Oppenheimer, le physicien à l’origine de la concrétisation du Projet Manhattan, n’avoir jamais fait cette découverte.

D’autres, en revanche, refusèrent d’y croire, comme ce fut le cas en 1968 d’Edward Wagenknecht, critique littéraire et professeur américain – comment la fine fleur de la poésie courtoise anglaise pourrait-elle être à l’origine d’un acte aussi infâme ? Peut-être ne s’agissait-il pas d’un viol et que la traduction du terme raptus devait être nuancée. Chaucer aurait peut-être fait des avances à Champagne, il aurait pu la séduire, Champagne aurait pu mentir, ou bien elle aurait pu céder à Chaucer et se retourner contre lui après coup. Qui plus est, malgré l’accusation, elle libéra Chaucer de toutes charges, preuve que le poète était innocent aux yeux de la loi, non ?

Cet embarras en dit long sur le rapport aux femmes de ces chercheurs et du poids du patriarcat dans le monde universitaire. On reconnaît d’ailleurs sans mal certains des arguments énumérés par les plus fervents opposants aux affaires mises en lumière par le mouvement #MeToo…

De fait, la véhémence de la réaction de ces universitaires nous pousserait presque à croire que ce n’est pas Chaucer qui est accusé, mais bien les hommes dans leur ensemble. Pire encore, en réduisant Champagne au rang de simple sous-intrigue amoureuse dans la biographie du poète (c’est par exemple le cas du médiéviste américain John Fisher en 1991), ils la réifient au point de n’en faire qu’un simple objet sexuel, une passade dans la vie d’un homme vivant loin de sa propre épouse. Or, les choses sont, comme souvent, bien plus complexes qu’elles n’y paraissent. Et à en croire la presse internationale, ce qu’il faut retenir de cette découverte, c’est l’innocence d’un homme mis sur le banc des accusés à tort. Plus qu’un simple micro-événement relatif à un point de la biographie d’un poète mort il y a 622 ans, cette révélation a pris une dimension dépassant de loin les limites du monde académique.

Chaucer, Champagne et le Statut des travailleurs

Le Statut des travailleurs (1351). Catalogue ref : C 74/1, m. 18.

Revenons-en donc au 11 octobre dernier. Lors d’une présentation en ligne devant des centaines d’historiens et médiévistes, Sebastian Sobecki et Euan Roger ont annoncé avoir de nouveaux documents pouvant démêler cette sordide affaire.

Un an avant l’accusation de raptus, soit le 16 octobre 1379, Chaucer et Champagne furent tous deux poursuivis par Thomas Staundon selon le Statut des travailleurs, une loi votée en 1351 afin de répondre à la pénurie de main-d’œuvre consécutive à l’épidémie de peste noire.

Champagne, alors au service de Staundon, abandonna son poste de servante avant la fin de son contrat afin d’être employée par Chaucer. Or, le Statut des travailleurs fut justement conçu pour réguler le marché du travail, endiguer les hausses de salaires et empêcher le débauchage de serviteurs. Et c’est précisément cela que Staundon reproche à Chaucer. Ainsi, selon Sobecki et Roger, les deux principaux protagonistes de cette affaire seraient en fait codéfendeurs face à Staundon.

Note tardive précisant que l’affaire Chaucer/Champagne n’a pas été traduite en justice. Catalogue ref : KB 136/5/3/1/2

Le terme raptus prendrait un tout autre sens dans ce contexte et le document de 1380 pourrait, dans ce cas, être lu comme une stratégie juridique permettant de contrecarrer de potentielles nouvelles poursuites de Staundon contre Chaucer. En libérant officiellement Chaucer de toutes responsabilités dans cette histoire de droit du travail, elle lui permet de se sortir d’affaire. Le fait est qu’à la période de Pâques en 1380, Staundon retira sa plainte et qu’une note ajoutée plus tard dans la marge de l’assignation précise que l’affaire fut non prosecutum (« non traduite en justice »).

Ces révélations, publiées dans un numéro spécial de The Chaucer Review, sont toutefois à nuancer et c’est bien ce qu’on fait les deux chercheurs en proposant à Sarah Baechle, Carissa Harris et Samantha Katz Seal (respectivement spécialistes de littérature médiévale à l’Université du Mississipi, Temple University, et à l’Université du New Hampshire) de contextualiser leur découverte. Ils ont fait en sorte de garder au cœur du débat une approche féministe qui risquerait de pâtir de cette découverte.

Carissa Harris souligne, par exemple, la nécessité de s’intéresser aux femmes en position de servitude que l’on retrouve dans l’œuvre de Chaucer et d’analyser leurs conditions de travails ainsi que leurs obligations, ce qui pourrait éclairer l’affaire Chaucer-Champagne d’une nouvelle manière. De même, Sarah Baechle note que cette découverte est une opportunité de transformer notre approche du poète et de la violence sexuelle. Puisque nous n’avons plus à gérer la culpabilité de Chaucer et la victimisation de Champagne, nous sommes désormais en position d’adopter une approche structurelle nous permettant d’étudier les récits de viols (comme le Conte du Régisseur) du poète sous un nouveau jour. Samantha Katz Seal, de son côté, nous rappelle avec justesse que si Chaucer est innocent, cela n’absout en rien les critiques littéraires et historiens qui ont, au cours du siècle passé, exploité une représentation fantasmée de Champagne et justifié son rôle d’objet sexuel.

Des zones d’ombre persistantes

Les pèlerins des Contes de Canterbury réunis à l’auberge, illustration de l’édition de Richard Pynson en 1492.

À la lumière de ces documents, il est désormais possible de penser que Chaucer n’ait pas violé Cecily Champagne. Or, si nous avons tous cru pendant si longtemps à ces allégations, c’est bien parce que la poésie de Chaucer, empreinte de violence sexuelle, nous permettait de voir en lui un violeur potentiel (les fabliaux des Contes de Canterbury regorgent d’exemples allant dans ce sens). Sobecki a d’ailleurs été clair à ce sujet durant la présentation en ligne : cette découverte n’enlève rien au fait que la culture du viol existait et existe hélas toujours. Chaucer peut avoir enfreint la loi en employant Champagne avant la fin de son contrat (c’est ce que les nouveaux documents indiquent bel et bien), mais cela n’efface pas entièrement l’ardoise pour autant. Il demeure impossible d’écarter la possibilité qu’une forme de violence physique et/ou sexuelle ait joué un rôle dans ce transfert, d’une manière ou d’une autre.

Cette découverte demeure profondément polémique car loin d’apaiser les esprits (Chaucer est dans les faits innocent), elle soulève énormément de questions quant à notre rapport, en tant qu’universitaires, à la place des femmes dans notre discipline et à leur représentation littéraire. Hélas, cela tend à reléguer dans l’ombre l’incroyable travail réalisé par Sobecki et Roger, et qu’il est important de saluer ici. Mais il est tout aussi essentiel de rappeler que cette découverte ne discrédite en rien les dernières décennies de critique féministe de l’œuvre du poète. Car à y regarder de plus près, ce n’est pas tant Chaucer qui est en cause, un homme du Moyen Âge mort il y a fort longtemps, mais bien la réaction d’hommes et de femmes modernes à une affaire hautement symbolique.

Au final, notre façon d’appréhender cette question en dit long sur notre champ d’études et notre société.

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