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Comment la loi islamique peut s’attaquer à Daech

Lecture du Coran. Eric Gaillard/Reuters

La couverture médiatique des atrocités terroristes qui ont endeuillé la France aura semblé véhiculer une image presque mythique de l’État islamique (EI). Mais ce dont nous avons le plus besoin, c’est bien de démythifier cette organisation criminelle. Et il est urgent que ma communauté – la communauté musulmane – s’y attelle.

La grande majorité des musulmans (nous ne possédons pas de chiffres exacts) doit très certainement ressentir un profond dégoût à l’égard de toute cette violence perpétrée par l’EI. Un des hauts représentants du clergé sunnite égyptien n’a d’ailleurs pas tardé à dénoncer ces attaques « odieuses et haineuses ».

Mais en vérité, les responsables et partisans de Daech peuvent s’appuyer, et ne se privent pas de le faire, sur une multitude de sources scripturales et historiques pour justifier leurs actions. Les interprétations traditionnelles de la charia, la loi islamique, approuvent le djihad offensif visant à propager l’islam. Elles autorisent l’exécution des prisonniers et l’esclavage des enfants et des femmes ennemis, comme Daech l’a fait subir aux Yazidies en Syrie.

Je suis un spécialiste musulman de la charia, et j’affirme que la proclamation de la légitimité islamique que s’arroge Daech ne peut être contrée que grâce à une interprétation alternative de la loi islamique.

Un consensus qui conduit à l’impasse

Pour bien comprendre le rôle de l’islam en politique, il faut savoir qu’aucune autorité ne peut – et ce quel que soit le sujet – établir ou modifier la doctrine de la charia pour les autres musulmans. Il n’existe ici rien de semblable au Vatican ni à l’infaillibilité pontificale. La façon dont la charia est interprétée par les différentes communautés musulmanes (des sunnites aux chiites, des soufistes aux salafistes) est, à la base, le produit d’un consensus intergénérationnel conduit par les spécialistes et dirigeants de chaque communauté.

La foi musulmane et sa pratique sont foncièrement individuelles et volontaires. Aucun musulman ne peut être responsable des opinions et des actions des autres. Une conséquence positive de cette absence d’autorité religieuse réside dans le fait de pouvoir remettre en cause et interpréter différemment les principes de la charia. Mais il y a un revers à cette médaille : n’importe quel musulman peut affirmer quelque chose à propos de la charia s’il obtient le consentement d’une masse critique de fidèles.

L’ayatollah Khomeiny. www.irdc.ir

On peut citer à titre d’exemple la façon dont l’ayatollah Khomeiny usa de la doctrine du « wilayat al-faqih », le « gouvernement du docte », pour revendiquer le droit d’instaurer en 1979 la République islamique d’Iran.

Cette initiative fut très controversée, car en procédant de la sorte, il allait à l’encontre du consensus qui veut que ce soit au douzième et dernier imam chiite « vivant » – celui qui disparut en 874 et doit revenir à la fin des temps en tant que Mahdi – de prendre ce type de décision.

La création de l’EI par Abu Bakr al-Baghdadi – qui se présente comme le Calife ou l’héritier du prophète Mahomet et dont la mission divine consisterait à faire exister à nouveau un État qui a pris fin il y a 1 400 ans –, constitue un exemple plus récent.

Le tournant du Xe siècle

Au cours de ses trois cents premières années d’existence, la pensée musulmane se caractérise par son dynamisme et sa créativité : on discute et on débat des différentes interprétations des textes sacrés au sein des communautés, de génération en génération. L’ijtihâd – qui désigne l’effort de compréhension et d’interprétation du Coran et de la charia pour adapter ses sources, notamment dans le droit, à chaque époque – fut clairement approuvé par le prophète Mahomet.

Zainah Anwar, des Sisters in Islam. Albert Gea/Reuters

Certains musulmans modernes, comme les Sisters in Islam de Malaisie, utilisent l’ijtihâd pour défendre les droits des femmes dans le cadre de la religion musulmane. Et pour ceux qui acceptent cette interprétation, les femmes jouissent selon la charia des mêmes droits que les hommes. Mais les Sisters in Islam et d’autres mouvements similaires sont minoritaires.

Vers le Xe siècle, un corpus hautement sophistiqué composé des principes de la charia, de méthodologies et d’écoles de pensée prit forme et s’enracina dans les communautés musulmanes de l’Ancien Monde, de l’ouest de l’Afrique à l’Asie du Sud-est. Ce processus fut désigné comme « la porte de l’ijtihâd se refermant », indiquant par cette image qu’il n’y avait plus d’espace théologique disponible pour une nouvelle pensée juridique.

Il n’y avait, bien sûr, aucune « porte de l’ijtihâd » à refermer, et personne n’aurait eu l’autorité pour le faire même si tel avait été cas. La métaphore éclaire cependant bien le contraste entre la promotion de la diversité au cours des trois premiers siècles de la charia et l’enlisement et la rigidité qui caractérisent l’étude de la loi islamique depuis.

D’une certaine façon, Daech oblige les musulmans à se confronter aux conséquences d’interprétations archaïques d’un djihad agressif.

De la Mecque à Médine

Le prophète Mahomet naquit et grandit à la Mecque, une ville de l’ouest de l’actuelle Arabie saoudite, d’où il proclama l’islam en 610 après J.-C. En 622, il avait déménagé avec un petit groupe de fidèles à Médine, située à 450 kilomètres au nord, pour échapper aux persécutions. Ce déplacement n’affecta pas seulement les révélations reçues par le prophète (ce que nous indique le Coran). Cela marqua également un tournant dans le contenu du texte sacré. L’interprétation brutale et rétrograde que fait Daech de la charia repose sur le Coran de Médine, qui insiste sur le fait pour les musulmans de se soutenir mutuellement et de se distinguer des non-musulmans.

