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« Cinq minutes au paradis » ou l’infra-politique des dominés

Lavilliers, chanteur engagé. Thomas Dorn/Universal

« Les plus beaux chants sont des chants de revendication. A l’école de la poésie, on n’apprend pas, on se bat. » (Ferré/Lavilliers, Préface de l’album « L’or des fous »).

Tout album est un voyage : Cinq minutes au paradis, le dernier disque de Bernard Lavilliers, sorti le 29 septembre, ne déroge pas à la règle. C’est une virée de nuit, une embardée brutale et lumineuse à la fois. Ses onze protest songs nous emmènent des violences métonymiques de la Guerre d’Algérie (« La Gloire », mise en musique d’un poème de Pierre Seghers) aux violences économiques des licenciements de ceux qui sont « Bon pour la casse » des indifférences de Monsieur Mittal qui peut « Fer et défaire » des villes métaphoriques, telle une « Charleroi » abandonnée mais vivante de ses minorités au « Vendredi 13 » mortifère du Bataclan, jusqu’aux croisières méditerranéennes qui côtoient des migrants en détresse.

Protest song et succès

Est-il possible de conjuguer conscience politique et succès, contestation et commercialisation ? S’agit-il dans les concerts « engagés » d’une forme politique de résistance ou de marge, malgré la marchandisation de la chanson, devenue « œuvre de masse » ? Par-delà la manière dont les institutions conforment et assujettissent les individus, l’art et l’artiste permettent-ils d’activer des foyers de résistance, d’ouvrir une voie dans le sillage des luxueux navires de croisière ? Ou bien ne construisent-ils qu’un carnaval, sorte de soupape artificielle qui fait tenir le système, à l’image du fou du Roi ou du Prince, celui dont « Machiavel pensait aussi qu’(il) n’avait jamais tort » :

« Machiavel pensait aussi
Que le prince n’a jamais tort
5 minutes au paradis
Avant qu’le diable n’apprenne ta mort »
(Extrait de « Cinq minutes au paradis »)

Avec Lavilliers, on est de plain-pied dans la protest song à la française, : écriture et références littéraires exigeantes, histoire des mobilisations populaires au travers de la parole chantée. La chanson sociale a accompagné la naissance et les péripéties du mouvement ouvrier et participe de la « mémoire longue » des dominés. Cette chanson sociale naît d’un rapport qui fait sens entre rages sociales et histoire d’un sujet. Ce qui construit la spécificité de l’artiste est son aptitude à profiter, par touches successives, des levées momentanées et partielles de la censure sociale incorporée pour laisser échapper ce qui émerge, revendiquant une urgence de parole.

L’infra-politique des dominés

Pour le politologue James Scott, dans les systèmes sociaux clos, dans lesquels le groupe subalterne ne peut publiquement exprimer son ressentiment, il existe un « texte public » et un « texte caché ».

Le « texte public » caractérise une performance quasi-théâtrale des dominés dans leurs interactions quotidiennes avec les dominants : elle consiste, tactiquement, à donner le change au pouvoir dans l’interaction, à modeler la performance publique afin de satisfaire les attentes du dominant. Les situations de domination engendrent donc un « texte public » étroitement conforme à l’ordre des choses, qui consiste pour les dominés à dire les choses et faire les gestes attendus par les dominants.

Mais le pouvoir ne parvient jamais totalement à naturaliser l’inégalité sociale et politique. Il existe un « texte caché », car le « texte public » n’est jamais totalement intériorisé par les dominés.

Bien sûr, le « texte public » pourrait faire croire que les groupes subordonnés acceptent les termes de leur domination, et pourtant, la résistance a bien lieu en coulisses grâce à un « texte caché », dans l’ensemble des discours et des pratiques qui prennent place en-deçà de l’observation directe des dominants, et qui infléchissent, souvent contredisent, ce qui transparaît dans le « texte public ». Quand ce « texte public » est l’autoportrait des élites dominantes telles qu’elles aimeraient être vues, le « texte caché » s’exprime dès que les dominés peuvent se réunir à l’abri du regard inquisiteur du pouvoir.

