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Comment expliquer la soudaine popularité de Jacques Chirac ?

Installation d'un portrait de Jacques Chirac sur les murs du musée qui lui est dédié, à Sarran, en Corrèze. Agnes Gaudin/AFP

L’engouement pour la personnalité de Jacques Chirac à l’annonce de son décès a surpris bon nombre d’analystes de la vie politique qui sont assez vieux pour se souvenir que ce dernier était vilipendé par une grande partie de la presse alors qu’il était à l’Élysée et que de nombreuses voix s’élevaient pour réclamer des sanctions pénales dans le cadre de l’affaire de la mairie de Paris.

Post mortem, Jacques Chirac est devenu un exemple à suivre, le bon vivant blagueur, le président qui n’hésitait pas à passer une journée au téléphone pour rendre service à un simple citoyen, l’homme qui aimait la tête de veau et le salon de l’agriculture, le terroir et le contact avec l’homme de la rue, qui parlait de fracture sociale et de crise environnementale.

Un monarque et un monde politique évanoui

Comment expliquer ce soudain engouement plus ou moins amnésique des flots de critiques qui s’étaient déversés contre l’État-RPR, les ombres de la Françafrique, la dissolution de 1997 qui fait revenir les socialistes au pouvoir jusqu’en 2002, l’abandon du gaullisme au profit soit d’une néolibéralisme thatchérien agressif en 1986 soit d’une politique de « rad-soc » après 2002 qui semble plonger la France dans l’immobilisme ?

On peut évidemment invoquer l’image du monarque. Jacques Chirac aurait été le dernier grand homme d’État ayant payé de sa personne lors d’un conflit militaire (la guerre d’Algérie) et social (mai 68), ayant incarné, ne serait-ce que du fait de sa posture physique, un leader charismatique sachant enthousiasmer les participants à ses meetings électoraux.

C’était effectivement le dernier représentant de la période gaullienne dans son culte de l’État et de sa vision internationaliste qui le conduisent à ne pas rejoindre l’aventure guerrière des États-Unis en Irak.

On peut aussi penser que c’est le représentant d’un monde politique évanoui, celui d’une certaine stabilité dans l’opposition entre la gauche et la droite, qui débouchait sur des alternances et des cohabitations mais qui s’appuyait sur le socle solide d’institutions acceptées par presque tous les partis politiques.

C’était le bon vieux temps d’une démocratie apaisée où la droite et la gauche déclinaient leurs programmes avec cohérence et pouvaient s’entendre pour exclure le Front national du débat démocratique.

Rassemblement de « gilets jaunes » à Paris. Zakaria Abdelkafi/AFP

Jacques Chirac serait alors le représentant d’une certaine mélancolie à l’heure des « gilets jaunes », du retour en force de la violence politique et de la contestation des institutions de la démocratie représentative.

On tentera cependant ici une autre explication.

La proximité au cœur de la confiance politique des catégories populaires

En effet, on peut déceler dans la célébration inattendue de Jacques Chirac une attente plus profonde. Chirac, c’est le président de la proximité, l’anti-Macron, celui qui, bien que sorti lui-même de l’ENA, fait figure d’anti-technocrate.

On est ici au cœur du débat sur la confiance politique. Les enquêtes menées par le Cevipof dans le cadre du Baromètre de la confiance politique ne montrent pas seulement le déclin sensible du niveau de confiance dans le personnel ou les institutions politiques depuis dix ans, à l’exception des maires qui s’en sortent le moins mal.

L’analyse met au jour le fait que la confiance ne se décline pas de la même manière pour les catégories supérieures et diplômées et pour les catégories populaires ou moyennes peu diplômées.

Si l’honnêteté du personnel politique constitue toujours pour les deux groupes la clé de la confiance, celle-ci joue dans des serrures différentes. Pour les classes supérieures, la compétence professionnelle (connaître ses dossiers) ou sociale (être à la hauteur de ses fonctions) reste essentielle alors que les classes populaires adossent la confiance politique à la proximité des élus (être proche des gens comme eux), non seulement de manière physique mais encore de manière sociale, c’est-à-dire dans leur façon de pratiquer l’échange politique sur le terrain du service et de la personnalisation, ce qui explique que les maires gardent encore la confiance d’une large majorité de Français.

C’est ainsi que l’on peut lire la crise des « gilets jaunes » comme les contributions au Grand débat national.

