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Commémorer le communisme : oublier l’Histoire ?

Monument à Budapest, Hongrie, à Memento Park, dédié à la mémoire du communisme. CC BY-SA

Cet article a été publié en collaboration avec le Réseau français des instituts des études avancées (RFIEA) dans le numéro 33 du bimensuel Fellows intitulé «Mémoire du communisme».


Que reste-t-il du communisme dans l’esprit des peuples d’Europe de l’Est ? Question difficile. À ma connaissance, il n’existe pas d’enquête exhaustive – couvrant tous les anciens pays socialistes de la région – qui pourrait fournir des informations à ce sujet.

Je n’échapperai pas pour autant à cette question, intéressante et d’actualité, car celle-ci en dit long sur la façon dont le communisme est couramment abordé aujourd’hui sur le continent européen. Elle sous-tend deux présupposés : le premier est que le problème du communisme est une question de mémoire, le second est qu’il concerne les anciens pays socialistes, donc que le communisme est oriental. L’histoire continentale du discours politique sur le communisme explique ces a priori.

Revenir à l’Histoire

Les origines de la forme actuellement dominante de la politique européenne remontent aux années 1970, décennie qui, à bien des égards, a mis fin à l’ordre politique d’après-guerre. L’affaiblissement de l’ordre étatique en raison des processus complexes de décolonisation, de mondialisation et du capitalisme moderne tardif, a fait que les luttes politiques ont débordé du cadre des institutions étatiques. Les revendications politiques, de plus en plus énoncées dans l’environnement médiatisé de la communication de masse, se sont progressivement détachées des groupes sociaux, une circonstance qui a accru le rôle des luttes de pouvoir symboliques, comme les politiques de mémoire.

En même temps, l’ensemble du monde occidental a connu une transformation radicale de la conscience historique : à « l’ère de la commémoration », il n’a plus trouvé son orientation morale dans un modèle de « bonne vie » à atteindre dans l’avenir, mais dans le modèle négatif du « Mal absolu » du passé.

Les années 1970 ont vu s’entremêler deux évolutions historiques profondes : la montée du discours des droits humains et la construction d’une mémoire déterritorialisée de l’Holocauste comme symbole universel du Mal, point de référence contemporain du jugement moral, détaché de son contexte historique et géographique.

Dès lors, toute référence à une transformation sociale nécessaire se retrouvait considérée comme une cause absurde, et voire illégitime, de souffrance humaine. Du côté de l’Europe de l’Est, durant les années 1970, on n’observa ni ce « boom de la mémoire », ni la culture de la mémoire de l’Holocauste.

Mythe européen réécrit

La question du communisme n’a été soulevée que deux décennies plus tard, dans le contexte de la restructuration géopolitique européenne déclenchée par l’effondrement du bloc de l’Est.

Les pays d’Europe de l’Ouest et les institutions supranationales, en premier lieu l’Union européenne, ont réagi à la dissolution de l’ordre moral et politique international par l’européanisation de la mémoire de l’Holocauste. Le mythe fondateur de l’Europe a été réécrit et les valeurs fondamentales de « l’européanité » ont été promus via la commémoration du génocide perpétré contre les juifs, mis en avant comme une expérience historique européenne à la portée universelle.

L’ordre moral articulé par la commémoration de l’Holocauste est devenu la norme de civilisation imposée par la politique internationale de l’Europe, tant dans le processus d’élargissement que dans sa vocation à maintenir des droits universels du genre humain à travers le monde. Pour les Européens, l’élargissement de l’UE est apparu comme un processus d’intégration par lequel la civilisation du continent se réunissait conformément à ses valeurs supposément universelles, exprimées en un récit de mémoire commune du passé. Il s’ensuit que les normes de la conscience historique européenne ont été prescrites comme critères d’adhésion pour les pays associés, comme preuve de leur engagement démocratique.

Dans l’imagerie politique des années 1990, la dissolution du bloc de l’Est a été conçue comme une « transition de la dictature à la démocratie », un processus téléologique conduisant à la mise en place à grande échelle d’un système politique et économique de type occidental. Étant donné que toute alternative au libéralisme politique et au capitalisme était inimaginable des deux côtés du processus d’élargissement, le rôle de la politique symbolique s’est accru dans l’arène politique.

Les pays post-communistes se sont positionnés comme étant « de retour en Europe », comme des nations déjà européennes qui, par un accident de l’Histoire, avaient été par le passé retranchées en dehors de la civilisation. Jusqu’à la fin des années 1990, il n’ y avait pas de « mémoire du communisme » dans les anciens pays de l’Est : ce qui était cultivé, c’était la lutte héroïque de la nation contre l’oppresseur étranger.

Effectuer un difficile travail de mémoire

Mais dans le cadre du processus d’élargissement, les anciens pays communistes ont été confrontés à une attente : effectuer un travail de mémoire, en particulier concernant leur implication dans l’Holocauste. Pour ces pays, l’élément central de la légitimité politique, de part et d’autre du spectre politique dans les pays d’Europe de l’Est, était l’anticommunisme, qui, dans le nouvel ordre normatif européen en développement, s’est transformé en un problème de mémoire à intégrer dans un récit commun capable d’apporter de la solidarité dans la communauté politique.

Dans les pays associés au processus d’élargissement, le discours principal était : « nous avons vécu à la fois le nazisme et le communisme », ce qui, formulé dans le vocabulaire européen, est devenu « nous, en tant que victimes, avons subi des violations des droits humains sous deux régimes totalitaires ».

En se référant aux normes et valeurs européennes de la politique, selon lesquelles la dignité humaine des victimes doit être restaurée par une commémoration appropriée, les dirigeants d’Europe de l’Est ont souligné que « l’Occident » appliquait deux poids, deux mesures en refusant la même reconnaissance aux victimes du communisme que celle accordée aux victimes du nazisme.

Bien que fondé sur des normes européennes légitimes, cet argument a été critiqué car il réduit la réalité historique des socialismes existants à des dictatures homogènes caractérisées uniquement par la terreur, le crime et l’oppression. L’UE a malgré tout canonisé cette image du communisme comme constitutive du patrimoine historique européen, aux côtés d’autres traumatismes du XXe siècle.

La mémoire du communisme telle qu’elle est officiellement cultivée aujourd’hui est le résultat des luttes de l’après-guerre froide pour la définition de l’Europe. Elles ont produit un sens particulier du communisme : un sens anti-communiste, qui apparaît comme une mémoire – appartenant au passé – et comme espace géographique spécifique – appartenant à l’Est non civilisé de l’Europe. En tant que ressource symbolique dans les luttes politiques, l’« expérience historique du communisme » en Europe de l’Est a constitué une différence légitime par rapport à l’universalité de la mémoire de l’Holocauste européen.

Depuis que les deux parties dans le processus d’élargissement ont respectivement pris les positions de l’Est et de l’Ouest, la fracture civilisationnelle de la guerre froide a été reproduite sous une nouvelle forme. Loin d’être la conséquence de différents héritages historiques, la division Est-Ouest du paysage politique européen est le résultat d’une lutte inégale pour les principes légitimes de reconnaissance et de différence.


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