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Chili : le nouveau président sera-t-il à la hauteur des espoirs qu’il suscite ?

Gabriel Boric, vainqueur de la présidentielle chilienne en décembre dernier, vient d’être investi. Le plus dur commence. Martin Bernetti/AFP

Le 11 mars, Gabriel Boric, 36 ans, a été investi président du Chili. L’accession à la plus haute fonction de ce représentant de la gauche symbolise l’enterrement définitif de l’héritage d’Augusto Pinochet, qui imposa une dictature militaire au pays de 1973 à 1990.

Le 19 décembre dernier, au second tour de la présidentielle, alors que les sondages plaçaient Boric et son adversaire José Antonio Kast au coude-à-coude, la victoire de l’ancien leadeur étudiant fut écrasante. Avec près de 56 % des voix, Gabriel Boric a vaincu par plus de 10 points son adversaire d’extrême droite et nostalgique de la dictature qui, à la surprise générale, lui a aussitôt concédé la victoire.

Un triomphe démocratique contre l’héritier idéologique de Pinochet

Boric est à la fois devenu le candidat ayant obtenu le plus de suffrages de l’histoire du pays et le plus jeune président élu de l’histoire du continent. Si la bourse de Santiago a baissé de 6,83 % à l’ouverture le lendemain, une majorité de Chiliens ont, quant à eux, poussé un soupir de soulagement.

Alors que la campagne s’est soldée par une victoire sans appel, rien n’était pourtant gagné le 19 décembre au matin. Kast était arrivé en tête du premier tour, le 21 novembre, avec près de 28 % des votes, devançant Boric, qui en avait récolté un peu moins de 26 %.

Gabriel Boric lors de son investiture en tant que président du Chili, le 11 mars 2022. Martin Bernetti/AFP

Les sondages penchaient en faveur du candidat de gauche, mais l’écart se rétrécissait de jour en jour. Après le premier tour, c’est sans doute la crainte de voir parvenir à la présidence un candidat qu’une bonne partie des observateurs n’hésitaient pas à qualifier de « fasciste » qui a incité de nombreux Chiliens à glisser un bulletin Boric dans l’urne au second tour.

De nombreux protagonistes du soulèvement social contre les inégalités qui secoue le Chili depuis octobre 2019, ainsi qu’une multitude d’autres personnalités issues de milieux divers – dont l’ex-présidente Michelle Bachelet – se sont ralliés à l’ancien leader étudiant. Ils ont ainsi fait front commun dans la promotion du candidat de gauche, clamant « Boric nos une » (Boric nous unit).

Boric a, pour sa part fait un pas vers le centre, notamment sur certains enjeux préoccupant une majorité de Chiliens et généralement la droite. Il a ainsi fait des concessions sur des sujets comme de la délinquance et l’immigration, pour obtenir les faveurs d’un électorat plus centriste. Si de nombreux observateurs étaient sceptiques face à cette stratégie, elle s’est finalement révélée payante. Boric a obtenu 4,6 millions de voix, bien loin devant les 3,65 millions octroyées à Kast.

Au-delà du néolibéralisme, le tombeau de Pinochet

Le couronnement de Boric traduit un appui populaire renouvelé à un changement fondé sur l’équité, l’inclusivité et la dignité humaine. Immanquablement, cette transformation passe par l’enterrement symbolique de l’héritage de Pinochet, perpétué en démocratie au moyen de la transition « pactée », négociée entre les militaires et les forces démocratiques du pays. Ce sont ces dernières qui avaient remporté le référendum de 1988 avec leur option du « non », opposée au maintien de Pinochet au pouvoir.

Une volonté de rompre avec le néolibéralisme transparait clairement au sein de la population depuis des années. Alors qu’une victoire de l’ultraconservateur Kast aurait garanti la continuité du modèle néolibéral, le triomphe de Boric annonce un pas de plus vers sa fin.