Les axes de la confiance dans le personnel politique selon le niveau de soutien aux « gilets jaunes ». Luc Rouban, Baromètre de la confiance politique, Cevipof, vague 10, 2019., Author provided

Les Français ne parlent plus la même langue politique et derrière l’anticapitalisme des « gilets jaunes » s’affirme une demande de proximité.

Celle-ci s’est déclinée sur le mode de la démocratie directe, du référendum d’initiative citoyenne, voire du tirage au sort dans le cadre d’instances participatives devant remplacer ou compléter les assemblées électives.

À ce titre, Jacques Chirac est devenu le symbole d’une proximité perdue.

Le populisme à toutes les sauces

Mais faut-il pour autant enfermer toute la vie politique française dans le face à face entre le macronisme et ce que l’on présente comme du populisme ?

Le recours au « populisme » permet de court-circuiter la réflexion. Toutes les critiques contre le libéralisme mondialisé sont qualifiées de populistes, d’où qu’elles viennent.

Sont alors convoqués pêle-mêle les États-Unis de Trump, le Brésil de Bolsonaro, l’Italie de Salvini, la Hongrie d’Orbán et la France de Le Pen et de Mélenchon, comme si toutes les trajectoires politiques nationales finissaient par converger quels que soient les institutions ou le parcours historique des uns et des autres.

Tout cela s’expliquerait par la fin du clivage gauche – droite, la disparition des classes sociales et l’apparition d’une fracture entre le peuple et les élites, deux groupes dont on se garde bien de donner la définition, une fracture au demeurant fort ancienne tout comme l’internationalisation des catégories dirigeantes.

En revanche, de Jacques Chirac à Emmanuel Macron, se pose la même et simple question : comment faire en sorte que le peuple dit souverain puisse se réapproprier la décision politique ?

Celle-ci est devenue insaisissable, perdue dans les méandres de l’Union européenne et les entrelacs de la « gouvernance » locale. On s’aperçoit un peu tardivement que les belles théories de Terra Nova prônant en 2011 l’abandon par la gauche socialiste des classes populaires commencent à porter leurs fruits.

Emmanuel Macron n’a pas su établir ce lien de proximité avec les Français comme l’avait fait Jacques Chirac. Eric Cabanis/AFP

Du reste, l’individualisme a des limites et la modernité mondialisée ne produit pas que des gens heureux et des gens malheureux, au-delà des appartenances sociales.

Le Baromètre de la confiance politique du Cevipof montre que les cadres insatisfaits de la vie qu’ils mènent étaient 26 % à voter pour Marine Le Pen au premier tour de la présidentielle de 2017 contre 40 % des ouvriers qualifiés et 56 % des ouvriers spécialisés qui éprouvaient la même insatisfaction. Il ne faut donc pas prendre l’évidement de la démocratie, laquelle repose sur la confrontation pacifique de valeurs et d’intérêts divergents, pour une nouvelle théorie politique.

Le retour de la violence politique depuis 2018 offre la preuve la plus claire de cet affaiblissement intrinsèque du débat démocratique réduit au répertoire managérial ou de l’action directe. Le macronisme et les « gilets jaunes » sont les deux visages antagonistes d’un même rapport au politique qui instrumentalise la démocratie.

Pour le premier, dans le sens de l’adaptation à l’ordre du capitalisme financier. Pour les seconds, dans le sens d’une démocratie directe et du mandat impératif, outils mis au service de la gauche comme de la droite. Dans les deux cas, le travail politique perd de sa substance et de son autonomie.

La question est donc de savoir comment dépasser cette instrumentalisation (macroéconomie d’un côté, univers de proximité de l’autre) du régime démocratique afin de le faire vivre dans une perspective philosophique réelle, lui offrant un horizon de sens au-delà de la satisfaction différée ou immédiate des besoins et des désirs.

Cet horizon ne viendra pas de l’enjeu environnemental qui ne produira pas à lui seul le « commun » qui a disparu. L’environnement, comme tous les autres débats de société, reste médiatisé par des institutions politiques et des expertises officielles qui n’inspirent plus confiance.

On le voit bien dans l’affaire de l’usine Lubrizol à Rouen. La réhabilitation du travail politique doit devenir la priorité et il ne faut pas croire que les urgences qui nous entourent vont produire spontanément par elles-mêmes un renouveau du lien démocratique.

C’est sans doute sur ce point que les deux mandats de Jacques Chirac ont raté le coche.

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