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Comment comprendre la révolution de 1917 aujourd’hui ?

Banderole : « À bas les soviets ! » Affiche caricaturant les quatre symboles des ennemis de la révolution (le militaire de l'ancien régime, le bourgeois, le religieux et le paysan riche), Dimitri Moor, « Qui est contre les soviets », 1919. BDCI, 'Et 1917 devient révolution...'

L’année du centenaire de la révolution d’octobre 1917, a vu les médias, les historiens, les politiques invoquer ce moment essentiel qui marqua profondément l’histoire mondiale.

Cent ans plus tard, l’année 1917 est toujours bien présente, mais sans qu’il soit aisé de distinguer entre ce que ce moment fut dans l’histoire et les mythes qui se construisirent autour d’Octobre : entre deux extrêmes, moment révolutionnaire exemplaire d’une remise en cause des ordres établis, sociaux, politiques, internationaux, ou au contraire berceau de tous les totalitarismes et violences du XXe siècle.

Étrange centenaire en réalité, qui peut ainsi être vu à travers plusieurs paradoxes : l’absence de larges commémorations en Russie et la richesse des manifestations à l’étranger ; la persistance un siècle après, d’une tension entre réalité et mythe ; et enfin le contraste entre l’épuisement du modèle politique né en octobre 1917 et la contemporanéité de l’étude de ce modèle et de ses circulations ainsi que des questions que permet de poser sur le monde actuel l’étude de la révolution.

Affiche de l’exposition « Et 1917 devient révolution… ». Alain Blum

Ce centenaire voit fleurir, en France ou ailleurs, conférences, expositions et colloques. L’exposition « Et 1917 devient révolution… », organisée aux Invalides par la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC) jusqu’au 18 février 2018 offre à revivre l’année révolutionnaire, dans le complexité des événements qui s’y déroulèrent entre le renversement de la monarchie en février 1917 et la signature du traité de Brest-Litovsk en mars 1918, lorsque les bolcheviques russes signèrent la paix avec les Allemands se retirant de la Grande Guerre.

Les nombreuses conférences internationales traitent tant des révolutions politiques qu’artistiques et sociales. Elles interrogent à nouveau la nature de la révolution et la place d’Octobre dans l’histoire du XXᵉ siècle ainsi que son actualité.

Discrète Russie

Étrange centenaire car, face à ces multiples débats à travers le monde, le pays qui fut au cœur même de ce moment révolutionnaire, la Russie louvoie entre organisation de quelques manifestations à dimension scientifique, ouverture de quelques expositions, mais évitement d’une commémoration officielle.

Qui plus est, le débat public est surtout dominé en Russie ces derniers mois par la polémique autour du film Matilda, qui traite de la figure des tsars et non de l’année 1917 et de la chute de la monarchie.

Bande annonce du film Matilda, 2017.

Ce film met en scène une amourette entre le jeune futur tsar Nicolas II et la ballerine Matilda Kchessinskaia. Il a suscité une levée de boucliers au-delà des franges ultra-orthodoxes de Russie et de nombreuses menaces (dont certains attentats) de ceux qui souhaitent conférer une dimension sacrée à l’image du tsar. En revanche l’exposition organisée sur Lénine à Moscou s’est retrouvée isolée dans les locaux des archives nationales de Russie, loin des lustres des expositions historiques qui ont marqué ces dernières années le cœur de la capitale russe.

Parmi celles-ci, l’une d’entre elle, consacrée en 2013 à la dynastie Romanov, déroulait une histoire très orientée par les enjeux contemporains, se terminant par une apologie de Nicolas II et un rapprochement entre le dernier tsar de toutes les Russies et Vladimir Poutine. Elle avait attiré un public considérable dans la prestigieuse salle du Manège.

Un modèle rejeté ou adulé

Décidément la Russie ne sait pas quoi faire du centenaire d’un événement qui se déroula sur un territoire alors qu’elle lui préfère un héritage impérial et se méfie de tout mouvement de contestation populaire tout en cherchant à prôner la réconciliation sur fond de patriotisme.

Ces hésitations prouvent que les échos d’un moment historique qui bouleversa l’histoire de la Russie perdurent, même si atténués. Ce moment est devenu un modèle – rejeté ou adulé – dans le monde entier. La révolution russe reste, un siècle plus tard, un moment de crispation et les historiens ont parfois bien du mal à faire entendre une analyse libre d’engagements politiques marqués.

Affiche du colloque « Trajectoires d’Octobre » Alain Blum

C’est ce qu’a tenté un colloque organisé du 19 au 21 octobre dernier, intitulé « Trajectoires d’Octobre : origines, échos et modèles de la révolution ».

