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Un nouveau regard sur la télévision. William Murphy/Flickr, CC BY-SA

Cinéma et séries : quand le récit construit la demande

Ce texte est publié dans le cadre du partenariat de The Conversation France avec le Séminaire PSL Écosystèmes de médias.


La séance du séminaire PSL consacrée à la fiction audiovisuelle a réuni Nathalie Coste-Cerdan, directrice de la Fémis, Laurence Herszberg, fondatrice de SeriesMania, Pierre Ziemniak, producteur, chargé de cours à HEC, et Victor Lavialle, doctorant à MINES ParisTech.

L’après-télévision a commencé

La commission réclamée par TF1 à ses distributeurs (Orange, Canal Plus, Free, SFR) a tenu pendant quinze jours toute la France en haleine. TF1 allait-il bientôt disparaître des écrans ? Les consommateurs devraient-ils payer pour l’avoir ? Au vrai, ce n’est là qu’un effet de la prolifération des accès numériques. Car, pour TF1, les servitudes attachées à l’usage de fréquences hertziennes ne sauraient prévaloir lorsque ses programmes se consomment en dehors d’elles.

Conséquence, si des opérateurs du câble ou du satellite veulent distribuer la chaîne, il leur faut trouver un accord commercial. Et donc, on négocie. L’émoi suscité par cette affaire, l’immixtion du CSA et des politiques dans un conflit d’ordre privé, témoignent moins d’une atteinte à l’intérêt général que de l’usure d’un ordre audiovisuel fondé sur l’octroi du spectre hertzien. Le rattrapage de la télévision ou le visionnage de programmes à la demande obéissent à de nouvelles règles. L’après-télévision est désormais en chantier.

Un autre aspect de cette crise est la révision de la fameuse chronologie des médias qui règle les fenêtres d’exposition du cinéma à la télévision. Depuis 20 ans, l’apparition de nouveaux médias fragilise ce système conçu pour articuler le financement du cinéma à l’octroi des fréquences hertziennes : le revoir, c’est redistribuer les actifs des chaînes de télévision et de la filière française du cinéma dans un contexte de concurrence mondialisée qui ne fait que des perdants… Au sein des pays occidentaux, la France est le seul pays à légiférer sur la diffusion des films selon la date de leur sortie en salle. L’adaptation de ce système, comme dans la presse, celui de la loi Bichet, alourdit encore le calendrier les réformes.

Pendant ce temps, une transformation profonde est en marche. Elle concerne la fiction audiovisuelle. Elle a pour enjeu la désynchronisation et le dégroupage de la télévision. C’est à elle qu’est consacré ce séminaire.

Les noces fanées de la télé et du cinéma

Le rituel populaire du film du dimanche soir va réunir le destin du cinéma français et de la télévision. Nathalie Coste-Cerdan évoque cette relation ambiguë du grand écran et du petit, dans laquelle le cinéma a d’abord rehaussé la télévision avant de s’en trouver inexorablement réduit. Elle rappelle comment, en 1984, la concession régalienne de Canal Plus a relancé le secteur du cinéma et donné à ses acteurs nationaux une influence médiatique et institutionnelle inédite.

La France est en effet le seul pays au monde à offrir une couverture nationale à une chaîne payante dédiée à la diffusion et au financement du cinéma. Le modèle de la chaîne payante, seule concurrente de la télévision publique, favorise alors une création foisonnante, transgressive, génératrice de nouveaux talents. L’extension des obligations de financement du cinéma aux chaînes gratuites et à celles du satellite amplifie cette dynamique. Les budgets investis en France dans le cinéma atteignent et dépassent le milliard d’euros. Conséquence, la programmation du cinéma à la télévision s’étend dans les années 1980 et 1990, entraînant l’essor de nombreux talents et des institutions valorisant le cinéma national.

Viennent les années 2000 et la télévision numérique. La profusion des chaînes gratuites de la TNT concourt alors à la banalisation et à la standardisation des films. Pour les nouveaux entrants de la TNT, la diffusion d’un vieux blockbuster est la garantie d’une audience très gratifiante. La fraîcheur des films diffusés perd en attractivité.

