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Chercheurs vs managers de la recherche : la guerre des mots

Chercheurs et managers de la recherche ne parlent pas la même langue. Crystal Eye Studio/Shutterstock

La crise actuelle nous montre que nous avons besoin d’une recherche de qualité. Mais avant que débute le confinement, le monde de la recherche était justement divisé sur la stratégie à adopter. Suite à la proposition de loi sur la programmation pluriannuelle de la recherche, des chercheurs ont manifesté contre des mesures qui accentueraient la mise en compétition.

Ils ont été particulièrement choqués par la déclaration du PDG du CNRS appelant à :

«Une loi ambitieuse, inégalitaire – oui, inégalitaire, une loi vertueuse et darwinienne, qui encourage les scientifiques, équipes, laboratoires, établissements les plus performants à l’échelle internationale, une loi qui mobilise les énergies.» (Antoine Petit, Les Échos)

En analysant quatre mots, j’explicite ici un enjeu implicite des échanges entre «chercheurs» et «managers» : les deux camps ne parlent pas la même langue. Ici, chercheur et manager sont davantage deux idéaux types que de vraies personnes. «Manager» désigne de façon générique le gouvernement et les hauts responsables de la recherche ; mais souvent, le chercheur est aussi manager d’une équipe. Le clivage de langue traverse un tel chercheur, ce qui rend sa position parfois intenable.

Compétition

Le manager répète que la compétition – une traduction de l’anglais competition, qui signifie plutôt «concurrence», fondée sur la rareté des ressources – améliore la recherche en faisant émerger les meilleurs chercheurs et projets et augmenter «l’attractivité» de la recherche et de l’enseignement supérieur français. Les chercheurs répliquent que leur milieu est déjà hypercompétitif : rares sont les professions où une centaine de candidats visent un même poste alors que le salaire d’entrée est de 63 % de la moyenne de l’OCDE, et les taux d’acceptation sont très bas, 15 % pour les projets proposés à l’ANR. Ils répondent à côté.

En disant «compétition», le manager pense à un ensemble hiérarchisé de compétitions à différents niveaux : entre chercheurs, laboratoires, universités, et même entre nations et entre USA, Europe et Chine. Une compétition économique garantie par l’innovation technologique définit ici le rôle de la recherche. À cette condition seulement les niveaux de compétition peuvent s’imbriquer les uns dans les autres.


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Or pour le chercheur, la compétition relève davantage de ce que Nietzsche appelait l’agôn chez les Grecs homériques. Dans cette joute, chacun tente d’être meilleur que l’autre, aidant ainsi l’autre à se dépasser. Le chercheur est idéalement dans l’émulation, mais, parce que la critique fait partie de la vie interne de la science et améliore in fine nos connaissances. Là où le manager n’a que l’excellence à la bouche, le chercheur penche plutôt pour l’exigence, laquelle est mise au service d’un but ou d’une norme précis, dont l’atteinte doit apaiser la joute. Pour l’universitaire, la norme est simplement la vérité. Or la norme de la compétition entre États, en ce qui concerne la recherche, est l’innovation, moteur de la croissance. L’innovation n’atteint jamais l’équilibre qui clôt pour Nietzsche le cycle de l’agôn.

L’écart entre les deux normes fait que, pour le chercheur, il n’existe pas une seule grande pyramide de compétitions emboîtées les unes dans les autres, mais simplement celle qu’il joue avec ses pairs, dans le cadre de collaborations. Le parasitage de la norme du chercheur par la norme du manager entraîne une extension des mauvaises pratiques, par exemple fraude, plagiat, et prolifération des journaux dits «prédateurs».

Enfin, la compétition internationale indexée sur la croissance contredit les verdicts de la science, selon lesquels la poursuite de la croissance ruinera nos écosystèmes.

Évaluation

Le manager classe les chercheurs selon leurs contributions relatives à la grande compétition internationale, afin de distribuer honneurs et finances. Ce classement doit être linéaire, comme l’arrivée d’un concours hippique : il faut donc un seul critère, de préférence quantitatif. Il est fourni par la bibliométrie.

Le chercheur aussi évalue les autres, plus précisément leurs articles, à travers la peer-review. Toutefois, ces «évaluations» ne sont qu’homonymes. Le «referee» considère en principe le contenu d’un article scientifique au regard de ce qu’il connaît dans la discipline, et en apprécie avec rigueur la véracité, l’originalité et l’intérêt. Pareille évaluation est immanente au processus de recherche, elle est un prolongement du travail intérieur du chercheur.