Mis en place par Pinochet, sous les conseils des Chicago Boys, le modèle économique est protégé et renforcé par la Constitution, qui relaie l’État à un rôle subsidiaire face à un secteur privé tout-puissant. Il s’agit donc d’un premier élément de l’héritage de Pinochet auquel le nouveau président entend s’attaquer – et ce, vigoureusement.

Ses promesses sont en effet nombreuses et fort ambitieuses. La plate-forme l’ayant fait élire propose une réforme en profondeur des secteurs clés de la santé et de l’éducation publique notamment, financée à travers l’imposition des plus riches suivant un remaniement raisonnable, insiste-t-il, de la politique fiscale.

Boric promet aussi une refonte du système de retraites, entièrement privatisé sous Pinochet et fonctionnant selon une logique de capitalisation. Ce dernier serait confié à une entité étatique permettant d’équilibrer budget et dignité humaine. Boric entend ainsi restituer un rôle central à l’État, l’ancrant dans sa fonction de redistributeur.

Un deuxième aspect, intrinsèquement lié au premier, est la poursuite des travaux de la convention constitutionnelle, commencés en mai 2021 à la suite d’un référendum tenu en octobre 2020, permettant de boucler la rédaction d’une nouvelle constitution démocratique. Alors que Kast affichait ouvertement sa volonté de mettre le plus de bâtons possible dans les roues du processus constituant, Boric l’appuie sans réserve. Une fois abouti, le résultat aura pour effet d’abroger la Constitution de 1980, annulant un autre legs de Pinochet et déverrouillant de surcroît la possibilité de réformer le système économique néolibéral.

Finalement, l’approche relative aux droits humains représente un autre changement symbolique majeur mettant en péril l’héritage de la dictature. En 1990, la transition démocratique a certes entraîné la fin de la terreur d’État. Mais l’amnistie alors octroyée pour garantir l’impunité relativement aux violations des droits humains commises sous la dictature a permis, dans la foulée du soulèvement social de 2019, la résurgence et la normalisation d’une violence répressive comparable à celle de l’époque militaire.

Dans un rapport publié en octobre 2021, Amnesty International faisait d’ailleurs état d’au moins 8 000 victimes de violence d’État et plus de 400 cas de traumatismes oculaires résultant de ce qui est devenu une véritable crise contemporaine de droits humains. Le Chili a pourtant longtemps été loué pour son respect des principes de démocratie et de la suprématie du droit.

La position de Boric sur l’avenir des manifestants arrêtés dans la foulée du soulèvement social et détenus préventivement sans preuve – décrits comme les prisonniers politiques de la révolte sociale – était loin d’être claire pendant la majeure partie de sa campagne. Elle s’est graduellement clarifiée pour le second tour de l’élection présidentielle. Depuis, le président élu n’a pas attendu son investiture pour demander au Congrès d’approuver la grâce permettant la libération des détenus.

Cette position tranche avec celle de son prédécesseur, puisque Sebastián Piñera (droite, président de 2010 à 2014 puis de 2018 à 2022) s’était servi de la pandémie pour justifier sa tentative de faire libérer certains des pires bourreaux de l’époque de la dictature. Boric a par ailleurs confirmé sa volonté de faire en sorte que justice soit rendue concernant les violations commises par les forces de l’ordre depuis 2019.

Cette position est à mille lieues de l’approche protectrice de l’impunité adoptée par quasiment l’ensemble des gouvernements depuis la transition démocratique. Elle est contraire à celle de Kast, qui militait quant à lui pour le pardon et la libération des militaires purgeant des peines pour crimes contre l’humanité commis sous la dictature. Le candidat conservateur souhaitait ainsi consacrer l’amnistie léguée par Pinochet.

La position prise par Boric en matière de droits humains – un engagement clair pour la vérité, la justice, les réparations et les garanties de non-répétition – ouvre même la porte à un déblocage potentiel des canaux judiciaires, favorisant enfin une mise en œuvre de procédures judiciaires pour de nombreuses atrocités commises à l’époque de la dictature qui restent à ce jour impunies.

