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Collages féministes : lutter contre la violence, ça s’organise !

Une trentaine de colleureuses sont tournées vers un mur où sont en train d'être collés les noms des victimes.
Les activistes collent les noms des victimes des 119 féminicides, 7 infanticides, des 4 travailleuses et travailleurs du sexe assassinés, ainsi que des 10 personnes transgenres poussées au suicide ou assassinées durant l'année 2021. Décompte réalisé par Collages Féminicides Paris. Photo prise le 9 janvier 2022, rue Bouvier, Paris. Asling Giuliani, Author provided (no reuse)

« Je te crois », « Tu n’es pas seul·e »… Écrits en lettres noires sur feuilles blanches, des slogans de soutien aux victimes de violence recouvrent les murs de nos villes depuis trois ans. Ils sont l’œuvre du mouvement des collages féministes.

Né en 2019 à Paris, à la suite du 100e féminicide de l’année, ce mouvement s’étend rapidement à d’autres villes où se montent des groupes de collages. Il s’inscrit dans la continuité du soulèvement des Sud-Américaines contre les féminicides « Ni una menos » (« Pas une de plus ») et a mené une des campagnes les plus médiatiques contre les féminicides que la France ait connues, à la fois dans la rue et sur les réseaux sociaux.

Depuis #MeToo en 2017, la lutte contre les violences est au cœur du mouvement féministe au sein duquel émergent de nouvelles organisations. Ce renouveau du féminisme interroge : comment s’organiser pour tendre vers une société sans violence ? Ces organisations sont des laboratoires d’expérimentation de cet idéal de société.

Au travers d’une ethnographie de 5 mois menée en 2020 au sein du collectif parisien, Collages Féminicides Paris (CFP) nous avons interrogé leurs pratiques organisationnelles : comment s’organise un collectif d’activistes dont le projet est la lutte contre les violences ? Comment se coordonner, prendre des décisions, se répartir la charge de travail, intégrer de nouveaux membres sans reproduire la violence que l’on combat ? Les activistes parviennent-ils véritablement à s’organiser sans violence ?

S’inspirer des organisations « alternatives »

Perçus comme « inorganisés » ou « anarchiques » par le grand public, les collectifs militants sont rarement conçus comme des organisations à la pointe. En sciences de gestion et du management, traditionnellement centrées sur les grandes entreprises, il reste inhabituel de les considérer comme objet sérieux de recherche. Pourtant, ils sont le lieu privilégié de la production de pratiques gestionnaires, interrogeant les manières traditionnelles de s’organiser (la hiérarchie par exemple).

Riposte féministe, documentaire de Marie Perennès et Simon Depardon dédié au mouvement des collages féministes.

Comme l’expliquent les chercheurs Martin Parker et Valérie Fournier, explorer ces organisations qualifiées d’« alternatives » ouvre nos imaginaires à différentes manières de s’organiser et de travailler ensemble, pour des futurs désirables.

Dans le cas de CFP, les activistes s’engagent dans un projet collectif de lutte contre des violences qu’elles et ils refusent de vivre, et donc de reproduire au sein de l’organisation qui a compté jusqu’à 1 500 membres. Son combat s’étend progressivement à la lutte contre toutes les violences, en particulier racistes et transphobes. Il s’agit d’organiser l’alternative d’une société identifiée comme violente en tentant de faire de leur collectif un « safe space » (lieu exempt de violence et de harcèlement, qui encourage la parole et la création de stratégies de résistance).

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L’anthropologue Marianne Maeckelbergh explique que les activistes « préfigurent » leur projet politique : au lieu de remettre à un futur lointain l’avènement d’une société sans violence, elles et ils travaillent déjà à le faire advenir chaque jour dans l’espace du collectif.

Les espaces de collage : des « espaces safe »

À quoi une organisation sans violence peut-elle alors ressembler en pratique ? Il nous faut d’abord comprendre ce que les activistes entendent par violence. Le collectif considère la violence comme un instrument de maintien des oppressions de sexe, de race et de classe, c’est-à-dire un « ciment » (glue), pour reprendre le terme de la penseuse afroféministe Patricia Hill Collins. Du dénigrement à l’agression physique en passant par la dépendance économique, la violence est un « continuum ». Elle est protéiforme et permet aux groupes dominants de se maintenir en opprimant et exploitant les groupes dominés.

Depuis cette compréhension de la violence, les activistes de Collages Féminicides Paris déclinent leur projet politique en trois principes clés : horizontalité, inclusion et attention mutuelle.