Avec 6 000 films programmés chaque année et une offre quotidienne de près de 30 films, le cinéma devient un produit de consommation courante. En outre, il ne fidélise pas l’audience et, contrairement aux séries, ne permet pas de récurrence. Le format sériel venu des networks américains va donc peu à peu envahir les programmes, accentuant l’effet d’usure du cinéma. Le lien traditionnel du cinéma et de la télévision s’en trouve fragilisé.

Cette situation pousse les chaînes à exiger une révision, moins de la chronologie de diffusion des films que des obligations de financement qui leurs sont affectées. Une mutualisation des obligations de financement du cinéma et de la fiction audiovisuelle permettrait un rééquilibrage des ressources vers ces nouveaux formats.

Le triomphe des séries

Pour Laurence Herszberg, fondatrice de SeriesMania, comme pour Pierre Ziemniak, auteur d’un livre sur l’Exception française, l’écosystème audiovisuel français n’a su ni percevoir, ni s’adapter à la profonde mutation des séries.

Paradoxalement, c’est la télévision payante qui, aux États-Unis, lance ce phénomène éditorial. Le slogan d’HBO – « It’s not TV, it’s HBO » – vise à instituer la chaîne comme un média original, transgressif, différencié des studios et des grands networks de télévision gratuite. Ses créations – Oz, Sex and the City, The Wire, The Sopranos – vont faire genre au point d’être aujourd’hui des sujets d’études académiques. Ce qui est frappant, c’est que, comme pour Canal Plus en France, le besoin de différenciation suscite la créativité. Sauf que cette fois, il ne s’agit pas de relancer la production d’un format extérieur rehaussant la télé, mais de créer, à partir d’un format issu du petit écran, un genre éditorial qui différencie le payant de la télévision gratuite.

C’est ainsi que la série, née à la télévision comme un genre familial et fédérateur, va connaître un développement foudroyant. Le nombre de séries produites aux USA passe de 200 en 2009 à 500 en 2017. Mais surtout, ces séries se segmentent entre des récits grand public produits pour la télévision gratuite, et des récits plus sombres, plus ciblés, produits pour la télévision payante et les plateformes de VOD. Netflix investit désormais plus de 8 milliards de dollars par an dans la production de séries, soit sept fois le budget annuel du cinéma français. Le coût moyen d’un épisode des séries payantes américaines est celui d’un film français à gros budget. Les Européens n’ont d’autre choix que de rivaliser par l’inventivité des univers et des scénarios. Paradoxalement, le localisme des univers européens est un facteur d’exotisme et d’attirance pour un public mondial.

La prolifération des séries fait redouter une saturation du marché. Cependant, elle traduit la multiplication des écrans et l’individuation plus marquée de la consommation des images. La forte domination du thriller peut sembler monotone, mais elle suggère aussi que chaque série doit fidéliser son public par une narration addictive. Car le temps de la série n’est pas celui du cinéma où, prisonnier de la salle, le spectateur l’est aussi du temps du film. La liberté de choix du moment d’attention donné à la fiction va structurer le schéma narratif des séries. C’est là que l’économie du média pèse sur la construction du récit. Pour la télévision gratuite, des cliffhangers qui ménagent le suspens le temps des coupures pub ou du prochain rendez-vous. Pour les chaînes payantes, des univers hors-norme, violents ou hypersexués, qui identifient la marque éditoriale.

Pour les plateformes de VOD, des récits enchaînés qui favorisent le visionnage compulsif. Netflix a sidéré ses concurrents et son public en mettant en ligne le même jour la première saison de House of Cards. Derrière ces stratégies se construisent des fonctions de demande caractéristiques de chaque média : l’attente du rendez-vous, la sélectivité éditoriale, la boulimie guidée par des algorithmes.

L’organisation industrielle du récit

Les séries, plus encore que le cinéma, sont des récits construits dans une logique industrielle. La figure du showrunner, à la fois auteur, producteur et coordinateur de la mise en scène est emblématique de cette approche où les logiques narratives, audiovisuelles et économiques sont étroitement imbriquées. Conséquence, comme l’explique Pierre Ziemniak, les formes narratives évoluent avec l’économie des médias qui les diffusent. Le dessein de House of Cards, et de Netflix qui la produit, est de proposer un récit qui se lise comme un roman – qu’on prend, qu’on pose et qu’on reprend.