L’évaluateur du management applique des grilles ou barèmes extrinsèques à un contenu, par exemple le facteur d’impact des revues (un indice évaluant le nombre de citations suscitées par les articles de la revue en question), dont la connexion avec l’évaluation immanente est lointaine. Cet évaluateur considère des listes de publications pour établir un classement sans considérer les apports à la discipline en tant que science ; il peut déléguer la tâche à un logiciel.

Égalité

Le manager répète que les chercheurs ne sont pas égaux. De fait, les universités et laboratoires ne sont pas égaux en termes de financement. L’inégalité de dotation des grandes écoles et des universités est importante : en moyenne 21 000 euros par an et par étudiant pour les premières et 8 000 euros par an et par étudiant pour les secondes). Cette inégalité conduit initialement à des inégalités entre chercheurs dans ces structures, puisqu’ils ne disposent pas de moyens comparables. Mais hormis cette inégalité «triviale», que signifierait l’égalité ?

L’inégalité mesurée est toujours un fait social, et non un fait naturel : les inégaux ne sont jamais inégaux par leurs seules propriétés intrinsèques, mais également en vertu de traits de leur environnement social, puisque les institutions fournissent inégalement aux chercheurs des ressources et du soutien. Et surtout, l’inégalité n’existe que si l’on valorise une dimension, sur laquelle on va l’estimer : vitesse pour les sprinters, sagacité pour les joueurs d’échec, bibliométrie pour les chercheurs. Décider si deux personnes sont égales ou inégales consisterait à comparer tous leurs traits, et agréger les égalités ou les inégalités concernant chacun de ces traits : aucune méthode n’existe pour pondérer ces traits. Dire les gens «égaux» ou «inégaux» est simplement la proclamation d’un droit – le droit à être également traité. Hormis ces deux sens – égalité proclamée en droit, (in)égalités de fait sur une seule caractéristique objective – le terme n’a pas d’usage.

Pour le manager, l’inégalité, mesurée en ressources et statut, évalue l’intensité de la compétition, qui améliorerait «l’efficacité» de la recherchesuivant la norme de la croissance et de l’innovation. Le système a intérêt à entretenir l’inégalité : les dispositifs de financement «au mérite» intensifient des petites inégalités de départ, en donnant toujours plus à ceux qui ont déjà un peu plus, ou en créant une discontinuité importante entre un premier recalé et un dernier reçu alors que leurs performances sont quasiment identiques.

Autonomie

Le chercheur et le manager parlent tous deux d’une chose au moins depuis 2009 – l’autonomie des Universités. En 2009, la loi LRU a donné aux Universités françaises une certaine indépendance, comme l’autonomie budgétaire et la possibilité de créer des fondations.

Pour le manager, les universités autonomes sont des universités qui payent leurs professeurs – alors qu’auparavant l’État disposait de la masse salariale. Elles sont en compétition les unes contre les autres sur le marché de la connaissance, alors que la compétition entre Peugeot et Nissan advient sur le marché du véhicule automobile – mais les règles et les dynamiques de la compétition sont les mêmes. Pour gagner cette compétition, l’Université autonome devrait pouvoir recruter les enseignants les plus «excellents» au sens de l’évaluation indiquée ci-dessus, donc les rémunérer au maximum pour les attirer, et attirer les meilleurs étudiants, auxquels on ferait alors payer des sommes conséquentes pour le droit à entendre ces professeurs – une revendication sensible depuis quelques années.

L’autonomie, pour le monde académique, signifie plutôt l’indépendance du savoir universitaire à l’égard de l’église et de ses croyances, de l’état et de ses idéologies : la norme de connaissance ne doit être soumise ni à la vérité révélée ni au marché. Publiques et gratuites, les universités en France sont déjà autonomes au sens du chercheur : sans besoin l’argent des étudiants, elles n’ont pas à s’engager à suivre des normes extrinsèques à la connaissance pour maximiser leurs gains.

L’autonomie n’est toutefois pas la «tour d’ivoire» unanimement moquée : parce que l’État garantit les universités, il est légitime de penser que les universitaires doivent des comptes au public. Dans des universités gratuites ouvertes à tous, un tel retour est réalisé par l’enseignement puis par la diffusion des savoirs. Pareil devoir de retour n’a rien à voir avec l’idée que les normes de la recherche seraient celles de la compétition économique et de la croissance.


Merci à Alice Lebreton Mansuy, Philippe Jarne et Camille Noüs.

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