Par exemple, dans le verset 3:28 (et aussi 4:144, 8:72-73, 9:23, 71 et 60:1M), il est dit qu’il est interdit aux musulmans de devenir amis ou de soutenir des non-croyants (qu’ils soient païens ou polythéistes). Le chapitre 9 tout entier – qui figure parmi les dernières révélations – sanctionne catégoriquement les non-musulmans – parmi eux les chrétiens et les juifs – et autorise qu’un djihad offensif soit mené à leur encontre (verset 9:29).

Il est vrai que le terme de djihad est utilisé dans le Coran pour désigner des efforts non violents pour diffuser l’islam (voir les versets 29:8, 31:15 et 47:31). Mais ceci ne change rien au fait que le même terme a aussi été utilisé pour désigner le recours à la guerre afin de propager la même religion. Cette dernière interprétation fut, en réalité, sanctionnée par les actions et les instructions claires du prophète en personne, ainsi que par ses fidèles les plus respectables, qui devinrent ensuite ses quatre premiers successeurs et maîtres, ou califes, de Médine.

Légitime ou illégitime ?

Une difficulté inhérente à toute cette discussion concerne le fait que, selon la charia, le djihad peut seulement être lancé par l’autorité légitime de l’État. L’EI déclare posséder une telle légitimité islamique, mais sur quelle base se fonde cette revendication ? D’où tire-t-il cette position, pourquoi et comment les califes de Daech auraient-ils autorité sur la communauté musulmane tout entière ?

Puisque ce pouvoir se fonde sur le processus totalement ouvert et libre du choix individuel, cette revendication de Daech pourrait réussir dans la mesure où il bénéficie du soutien d’une masse critique de musulmans. Le danger réside dans le fait que le consentement passif puisse être brandi par l’EI comme la preuve d’un soutien actif. Et après tout, seule une poignée d’États musulmans – et cela uniquement sous la direction de forces occidentales – ont fait preuve de détermination pour stopper l’expansion militaire de Daech.

Pendant ce temps, nombre de musulmans et leurs leaders ne reviennent pas – efficacement – à la charia pour affermir leur opposition face aux revendications de Daech. Beaucoup ont condamné l’EI pour des motifs moraux ou politiques, mais ceux-ci sont rejetés par les partisans de Daech comme relevant d’une réflexion à l’occidentale.

Une vision alternative

Ce qu’il faut, c’est une conception alternative de la charia, selon laquelle les sources scripturales sur lesquelles Daech s’appuie sont replacées dans un contexte historique plus vaste. En d’autres termes, ces principes invoqués par l’EI ont pu être pertinents et applicables il y a 1 400 ans de cela quand la guerre – partout où elle frappait – était bien plus dure qu’aujourd’hui. La solidarité entre musulmans (wala’) s’avérait alors cruciale pour la survie de la communauté musulmane et sa réussite.

Mais aujourd’hui, c’est l’inverse qui est vrai.

Le droit international contemporain, tel que présenté dans l’article 2 de la Charte des Nations unies de 1945 (un traité universel), affirme l’égale souveraineté de tous les États indépendamment des croyances religieuses, et interdit l’acquisition de nouveaux territoires au moyen de la guerre. Alors que des puissances de premier plan ont violé ces principes – on peut citer les récents exemples de l’invasion de l’Irak par la Grande-Bretagne et les États-Unis et celle de l’Ukraine par l’armée russe en 2014 – il est impossible pour un État, y compris ceux où vivent une majorité de musulmans, d’accepter la contrainte d’un État islamique autoproclamé.

Mais pour faire émerger une vision alternative de la charia et l’enraciner via un consensus adapté à l’époque, les musulmans doivent d’abord reconnaître et affronter le fait qu’ils ont accepté une interprétation traditionnelle de la charia et ignoré les alternatives qui pourraient permettre de condamner l’EI comme non-islamique.

On pourrait s’en référer, pour bien commencer, à la lecture des écrits du penseur religieux soudanais Ustad Mahmoud Mohamed Taha, qui a proposé de renier les principes d’une charia autorisant le djihad agressif, l’esclavage et de la subordination des femmes et des non-musulmans en se fondant sur les révélations antérieures, celles de la Mecque. Citons ici le verset 16:125 : « Appelle à la voie de ton Seigneur au moyen de la sagesse, de la recommandation de bien, et parle-leur de la meilleure des façons » (voir aussi les versets 17:70, 49:13 et 88:21-22).

Comme Taha l’explique dans son livre The Second Message of Islam, les principes de la charia basés sur les révélations de Médine correspondent aux conditions historiques du VIIe siècle en Arabie Saoudite. Taha a fait valoir qu’aujourd’hui, c’est le message de l’islam tel que conçu sur les révélations de la Mecque qui est applicable parce que l’humanité est en condition de les recevoir. Malgré – ou peut-être à cause de – la nécessité impérieuse d’alternatives aux interprétations traditionnelles de la charia, Taha a été exécuté en 1985 au Soudan pour apostasie, et ses livres continuent d’être interdits dans la plupart des pays arabes.

L’EI, lui, voit ses rangs gonfler.

L’État islamique autoproclamé ne peut survivre que par une guerre permanente. Pour moi, il ne pourra qu’imploser ou se consumer dans une guerre civile totale, car il n’a pas de système politique viable pour un transfert vers un pouvoir pacifique. Quand il s’effondrera, quelle qu’en soit la cause, le monde ne peut s’attendre qu’à l’émergence d’une nouvelle formation de ce type, tant que nous, musulmans, n’auront pas débattus ouvertement de l’impasse dans laquelle se trouve la réforme de la charia.

This article was originally published in English

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