Cette logique s’oppose à celle du feuilleton, apparu au XIXe siècle avec des journaux dont le rythme de parution se transmettait à celui du récit. Il est frappant que la télévision dont l’essence est d’agréger dans la grille d’un programme des récits aux espaces-temps variés (jeux, news, documentaires, fictions…), retrouve ici la presse dont la fonction est quasiment la même dans la maquette d’un tabloïd. Dans les deux cas, les contraintes d’édition – la parution périodique – affectent la forme narrative : la discontinuité impose le rendez-vous. Lequel s’obtient, soit par les récits bouclés des séries procédurales dont le spectateur guette les héros récurrents (Les Experts, Le Mentaliste). Soit par des séries feuilletonnantes dont le cliffhanger, le final d’un épisode attise la demande de la suite.

Les plateformes, à l’inverse, encouragent la boulimie, la consommation continue dans une forme d’accès qui est moins « à la demande », qu’« à volonté ». Ce trait se retrouve sur les plateformes de news ou de streaming musical. La série fidélise à travers sa narration étirée, parfois jusqu’à l’absurde, génératrice d’un manque quand la saison s’achève. De là les fameux algorithmes qui prescrivent moins une nouvelle expérience que la poursuite de la même au moyen d’un ersatz.

Cette consommation induit des effets sociaux différents de ceux de la consommation linéaire. Car la diffusion télévisée met les spectateurs en phase : ils commentent le lendemain la diffusion de la veille et valorisent ainsi leur expérience du récit. À l’inverse, le buffet à volonté fait des boulimiques des leaders d’opinion. Ce sont eux qui font la réputation des séries. Les autres doivent les suivre pour ne pas être exposés à des bruits spoliateurs. Le marketing des séries joue des effets de réseau.

Habitude contre addiction

En quoi le triomphe des séries bouleverse-t-il l’écosystème audiovisuel ? La réponse est dans la structure de la demande associée aux récits. La télévision qui agrège des récits au présent – news, météo, jeux – et des récits au passé, documentaires ou fictions, est génératrice d’habitude. Le consommateur lui délègue l’organisation de son temps, de sa soirée familiale. Le bouleversement de l’écosystème des news qui édite le présent en continu et le socialise via de nouveaux réseaux fragilise le modèle de la grille. Les séries ont d’abord servi à fixer le rendez-vous télévisé, puis, avec l’essor des plateformes, à sortir le spectateur de la grille pour l’attirer dans la spirale du récit.

Victor Lavialle montre ainsi que les séries feuilletonnantes diffusées à la télévision induisent un décrochage vers l’offre de rattrapage d’au moins 5 % de l’audience, en comparaison des fictions unitaires ou des séries procédurales. Les séries feuilletonnantes accélèrent la transition des téléspectateurs vers une consommation à la demande. Ce qui pose un problème économique car le rattrapage se vend moins cher aux annonceurs que le direct. Les séries, après avoir maintenu les spectateurs devant les chaînes, les attirent désormais vers les plateformes où de nouveaux formats narratifs s’efforcent de les retenir. De là que les séries de 7 saisons de 24 épisodes chacune qui installaient l’habitude et identifiaient les chaînes éditrices, initiant aussi à la consommation différée, vont peu à peu disparaître au profit de formats plus ramassés, à regarder comme on lit des romans…

La télévision qu’elle soit en clair ou payante ne peut survivre à cette tendance sans revoir ses règles de financement ni commercialiser hors antenne ses programmes sur des plateformes. Le modèle anglais de la BBC qui détient majoritairement les droits des fictions qu’elle finance lui permet de profiter de Netflix comme d’un levier de production.

Ce n’est pas le cas en France où les producteurs indépendants sont propriétaires des fictions financées par les chaînes. Les réformes dans le secteur audiovisuel seront d’autant plus difficiles qu’elles vont devoir toucher aux règles de propriété.

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