Le débat est régulièrement relancé à l’occasion d’affaires médiatisées, notamment relatives aux violences sexuelles : le refus par l’institution judiciaire de poursuivre ou de condamner un individu soupçonné d’avoir commis une infraction traduit-il la reconnaissance de son innocence ?
Des termes distincts pour des réalités juridiques différentes
La réponse nécessite d’abord une clarification lexicale. Il existe en effet une différence entre ces termes qui sont parfois mal employés alors qu’ils désignent des réalités juridiques distinctes.
En effet, la procédure pénale est organisée en phases dans lesquelles de nombreux acteurs interviennent. Schématiquement, on peut distinguer l’enquête – strictement policière, qu’elle soit de flagrance ou préliminaire, sous le contrôle du Procureur de la République –, l’instruction – sorte de « super enquête » placée sous la direction d’un juge d’instruction qui peut notamment mettre en examen –, et le jugement, devant une juridiction comme le Tribunal correctionnel ou la Cour d’assises.
Or, à chacune de ces étapes et pour des raisons diverses, les acteurs décisionnaires peuvent faire le constat qu’il ne doit pas y avoir de condamnation pénale. Au stade de l’enquête, c’est le fameux « classement sans suite ». Il est décidé par le procureur de la République. Lorsqu’une instruction a été ouverte, une décision similaire peut être prise par le juge d’instruction, et on parle alors de non-lieu. Enfin, lorsque c’est devant la juridiction de jugement qu’on décide d’une telle issue, on parle de relaxe devant le Tribunal correctionnel et d’acquittement devant la Cour d’assises.
Une fois ces termes clarifiés, il demeure une question essentielle : ces différentes décisions reconnaissent-elles nécessairement et définitivement l’innocence de la personne concernée ? Là encore, la réponse est plus complexe et il faut distinguer.
Le classement sans suite, une décision du parquet
Lorsque le procureur de la République décide de classer sans suite une affaire dont il a connaissance, il exerce ce qu’on appelle l’opportunité des poursuites. Le classement sans suite est l’une des possibilités qui lui sont données et se comprend comme la décision de ne pas poursuivre l’infraction, c’est-à-dire de ne pas demander l’ouverture d’une instruction et de ne pas envoyer l’affaire devant une juridiction de jugement.
Il existe une multitude de raisons, de fond ou d’opportunité, qui peuvent mener le procureur de la République à classer sans suite : infraction non caractérisée ou insuffisamment prouvée, prescription, auteur introuvable, inopportunité de poursuivre compte tenu de circonstances particulières, etc. Ce motif est communiqué systématiquement à la victime. La procédure pénale s’arrête alors là… mais pas nécessairement de manière définitive.
Le classement sans suite, une décision non définitive
En effet, le procureur de la République peut toujours revenir postérieurement sur une décision de classement sans suite, sans avoir à justifier particulièrement, sous réserve que l’infraction ne soit pas prescrite entre temps. On dit, juridiquement, que le classement sans suite n’a pas « l’autorité de la chose jugée », ce qui veut dire qu’il peut être remis en cause : ce n’est pas un jugement.
Réciproquement, il n’est pas possible pour la victime de contester judiciairement le classement sans suite, il n’est pas possible d’en faire appel. Toutefois, elle peut toujours, sous certaines réserves, effectuer un dépôt de plainte « avec constitution de partie civile ». Cette démarche particulière contraint à l’ouverture d’une instruction avec la nomination d’un juge d’instruction. Cela ne garantit pas qu’un procès aura lieu, mais provoque des investigations plus poussées. D’autres recours sont également envisageables.
La garantie constante de la présomption d’innocence
Quel est le statut de la personne qui était soupçonnée et qui bénéficie d’un classement sans suite ? Il redevient celui de tout citoyen qui n’a pas été condamné définitivement par une juridiction pénale pour une infraction. Autrement dit, il bénéficie, comme tout le monde, de la présomption d’innocence.
La présomption d’innocence, garantie en particulier par l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme, est un principe fondamental de toute société démocratique et libérale. Elle peut s’entendre à la fois d’un principe strictement procédural – c’est toujours à l’accusation de prouver un fait et non à la personne mise en cause de démontrer son innocence, le doute profitant toujours à l’accusé –, et d’un droit subjectif qui interdit de présenter publiquement quelqu’un comme coupable d’une infraction s’il n’a pas été condamné. Seule une condamnation pénale définitive met fin à la présomption d’innocence.