Mais il y a un « entre deux » qui est au cœur de la théorie de Scott : un autre « texte » situé de manière stratégique entre les deux autres, une infra-politique des dominés, une politique du masque, du déguisement, qui se déroule aux yeux de tous, notamment grâce au double sens.

L’infra-politique des dominés permet ainsi de saisir une grande variété de formes discrètes de résistances cachées, non structurées, hétérogènes, concurrentielles parfois, échappant souvent à l’analyse de la recherche classique en sociologie ou en science politique.

Et si les chansons de Lavilliers participaient à la mise à jour du « texte caché » des dominés dans l’arène publique ? En quoi le « texte » est-il alors caché dans un spectacle mainstream ?

« Croisière méditerranéenne
Sourire carnassier des murènes
Très loin des sirènes italiennes
Tu atteindras ces rimes sombres très près des côtes siciliennes
Les vierges noires comme une traîne »
(Extrait de « Croisières méditerranéennes »)

En (re)lisant le monde par la chanson, les sujets peuvent se constituer en auteurs/acteurs. La chanson contestataire a pour visée la constitution d’une mémoire infra-langagière, exprimant les affects d’un peuple qui prend son destin en main. Elle est un « dire », qui se place d’emblée dans un espace imaginaire hors des seules catégories rationnelles de la pensée discursive.

La chanson construit une identité, une mémoire collective, mais autant - voire plus - par le moyen de l’émotion, de l’affect, de la mise en commun que par le contenu lui-même des messages.

Car, inlassablement, l’artiste transmet, d’album en album, la mémoire longue des des vaincus, offrant prise au corps de la révolte, voyage interculturel et rugueux qui lie inextricablement authenticité de la révolte, puissance transgressive et conception sociopolitique de l’ art dans une sorte de « langage autre » sur le monde et ses rapports.

« La déchirure extrême
Qu’on déteste et qu’on aime
L’art
La déchirure suprême
Qui n’est jamais la même
L’art
[…]
Les artistes contre les habitudes
Que peut l’art
Que peut l’art » (« Tête Chargée », dans l’album « Baron Samedi »)

Un homme en proie au possible

S’il est une tradition continue dans la chanson française, aiguillon pour penser le monde, c’est bien celle de la pertinence de son impertinence de Ferré à Ferrat, de Brassens à Juliette, de Medine à Kerry James. Lavilliers participe depuis ses premières chansons de ce questionnement social autour de l’altérité et de la déconstruction des formes de domination, et son public ne s’y trompe pas : c’est ce que ce public – d’ailleurs socialement mixte – retient en priorité de ces concerts comme l’ont montré nos enquêtes de terrain.

Les pratiques culturelles participent à la construction des identités collectives faites de récits et de symboles partagés et, dans les concerts de Lavilliers, de mise en questions des hiérarchies sociales par la mixité sociale spécifique de ses publics.

Si l’art sert le Politique, ce n’est pas seulement par le biais des thèses portées par les œuvres, mais bien parce qu’il transforme les spectateurs en sujets qui pensent le monde, qui prennent une distance réflexive avec leurs pensées mais en même temps rend visible « l’homme en proie au possible » selon la belle expression d’Henri Lefèvre.

Un possible que l’on retrouve dans le dernier titre de l’album, « L’espoir », en duo avec Jeanne Cherhal :

« Sur la noirceur du soleil,
Sur le sable des marées
Sur le calme des sommets,
Sur mon amour retrouvé
Le soleil se lève aussi
Et plus fort que sa chaleur
plus la vie croit en la vie
Plus s’efface la douleur
[…]
Tu le croiras jamais
Dans le secret, dans l’amour fou
De toutes tes forces, va jusqu’au bout
Et si l’espoir revenait ? » (Extrait de « L’espoir »)

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