Des défis complexes en perspective

Le soir de la victoire, de nombreux Chiliens sont sortis célébrer l’issue de l’élection, décrivant l’événement comme le « triomphe de l’espoir sur la peur ». Devant l’espoir suscité par ce résultat, les défis à relever seront multiples. Sur le fond comme sur la forme, les attentes sont grandes, voire ardentes, de voir se réaliser une transformation en profondeur du système vers davantage d’équité et d’inclusion.

Devant une situation économique peu enviable, fragilisée par deux ans de pandémie, la réalisation de l’ambitieux projet d’État-providence et le virage au vert du modèle économique annoncent un défi certain.

Par ailleurs, après avoir déchiré le pays entre l’option social-démocrate et l’extrême droite, la campagne électorale a accentué la polarisation sociale. Les attaques ont été particulièrement virulentes sur les réseaux sociaux. Boric est loin d’ignorer cette réalité et a maintes fois témoigné, depuis sa victoire, de sa volonté d’unir les Chiliens, répétant qu’il allait être le président de tous et toutes. Chose certaine, comme l’ont montré les cas du Brésil et des États-Unis, unir une population après une campagne ultra-polarisée demeure un défi de taille.

Finalement, un autre obstacle réside dans la composition du Congrès, fortement divisé entre les factions politiques. Le président élu est loin de bénéficier de la majorité. S’il a déjà démontré son ouverture au dialogue et à la négociation, il devra régner avec pragmatisme s’il souhaite faire adopter de nombreux projets de loi. En attendant, le cabinet dévoilé le 21 janvier tend à démontrer la cohérence de Boric. Il reflète bien les principes mis de l’avant durant la campagne. Le féminisme est à l’honneur et la reconnaissance des droits humains semble transcender la gestion d’État.

Déjà, Boric avait promis un gouvernement féministe qui allait s’activer à faire du droit des femmes une priorité, plaçant la question de la légalisation de l’avortement au cœur de l’agenda politique. L’approche féministe est mise en avant comme un principe transversal de la nouvelle politique publique chilienne.

À 35 ans, Izquia Siches devient la première femme de l’histoire du pays à être nommée ministre de l’Intérieur. À la Défense nationale, le président élu a symboliquement nommé la petite-fille de Salvador Allende, la députée socialiste Maya Fernández Allende. Le ministère de la Femme et de l’Équité de Genre sera quant à lui dirigé par la jeune activiste féministe Antonia Orellana.

Lors de la cérémonie d’investiture, cette dernière, ainsi que ses collègues Javiera Toro et Marcela Ríos, respectivement nommées aux Biens nationaux et à la Justice et aux Droits humains, arboraient toutes trois le foulard vert, symbole né en Argentine du combat pour le droit à l’avortement. Pour la première fois au Chili, les minorités LGBTQ+ seront aussi représentées au cabinet. À l’Éducation et aux Sports, Boric nomme respectivement Marco Antonio Ávila et Alexandra Benado, tous deux ouvertement homosexuels.

Malgré l’ampleur des défis qui attendent cette nouvelle équipe, il faut, dans le présent, s’arrêter et contempler le véritable changement de paradigme qui s’opère au Chili. Il tend par ailleurs à confirmer, depuis la victoire d’Andres Obrador au Mexique en 2018, la résurgence de la vague rose qui avait balayé l’Amérique latine dans les années 2000.

Reste à voir si 2022 – au moment où la gauche domine les sondages en vue des présidentielles en Colombie et au Brésil – nous réserve une consolidation du pouvoir de la gauche dans la région. Si les défis s’annoncent colossaux dans un contexte fortement hypothéqué par la crise sanitaire mondiale, pour l’heure, au Chili, c’est l’espoir qui fait vivre.

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