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Comment évaluer l’impact du recul de la biodiversité sur le système financier français

Les risques engendrés par la dégradation des espaces naturels pourraient être au moins aussi élevés que ceux provoqués par le changement climatique. Shutterstock

La biodiversité constitue le tissu vivant de notre planète, aujourd’hui victime de dégradations sans précédent causées par le déploiement continu de diverses activités.

Pour les sociétés humaines, les risques engendrés par une telle dégradation pourraient être au moins aussi élevés que ceux provoqués par le changement climatique, ces risques étant d’autre part intimement liés.

Bien que la sensibilisation à ces enjeux s’accélère rapidement auprès des décideurs politiques, ce n’est que récemment que la communauté financière a commencé à s’intéresser aux conséquences économiques et financières de cette perte de biodiversité.

Pour le système financier, la détérioration des écosystèmes ainsi que les transformations politiques, économiques et sociales pour protéger la nature peuvent être source de risques – « physiques » dans le premier cas, « de transition », dans le second.

Dans une publication d’août 2021, qui s’inspire notamment de méthodologies utilisées par la Banque centrale des Pays-Bas, nous avons fourni une première évaluation visant à mieux identifier les risques financiers potentiels liés à la perte de biodiversité pour la France.

Que nous enseigne cette analyse du cas français et quelles voies de recherches futures dessine-t-elle ?

Des risques liés à la dégradation des écosystèmes

Nous avons d’abord évalué les dépendances des institutions financières françaises (principalement fonds d’investissement, compagnies d’assurance et banques) aux services dits « écosystémiques » – ces services que nous rendent les écosystèmes fonctionnels (ou en bon état), comme la pollinisation ou la régulation des maladies. Les titres financiers considérés (dettes et obligations) sont « dépendants » des services écosystémiques via les activités des entreprises financées.

Nous obtenons ainsi une première estimation de l’exposition potentielle à une aggravation de la perte physique de biodiversité : en cas de détérioration de la qualité d’un service écosystémique donné (ce que nous appelons « choc physique »), une entreprise qui en est fortement dépendante est a priori plus susceptible d’être perturbée dans ses activités.

Nos résultats, présentés dans le graphique ci-dessous, indiquent que 42 % de la valeur du portefeuille de titres des institutions financières françaises a été émise par des entreprises qui sont fortement ou très fortement dépendantes d’au moins un service écosystémique. Par ailleurs, 9 % a été émis par des entreprises présentant une très forte dépendance à l’égard d’au moins un service écosystémique, et 21 % par des entreprises présentant une dépendance combinée au moins « moyenne » à l’égard de cinq services écosystémiques ou plus.

Ces dépendances sont les plus élevées pour les services écosystémiques d’approvisionnement en eau (de surface et souterraine) et pour certains services dits « de régulation » tels que le contrôle de l’érosion, la protection contre les inondations et les tempêtes, et la régulation du climat.

42 % de la valeur du portefeuille de titres des institutions financières françaises a été émise par des entreprises ayant une dépendance « au moins forte » à au moins un service écosystémique (barre centrale).

Notons que ces dépendances ne sont que « directes », dans le sens où elles ne concernent que les dépendances aux services écosystémiques de l’activité de production de l’entreprise en propre, et non celles de ses fournisseurs. Si l’on inclut les dépendances des fournisseurs, toutes les entreprises du portefeuille deviennent au moins faiblement dépendantes de tous les services écosystémiques.

Des risques liés à la transition écologique

Nous avons ensuite calculé une « empreinte biodiversité » du portefeuille de titres, c’est-à-dire l’impact sur la biodiversité exercé par les institutions financières françaises à travers les entreprises dont elles détiennent les titres. Il s’agit d’estimer ainsi leur exposition à des chocs de transition.

En effet, plus l’impact sur la biodiversité des entreprises du portefeuille est négatif, plus le risque d’être soumis à une réglementation ou à un changement de préférences des consommateurs (ce que nous appelons « choc de transition ») est a priori élevé.

Pour évaluer cette empreinte biodiversité des entreprises puis du portefeuille, nous avons utilisé le Global Biodiversity Score (GBS) développé par CDC Biodiversité. Cet outil permet de convertir le chiffre d’affaires d’une entreprise par région et secteur de production en pressions sur la biodiversité (par exemple, relativement au changement climatique ou à l’utilisation des terres), puis en impact exprimé en une seule métrique : le MSA.km2.

Un impact de 1 MSA.km2 peut être interprété comme un effet sur la biodiversité comparable à la transformation de 1 km2 d’écosystème « intact » (comprendre non dégradé par les activités humaines) en une surface totalement artificielle (comme un parking).

L’empreinte statique obtenue pour le portefeuille (c’est-à-dire combinant les impacts cumulés par les activités financées au fil du temps) via les activités financées est de 130 000 MSA.km2, ce qui peut être comparé à l’effet sur la biodiversité terrestre de l’artificialisation de 130 000 km2 (soit 24 % de la surface de la France métropolitaine) d’un écosystème initialement « intact ».

L’empreinte biodiversité du portefeuille de titres des institutions financières françaises est due à plusieurs pressions exercées sur la biodiversité par les entreprises financées (et surtout par les activités de leurs fournisseurs), en particulier le changement d’usage des sols. Svartzman et coll. (2021)

Cette empreinte est causée par diverses pressions, notamment l’utilisation des terres. Elle intègre les impacts sur la biodiversité issus des différents niveaux de la chaîne de valeur des entreprises du portefeuille : nos résultats indiquent qu’ils proviennent principalement des fournisseurs directs, puis du reste de la chaîne de valeur en amont, plutôt que des opérations directes des entreprises du portefeuille.

Les pays en développement en première ligne

Au-delà d’une simple analyse des dépendances aux services écosystémiques et de l’empreinte biodiversité des institutions financières, il s’agirait de travailler à l’élaboration de véritables scénarios de « chocs » afin de mieux estimer les risques financiers liés à la perte de biodiversité.

Ces scénarios pourraient consister à décrire d’une part de possibles évolutions de la qualité des services rendus par la nature (choc physique), et d’autre part envisager les futures politiques publiques visant à protéger la biodiversité (choc de transition). Il s’agirait ensuite d’estimer l’exposition et la vulnérabilité des entreprises et des institutions financières à ces évolutions, comme cela est déjà fait dans le cas du changement climatique.

Les systèmes économiques et financiers des pays en développement pourraient par ailleurs demander une attention particulière. Une étude récente de la Banque mondiale (Johnson, 2021) montre que les économies en développement et émergentes devront faire face à l’essentiel des impacts directs liés à la perte de biodiversité, avec des pertes pouvant atteindre 10 % du PIB en 2030 si certains services écosystémiques s’effondrent.

Les risques seraient particulièrement élevés pour l’Afrique subsaharienne et l’Asie du Sud, qui dépendent des cultures pollinisées avec une capacité limitée à passer à d’autres options de production et de consommation ou à s’adapter à la dégradation de l’approvisionnement en eau.

Les questions de financement de la transition liée à la biodiversité et de prise en compte de la biodiversité dans les trajectoires de développement devraient par ailleurs être au cœur de l’accord discuté dans le cadre de la 15e Conférence des parties (COP) sur la biodiversité, qui aura lieu à Kunming en 2022.


Julien Gauthey, Thomas Allen, Joshua Berger et Antoine Vallier sont co-auteurs de cet article.

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