Engagé ou militant, le cinéma peut l’être de mille façons : par le choix d’un sujet, la politique de production, le type de montage choisi, voire en fonction de l’équipe qui l’a écrit ou le réalise. Mais entre les intentions qui président à la fabrication d’un objet cinématographique et la façon dont il est reçu, il y a parfois des écarts considérables.
Même les cinéastes les plus précautionneux n’échappent pas au risque de l’incompréhension : ce fut le cas, en 1925, du Soviétique Sergueï Eisenstein, pourtant connu pour s’intéresser de près aux effets de ses films sur le public (par des calculs, des expérimentations, etc.).
La dramatique séquence finale de La Grève montre la répression d’un mouvement populaire par l’armée tsariste, alternée avec des plans d’abattage de bovins. Cet exemple, devenu canonique, est souvent utilisé pour illustrer le « montage parallèle », c’est-à-dire le fait d’entrelacer deux séries d’images sans lien apparent pour produire un sens métaphorique (les ouvriers sont massacrés comme des animaux). Or, un an après la sortie du film, Eisenstein confesse n’avoir pas obtenu l’effet escompté, en particulier sur les paysans, habitués à égorger eux-mêmes le bétail, qui n’ont donc pas perçu la signification politique du montage.
Face à ce genre d’exemple, on aurait tort de se contenter d’un constat relativiste – du type « chacun comprend ce qu’il veut ». La mésentente elle-même peut devenir un objet d’étude. Pour cela, on peut s’en référer au modèle proposé par le sémiologue Roger Odin, qui théorise la notion de mode de lecture : il s’agit, en substance, de faire apparaître la diversité des manières d’analyser, des cadres de pensée et des regards possibles sur une même œuvre.
Odin répertorie jusqu’à neuf modes de lecture (spectaculaire, fabulisant, esthétique, etc.), en rappelant que la lecture prévue par l’auteur du film est rarement égale à celles adoptées ensuite par les spectateurs. Cette hypothèse fournit un début d’explication dans les cas où les écarts d’interprétation sont importants : ainsi, on peut dire qu’Eisenstein avait conçu sa séquence sur un mode « persuasif » (le spectateur tire des leçons de ce qu’il voit), là où le public populaire a mis en œuvre une lecture « documentarisante » (le spectateur suppose que les images renvoient à une réalité), voire « privée » (le spectateur rapporte ce qu’il voit à sa propre existence – en l’occurrence leur quotidien d’éleveurs).
Définir le « cinéma politique »
Cette approche me semble pouvoir être élargie à la question, plus générale, du « cinéma politique » – de ce qu’il est et de ce qu’il doit être. Disons-le d’emblée : bien que souvent posée, cette question n’a jamais reçu de réponse définitive. Mais là encore, si l’on ne dispose pas d’une définition claire et unique du cinéma politique, ce n’est pas simplement parce que « chacun a son avis » ; c’est parce que les cadres de pensée mobilisés pour le comprendre sont eux-mêmes incompatibles.
Non seulement il y a des cinémas politiques, mais ils reposent sur des conceptions du cinéma et de l’engagement parfois très éloignées les unes des autres.
Il faudrait alors accepter de déplacer les termes de la question : plutôt que de se demander ce qu’est le cinéma politique, se demander ce qui est politique dans un film. Un rapide coup d’œil à l’histoire de la critique et de la théorie du cinéma nous apprend que les réponses divergent. Pour les uns, ce qui est politique dans un film, c’est seulement son contenu, le « sujet » ou les thèmes abordés ; pour d’autres, ce sera la manière dont il a été produit, son modèle économique ou la position de son auteur dans le paysage intellectuel de l’époque ; d’autres enfin préféreront valoriser politiquement l’originalité formelle de l’œuvre plutôt que son sens explicite. En somme, il existe plusieurs modes de lecture de la politique au cinéma… parfois incompatibles les uns avec les autres. C’est ce que l’on a vu, exemplairement, avec la sortie récente de Barbie (Greta Gerwig, 2023) : là où une partie de la critique a salué les thématiques féministes abordées par le film, d’autres lui ont reproché une facture classique qui finit par faire la promotion d’un modèle hollywoodien capitaliste, inégalitaire et patriarcal. Entre ces deux interprétations opposées, on ne trouve pas une différence d’idéologie (les deux se revendiquent féministes), mais de mode de lecture (l’une s’intéresse au contenu du film, l’autre à sa forme).