C’est en ce sens que le youtubeur Norman Thavaud, comme beaucoup d’autres avant lui, évoque la possibilité de poursuivre pour diffamation de ceux qui le présenteraient comme coupable des infractions pour lesquelles il a été soupçonné après que l’affaire le concernant ait été classée sans suite.
Juridiquement et au moment de ce classement, la personne mise en cause est donc bien innocente des faits reprochés. Cette reconnaissance est impérieuse dans une société où le seul soupçon ne doit pas suffire à condamner judiciairement un individu, au risque de l’arbitraire et de dérives kafkaïennes.
Des décisions complexes et imparfaites
Le mécanisme est à la fois similaire et différent pour le non-lieu, au stade de l’instruction, et pour la relaxe ou l’acquittement au stade du jugement. Il s’agit, là encore, du constat qu’aucune infraction ne peut être retenue à la charge d’un individu mis en cause. Le juge d’instruction ou la juridiction constatent que les faits ne constituent pas une infraction pénale, ou qu’il n’existe pas d’éléments suffisants contre la personne soupçonnée, que les faits sont prescrits ou encore que la personne ne peut pas être poursuivie pour d’autres raisons (comme un trouble mental). Toutefois, ces décisions, prises par un juge, ont une portée juridiquement plus grande et peuvent plus difficilement être remises en cause en dehors d’un recours judiciaire (par exemple, d’un appel). La personne injustement accusée peut également obtenir une réparation.
Quoi qu’il en soit, ces décisions de classement sans suite ou de non-lieu sont souvent mal vécues par toutes les parties. Pour les personnes soupçonnées, elles donnent le sentiment d’un gâchis et ne permettent pas de laver totalement leur réputation mise en cause. Pour les victimes, elles semblent le plus souvent incompréhensibles et injustes, et ce d’autant plus qu’elles peuvent être comprises comme un refus de croire la parole pourtant difficilement levée.
Ces critiques doivent être entendues. Toutefois, il faut ici souligner les limites indépassables du système judiciaire. Lorsque l’institution judiciaire est saisie de faits, elle se prononce dans le cadre de règles procédurales strictes érigées pour protéger les droits et libertés fondamentaux de chacun ainsi que le système démocratique. Par principe, une condamnation ne peut être prononcée que si la juridiction a acquis l’intime conviction de la culpabilité et si l’infraction est totalement caractérisée dans tous ses éléments, matériels et moraux. La culpabilité se construit par des preuves, qui sont malheureusement d’autant plus difficiles à rassembler pour des infractions se produisant dans l’intimité, loin des regards, et pouvant parfois laisser peu de traces physiques constatables.
Bilan : ce que l’institution judiciaire dit et ne dit pas
Ainsi, rappelons ce que l’institution judiciaire dit et ce qu’elle ne dit pas lorsqu’elle prend ce type de décisions.
Elle dit que la personne mise en cause ne doit pas être poursuivie ou condamnée pour les infractions dont elle est soupçonnée. Elle dit alors que celle-ci doit continuer, comme tout citoyen, à être considérée innocente pour ces qualifications pénales.
Elle ne se prononce néanmoins pas sur la véracité en elle-même des dires des victimes, elle ne dit pas qu’elles ont menti (seule une condamnation des victimes pour le délit de dénonciation calomnieuse pourrait aller en ce sens).
Elle ne dit pas non plus qu’il ne peut pas y avoir d’autres débats, sur un terrain davantage moral, voire politique. C’est d’ailleurs sans doute souvent le cas : des attitudes problématiques moralement ne constituent pas toujours une infraction pénale. Tout n’est pas judiciaire et rien n’empêche le débat public de s’en saisir. La liberté d’expression, autre droit fondamental, n’est pas remise en cause par ces décisions sous la seule réserve de ne pas présenter comme coupable quelqu’un qui n’a pas été condamné.
L’institution judiciaire se prononce, en définitive, seulement et strictement (mais c’est déjà beaucoup !) sur le terrain juridique, au regard des règles de la procédure pénale qui, même si elles ne sont pas parfaites, doivent continuer à garantir fermement les règles du procès équitable et la présomption d’innocence, tout en accueillant de la meilleure manière possible – et des progrès doivent très probablement largement être encore réalisés – la parole des victimes.