Tout d’abord en traitant en particulier de la transformation des concepts de révolution après 1917 et de son « effet de souffle » ; puis de son impact à la fois sur les pratiques politiques et sur les catégories et pratiques des sciences sociales ; enfin, reprenant la fameuse formule utilisée par le premier secrétaire du Parti communiste italien, Enrico Berlinguer, en 1981 (cité par le Dizionario del Communismo nel XX secolo, Einaudi, 2007), de « l’épuisement de la force propulsive » de la révolution d’Octobre.

Mythe d’octobre

« Un an de dictature prolétarienne : octobre 1917-octobre 1918 », affiche éditée à l’occasion du 1ᵉʳ anniversaire de la révolution, BDIC, « Et 1917 devient révolution… ». Alexandre Apsit

Revenons brièvement quelques-unes des questions posées par ce colloque. Si les échos de la révolution furent immenses, ils se construisirent, surtout, autour du « mythe d’Octobre », celui d’une révolution née sous l’impulsion des masses et l’inspiration de Lénine, renversement d’un ordre politique et social établi, au profit d’un nouveau système au service des opprimés. Mythe qui consista donc à simplifier à l’extrême un processus révolutionnaire marqué par de multiples retournements et une grande diversité dans son déroulement (lire Et 1917 devient révolution… Seuil/BDIC, Paris 2017 et Interpreting the Russian Revolution, Yale, 1999).

Si les nouvelles autorités engagèrent des réformes, héritières des débats qui avaient précédé et contribuèrent à engager ailleurs dans le monde des transformations sociales, elles figèrent aussi l’image de la révolution et de ses conséquences à partir d’une série reconstructions de l’événement, tout en développant un discours qui puisse avoir une portée universelle.

Quatre extraits du film d’Eisenstein, Octobre, 1928.

La mise en scène de la prise du Palais d’hiver en est l’exemple théâtral et cinématographique abouti de cette volonté de marquer du sceau de l’enthousiasme populaire la prise de pouvoir par les bolcheviks. Un immense spectacle de masse fut ainsi organisé à l’occasion du 3e anniversaire de la révolution, suivi, à l’occasion du 10e anniversaire, du fameux film d’Eisenstein, Octobre.

On est loin de ce que fut la révolution russe entre février et octobre : huit mois de déflagrations, de fragmentations, de radicalisations et d’impossibles stabilisations dans les violentes conditions de la Première Guerre.

Echos mondialisés

Représentation d’une scène du spectacle d’Evreinov, La prise du Palais d’hiver, Petrograd, 7 novembre 1927. Photogramme extrait de la captation du spectacle, BDIC, « Et 1917 devient révolution… ». BDIC

Traversant vite les frontières du jeune État bolchevique, les échos du mythe d’Octobre se multiplièrent à travers de nombreux mouvements révolutionnaires profondément marqués par cette image projetée dans le monde et « choisissant dans la “boîte à outils” constituée par 1917, les éléments qui s’adaptaient à un objectif, une situation révolutionnaire, l’établissement d’un nouvel ordre politique et social ».

Depuis, le modèle d’Octobre fut remplacé par d’autres dans l’imagerie et la pratique de contestation. 1968 en est un exemple parmi d’autres, utilisé aujourd’hui en Russie ou ailleurs pour contester un ordre établi, sans puiser dans l’outillage de 1917. Les mises à l’épreuve des modèles démocratiques, libéraux ou autres, portés par les révolutions de velours ou d’autres mouvements d’émancipation et de contestation des ordres politiques établis offrent de nouvelles références.

1917 : un modèle particulier de globalisation

« Le camarade Lénine nettoie la saleté de la surface de la Terre », 1920, BDIC, « Et 1917 devient révolution… ». Victor Deni

En revanche, la contemporanéité des questions posées par l’étude de 1917 n’a guère disparu. Elle est notamment présente dans les études qui évoquent transferts de modèles et circulations des hommes et des idées, interrogations aujourd’hui au cœur des sciences sociales. Modèle particulier de globalisation, le « souffle de 1917 » constitua en effet une expression essentielle de circulation des pratiques politiques.

Cette contemporanéité est aussi là dans les recherches portant sur les interactions entre les représentations du monde social et économique et les pratiques politiques. Octobre influença profondément la représentation des antagonismes culturels et sociaux, orientant nos visions du conflit et de la lutte politique.

La révolution, les révolutions (celles qui se déroulèrent un peu partout dans les marges de l’Empire russe) n’ont rien d’extérieur à l’histoire européenne de la fin du XIXe et début du XXe siècle. À ce titre, 1917 est présent et doit le rester aujourd’hui pour penser les nouvelles formes de tensions et déséquilibres qui en ressortent, des changements économiques et sociaux, dont on ne maîtrise ni l’évolution ni les fondements.

C’est bien à travers l’échec de 1917 qu’on doit chercher à comprendre la contemporanéité d’Octobre, non pour reprendre ses schémas, mais pour porter une vision critique sur l’inertie des représentations sociales et politiques, sur le décalage entre pratiques politiques et transformations sociales et économiques.

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