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L’analyse du contenu (ou, pour utiliser un terme très critiqué par les spécialistes de cinéma, du « message ») n’est qu’une manière parmi d’autres d’analyser politiquement un film – peut-être simplement la plus courante aujourd’hui. Il faut se souvenir que ça n’a pas toujours été le cas : dans l’après-68, par exemple, l’essor du cinéma militant et la redécouverte d’expériences plus anciennes de collectivisation de la production cinématographique ont plutôt contribué à imposer une lecture des films en termes de financement et d’organisation du travail. Et auparavant, certains commentateurs des « nouvelles vagues » défendaient une conception du cinéma dans laquelle la qualité subversive d’un film résidait prioritairement dans la puissance de sa forme (montage, son, couleurs…) – une approche que l’on retrouve ensuite dans les recherches sur le cinéma expérimental. En somme, tout dépend des éléments que l’on valorise comme étant politiques dans les films.
En quoi est-il plus intéressant de poser le problème sous cet angle ? En premier lieu, montrer la diversité des lectures possibles nous invite à contester le privilège des auteurs, auxquels on accorde encore trop souvent le dernier mot sur le sens à donner à leur œuvre. Or, nombreux sont les cas dans lesquels les interprétations faites par le public révèlent une vérité que le cinéaste lui-même n’avait pas perçue : du Joker (Todd Phillips, 2019), transformé en symbole de la lutte anticapitaliste contre l’avis de son auteur, à BAC Nord (Cédric Jimenez, 2020), que l’extrême-droite française a spontanément identifié comme souscrivant à une idéologie raciste, les exemples contemporains ne manquent pas. Ici, une lecture en termes d’esthétique permet de faire apparaître une coloration politique dans des films qui ne le revendiquent pas explicitement : par leur manière de filmer les corps (plus ou moins respectueusement), leur vision enthousiaste ou au contraire méprisante du peuple, d’un événement, d’un groupe social. Preuve que l’« intention » d’un cinéaste ne dit rien de ce qui se joue vraiment dans les images qu’il produit.
Repenser l’analyse politique des films
L’enjeu est aussi de repenser notre manière de faire l’analyse politique des films, et avant tout, en renonçant à l’idée selon laquelle il serait possible d’établir une fois pour toutes le positionnement d’une œuvre. Aucun film, ou presque, n’est simplement « de droite » ou « de gauche » : en plus de réduire la spécificité de l’engagement artistique, ce lieu commun empêche souvent de comprendre comment les modes de lecture se complètent ou se contredisent. C’est en travaillant dans les écarts entre ces propositions contradictoires que l’on peut espérer éclaircir les liens entre cinéma et politique, aussi bien dans le champ du cinéma « d’auteur » que dans celui de la culture populaire.
On remarquera par exemple que le développement d’un discours écologique sur l’art se fait dans plusieurs directions en même temps, tantôt au niveau de la production, tantôt par de nouveaux récits. Mais alors, qui doit-on considérer comme le plus écolo entre, mettons, un Avatar 2 (James Cameron, 2022) reposant sur une vision néolibérale de la nature mais conçu dans des studios alimentés à l’énergie solaire, et de l’autre côté, le point de vue moderne et écoféministe d’un Mad Max : Fury Road (George Miller, 2015), mais dont le tournage a occasionné des dommages écologiques conséquents dans le désert de Namibie ? On le voit, le positionnement du film dépend ici de ce que l’on valorise comme étant le cœur de l’action politique (contenu ou processus), et la vérité réside moins dans le choix de l’un ou de l’autre que dans l’identification d’un écart, d’une tension entre les deux.
Il en va de même sur la question féministe au cinéma, structurée aujourd’hui autour de revendications qui, si elles paraissent complémentaires, reposent sur des cadres théoriques distincts : reconnaissance des femmes cinéastes, parité dans les équipes techniques, temps de présence à l’écran, écriture différenciée des rôles, mise en scène des corps, etc. Ainsi, l’arrivée d’un féminisme « grand public », compatible avec la logique de l’industrie du divertissement, a relancé les débats sur ce qui mérite ou non d’être qualifié de féministe dans les films, et donc sur les avantages et inconvénients de chaque mode de lecture.
On notera d’ailleurs que le concept de male gaze, théorisé dans les années 1970 par Laura Mulvey et qui connaît un grand succès dans les études féministes, n’est pas sans lien avec la « lecture esthétique » que j’ai développée dans mon propre ouvrage, Cinémas politiques, lecture esthétique (2024) : raisonner à partir du « regard » (et non du discours ou du message), cela revient à valoriser les données sensibles de l’image, qui ne sont jamais simplement traduisibles par des mots ou des concepts.
Enfin, cette approche offre une tentative de réponse à l’éternelle question de savoir si « tout est politique ». Mais elle le fait en déplaçant les termes du problème : que tout soit politique ou non importe peu, ce qui est certain c’est que l’on peut tout politiser – reste à savoir avec quelles attentes et à partir de quelle grille de lecture.