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Comme des bonbons, ces petits poissons maintiennent la vie dans les récifs coralliens

De tout petits poissons jouent le rôle terrible mais crucial de nourrir la merveilleuse faune colorée que les récifs coralliens abritent. Tane Sinclair Taylor, Author provided

En pensant aux récifs coralliens, l’image qui s’offre souvent à notre esprit est celle d’une eau translucide dans laquelle un nombre incalculable de poissons multicolores nagent autour du corail. Si l’on y réfléchit, cette abondance de poissons est contre-intuitive, puisque les récifs coralliens existent dans des régions où les nutriments, tels que l’azote et le phosphore, sont rares.

Cette question centrale a déconcerté les scientifiques depuis les voyages de Charles Darwin et se pose aujourd’hui plus que jamais : à mesure que les récifs coralliens subissent un déclin sans précédent, les communautés de poissons qui s’y trouvent et leur valeur pour l’humain se voient menacées. Il existe plusieurs théories. Selon l’une d’elles, la topographie des récifs, inclinée, pourrait expliquer la concentration dans les récifs des nutriments et du plancton des eaux environnantes. Une autre suggère que ce paradoxe est lié au fait que certains invertébrés qui vivent dans récifs, comme les éponges, recyclent de la matière organique morte en nourriture.

Avec une équipe de chercheurs dirigée par Simon Brandl de l’Université Simon Fraser au Canada, nous avons révélé dans un article publié dans Science, que l’abondance emblématique des poissons sur les récifs est selon nous alimentée par un groupe jusqu’alors peu représenté dans l’image que nous nous faisions des écosystèmes coralliens : les minuscules poissons de récif, dits « poissons crypto-benthiques » – crypto car ils se fondent dans leur environnement, benthiques étant relatif aux fonds marins – qui se caractérisent par une dynamique larvaire unique, une croissance rapide, et une extrême mortalité.

Mangés à peine nés

Dans le cadre de notre étude, réalisée entre 2016 et 2019, nous montrons que ces petits vertébrés – qui appartiennent à 17 familles de poissons différentes et ont une taille inférieure à 50 mm – remplissent une fonction essentielle pour les récifs coralliens, qui permet aux grands poissons des récifs de prospérer.

Les poissons crypto-benthiques sont dévorés alors qu’ils sont à peine âgés de quelques semaines. Tane Sinclair Taylor

Les crypto-benthiques fonctionnent comme des M&M’s – dont ils ont les couleurs : à rayures jaunes, à tâches turquoises, vert et jaune citron, violet, à motifs… Ce sont de minuscules faisceaux d’énergie colorés que tout organisme des récifs coralliens capable de se nourrir engloutira presque aussitôt qu’ils arriveront sur le récif. En fait, la grande majorité des poissons crypto-benthiques seront mangés dès les premières semaines de leur existence, alors qu’ils sont encore des larves ou juvéniles. Dévorés par la majorité des poissons prédateurs présents dans les récifs, certaines crevettes, les crabes et même des mollusques.

Aussi, s’ils sont systématiquement dévorés dès leur plus jeune âge, comment expliquer que ces poissons ne disparaissent pas des récifs comme un sac de bonbons dans la salle de pause du bureau ? Les chercheurs ont résolu ce paradoxe en examinant les larves de différents poissons de récif : la plupart entreprennent des voyages épiques à travers l’océan, où peu d’entre eux survivent. Car les grands poissons pondent dans la mer, laissant les courants disperser leur grand nombre d’œufs afin d’assurer la possible reconstitution d’une population. À l’inverse, les poissons crypto-benthiques semblent avoir trouvé un moyen d’éviter ce purgatoire.

Des larves sédentaires

Contrairement à leurs congénères des récifs, ils pondent des descendants en nombre limité, mais ceux-ci restent dans le voisinage des récifs de leurs parents, qui les choient tout particulièrement, au lieu de les disperser très loin. En nombre, les larves crypto-benthiques dominent donc les communautés larvaires des autres espèces établies dans les récifs.

Par conséquent, la mortalité précoce des poissons crypto-benthiques est compensée immédiatement par chaque œuf qu’ils génèrent : ils grandissent très vite donc pondent rapidement, et leur œuf a davantage de chances de survivre puisqu’il évite le piège mortel de la haute mer. Ceci fournit à son tour un flux continu et copieux aux populations crypto-benthiques adultes – l’âge adulte étant atteint autour de 3 ou 4 mois de vie.

Des bébés qui remplacent rapidement chaque poisson mangé sur le récif. Cette pompe nutritive fournit près de 60 % de tous les tissus de poisson consommés sur les récifs, mais nous ne le voyons jamais, car le poisson est dévoré bien avant qu’on ait pu le compter. On peut donc comparer cette réserve à un sachet de bonbons qui se réapprovisionnerait comme par magie à chaque M&M’s mangé.

Un enjeu de résilience pour les récifs

Cette stratégie larvaire unique peut rendre les poissons crypto-benthiques beaucoup plus vulnérables qu’on ne le supposait auparavant. Très liés à leur habitat, ils sont parmi les premières victimes de la disparition du corail. D’autant plus que leur durée de vie larvaire est limitée : si une population s’effondre quelque part, ils pourront difficilement émigrer vers une autre île.

Les poissons crypto-benthiques présentent une grande diversité d’espèces.

Mais nous espérons que leur extrême diversité – plus de 2 800 espèces de ces poissons ont déjà été découvertes, et on estime qu’il y en aurait 1 000 de plus – pourrait en faire une pierre angulaire résiliente de la productivité des récifs coralliens : on attend d’un groupe aussi varié d’être capable, non seulement en nombre mais aussi en termes de patrimoine génétique, de faire face aux changements.

L’ensemble des espèces crypto-benthiques abondantes, minuscules et de courte durée semble en effet constituer un groupe fonctionnel critique sur les récifs coralliens. Ils offrent une explication à la productivité énigmatique des écosystèmes coralliens, qui sous-tend la production de biomasse de poissons de récif et soutient la dynamique caractéristique des récifs coralliens modernes qui évoluent rapidement. De plus en plus perturbés, ces derniers requièrent une énergie importante pour pouvoir se régénérer.


Le projet de recherche Reef Services dans lequel s’inscrit cette publication a bénéficié du soutien de la Fondation BNP Paribas dans le cadre du programme Climate Initiative.

Jeanine Almany du Centre de recherches insulaires et observatoire de l’environnement a contribué à la rédaction de cet article.

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