Quatre activistes en train de réaliser un collage
Quatre activistes en train de réaliser un collage. Asling Giuliani, Author provided (no reuse)

S’organiser contre la violence : la pratique

S’organiser de manière horizontale, soit non hiérarchique, se traduit au sein du collectif par une organisation sans leader, favorisant la prise d’initiative et s’assurant du consentement de chaque membre. Les activistes prennent les décisions par vote au consensus et veillent à la bonne transmission de l’information, notamment sur la dimension illégale du collage comme action de désobéissance civile. Chaque individu garde ainsi la liberté de décider pour lui-même.

Comment les organisations de collage fonctionnent-elles ?

CFP pratique l’inclusivité, soit la prise en compte de toutes les oppressions – de genre, de race, fondées sur le handicap – et lutte contre leur reproduction au sein de l’organisation. Cela passe par la création de sous-espaces d’auto-organisation par et pour les personnes minorisées au sein du collectif, sous la forme de pôles dits en « mixité choisie » pour les personnes LGBTQIA+, racisées, transgenres, handicapées et neuro-atypiques. Ces sous-groupes sont par exemple sollicités dans la validation des slogans les concernant. L’inclusivité s’incarne également dans le respect strict de la présence de personnes transgenres au sein du collectif. Par exemple, l’usage du langage inclusif et l’invention de formulations épicènes telles que « colleureuses » – contraction de colleurs et colleuses, se veut systématique.

Enfin, le collectif pratique l’attention mutuelle en organisant une solidarité économique entre les membres. Dès la création du collectif, des cagnottes sont mises en place pour rembourser le matériel et rendre accessible le mode d’action au plus grand monde. Une autre cagnotte est ouverte durant la crise sanitaire pour les personnes précaires du collectif. Le coût économique de fonctionnement du collectif est mutualisé. Toute personne ayant des problèmes financiers pourra ainsi être aidée.

En bref, le collectif « préfigure » son projet politique : il substitue aux modes de coordination qu’il identifie comme violent (modes de coordination hiérarchique, discriminatoire et favorisant l’exploitation économique) par l’horizontalité, l’inclusion et l’attention mutuelle.


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Une pratique clé, la gestion de conflit

Malgré cet important travail de mise en pratique d’une organisation sans violence, des conflits éclatent régulièrement. Ils portent notamment sur la faible prise en compte des vécus des personnes transgenres et racisées dans les slogans, sur l’épuisement de militants faisant du « 40h semaine » et se disant proches du « burn-out militant », ou encore sur les prises de décisions en petits groupes en rupture avec l’horizontalité. Les activistes qualifient ces épisodes de violents. Au lieu de les nier comme tendent à le faire une majorité d’organisations, le collectif s’attèle à la prise en charge collective de la violence.

Les membres de Collages Féminicides Paris peignent des slogans
Les membres de Collages Féminicides Paris peignent des slogans. Asling Giuliani, Author provided (no reuse)

Par exemple, à l’été 2020, l’inclusivité se voit questionnée au sein du collectif. La majorité des collages relayés sur les réseaux sociaux sont des collages qualifiés de « classiques » portant sur les violences sexuelles et conjugales qui ne prennent pas explicitement en compte les violences raciales et transphobes. Des conflits éclatent, les activistes concernés par le racisme et la transphobie pointent la violence de voir leur vécu invisibilisé de nouveau au sein d’un collectif qui se veut intersectionnel (supposé lutter contre toutes les oppressions).

Cette violence fait alors l’objet d’une reconnaissance par le reste des membres qui proposent de nouvelles pratiques. Désormais, les activistes font en sorte que les slogans créés suivent l’actualité des violences transphobes et raciales, qu’ils soient validés par les personnes concernées par ces violences ainsi que collés systématiquement lors des sessions de formation des nouveaux membres (sessions qui représentent la majorité des collages effectués) et fassent l’objet de publications prioritaires sur les réseaux sociaux.

Un tel réajustement dans les pratiques montre que « préfigurer » son projet politique – comme défini plus haut par Marianne Maeckelbergh – ne se fait pas sans difficulté et reste un travail « en cours ». Même une organisation luttant contre la violence n’en est jamais protégée. Elle doit travailler chaque jour à la gérer. Cela demande une capacité du collectif à placer le conflit au cœur de son organisation, à savoir différencier le conflit de la violence, et à le gérer. Ce savoir-faire développé par les activistes constitue, selon notre analyse, la clef du maintien de Collage Féminicide Paris depuis 3 ans.


Cet article est basé sur un projet de recherche de Juliette Cermeno et Justine Loizeau ayant obtenu le prix de la meilleure contribution et le prix de la meilleure contribution théorique à la conférence de l’AIMS (Association Internationale de Management Stratégique) en 2021.

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