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Sergei Borisov.

Comment le Covid-19 malmène les rites et le temps du deuil

« Je voulais l’enterrer moi-même ; il avait droit à une “belle” mort, une mort digne, entourée de toute sa famille […] quand la nouvelle de la mort de mon père m’est tombée dessus telle une foudre, me retrouver à des milliers de kilomètres au moment précis de la perte était une réelle damnation… »

Voici ce que m’a confessé J.B., un ami et fils d’un homme décédé des suites du Covid-19.

Ces dernières semaines, partout dans le monde, d’autres vivaient des situations semblables, marquées par le bouleversement des rites habituels liés à la perte d’un être cher. Citons le cri de détresse d’un jeune Italien coincé chez lui avec le corps inanimé de sa sœur. Elle était morte depuis plus de 24 heures. Ou encore, la voix époumonée d’une jeune étudiante, qui n’a pas su faire ses adieux à son grand-père décédé en Iran. Autant de témoignages de l’indicible d’une mort sans rituel.

Même éparses, ces histoires finissent toutes par converger vers le même besoin : accomplir l’ultime devoir et faire amende honorable envers ses défunts.

Comme le notait Pauline Boss en se référant à la théorie de l’attachement de Bowlby, il semblerait de fait que l’on ne puisse se délier d’un être cher qu’à condition de pouvoir participer activement aux rituels d’adieux et d’hommages au défunt. C’est ce qui amorce, d’après l’auteur, le processus de détachement. De fait, au moment de la perte, l’âme des défunts, pour les vivants, se trouve dans un état de transition. Mais l’achèvement de la transformation, comme dans tout rite de passage, nécessite l’intercession d’une communauté assujettie à la facilitation de l’enterrement, à la fois littéral et symbolique.

La crise sanitaire a changé la donne, en amenant des milliers de personnes à faire face au deuil et à la douleur isolés, sans étreintes réconfortantes et sans support communautaire.

Quand le rite est confisqué

Confisqué dans ses manifestations habituelles et partagées, le deuil ne cesse pas de ne pas s’inscrire pourrait-on dire avec Lacan, face à l’impossibilité de symboliser la perte en l’absence de rites. Toute ritualité est, de fait, empêchée. D’abord, en raison des règles de distanciation sociale. Mais aussi parce que les proches des défunts, se retrouvent troublés dans le processus d’acceptation de la mort. Comme déshérités de leur droit de mémoire, ils vacillent, entre une soumission inévitable aux nouveaux rites dénaturés, et le dessein qu’ils ont à entretenir avec le mort, a fortiori, avec toute la communauté.

Au-delà, le confinement impose également une réflexion sur le rituel et sa fonction au moment du stade ultime de la vie avant la mort. Qu’en est-il de ces personnes, dont le pronostic vital est engagé, qui agonisent seules sur un lit d’hôpital ? Ou encore celles qui partent en silence confinées dans des Ehpad ?

La ritualité commence avant l’acte d’enterrement et bien avant la sépulture. Les regards ultimes attestent le départ. La proximité physique liée aux moments de veille en compagnie de la personne en fin de vie, de même que les dernières paroles échangées sont autant de gestes qui façonnent la mémoire-relique pour accompagner l’épreuve douloureuse de la perte.

La mort est toujours une fêlure dans le réel, qui interrompt brutalement la conversation avec une personne aimée. Mais au temps du Covid-19, le récit même du deuil se trouve confisqué aux vivants, définissant un nouveau socle social sans épitaphe.

« Je n’ai pas vu la mort passer, mon grand-père est parti si vite que je n’ai même pas eu le temps de lui parler […] J’aurais aimé qu’il me livre ses derniers mots, j’aurais aimé garder en résonance ces dernières paroles, je n’aurais eu pour souvenir et pour legs que cela ». (W.M. ayant perdu son grand-père en mars 2020, témoignage lu sur Twitter)

Sans la dimension anthropologique liée à la perte, faite de rites qui permettent la sacralisation du défunt, le corps mort devient suspect. Il est condamné au verdict de l’oubli dès lors que toute fonction d’inscription dans le souvenir est empêchée.

La mémoire n’est autre qu’un rite forgé de commémorations. Or en temps de pandémie, le traitement des corps, placés dans des housses mortuaires scellées et enterrées sous surveillance extrême donne une dimension obscène (du latin obscenus/indécent) au cadavre emporté hors champ de vision, hors champ de mémoire.

Un temps étiré

La pandémie modifie notre conception du temps qui semble s’étirer face à l’incertitude induite par une situation nouvelle. Selon William James, dans son ouvrage The Principle of Psychology(1890), les émotions peuvent entraîner des distorsions temporelles. L’anxiété et la peur imprègnent désormais un quotidien chamboulé dans sa ritualité la plus commune. Le temps semble s’étirer aussi quand une effraction traumatique advient et c’est ainsi que « toute temporalité rituelle vient soutenir la temporalité psychique et les processus de transformation et de métabolisation psychique.

Les traditions sémiotiques et monothéistes prévoient des rites de deuil rythmés de manière très précise – c’est le cas dans les familles de confession juive ou musulmane. C’est aussi le cas dans la tradition Bouddhiste tibétaine ou encore celle du Japon où les rites funéraires culminent le 49e jour après la mort.

Quand le rituel est entravé, le temps, qui semble confiné autant que l’espace, est perçu comme plus long, tandis que le moment de la commémoration est différé.

Inventer des rituels

Face à l’effraction dans le réel d’une perte beaucoup trop violente, citons l’histoire de cette mère américaine qui a inventé un rituel inédit pour maintenir l’objet (en l’occurrence sa fille) psychiquement présent :

« À Natchez ville, au bord du fleuve Mississippi, Florence Irene Ford avait seulement 10 ans lorsqu’elle est morte de la fièvre jaune, le 30 octobre 1871. Pendant sa courte vie, elle avait très peur des tempêtes et des orages. À chaque fois que cela se produisait, la petite fille se précipitait dans les bras de sa mère pour trouver du réconfort. À sa mort, Madame Ford fut tellement frappée par le chagrin qu’elle fit construire une fenêtre en verre au-dessus du cercueil de sa fille, flanqué de quelques marches, et protégé par des trappes métalliques. Pendant des années et à l’abri de la tempête, la mère de Florence Ford s’installait sur les marches pour lui lire un conte ou lui fredonner une berceuse jusqu’à ce que le ciel se calme. »

Cette mère continue à raconter des histoires, et à bercer ses peurs, créant une sorte de cordon ombilical de substitut. Cela la relie au sépulcre, où la mort s’écarte et s’efface, en faveur de ce que Fédida appelle « un compromis illusoire d’un toujours vivant ». Florence Irene Ford n’est pas morte. Elle est maintenue en état de sommeil par ce rituel maternel de veille et en pérennité. Madame Ford acquiert un sens à sa perte, dans « le désir de conserver quelque chose de ce dont elle se sépare sans, pour autant, devoir renoncer à s’en séparer ». Au-delà de la réalité de la perte qui l’accable, elle invente un rituel possible dans l’espace de ce qui manque. Elle dilate le temps, pour ne pas en voir le bout !

La dichotomie du rite : du temps à la traversée

Des siècles après, le Covid-19 fait éclater la problématique de l’appréciation du temps, mais questionne en plus l’espace et ses restrictions. Lors des commémorations qui ont lieu dans le contexte du confinement le réel et le virtuel se confondent : remise de diplômes pilotée à distance par des étudiants japonais qui manipulent des robots, mariage où les invités sont remplacés par leur portrait sur les bancs de l’église ; ou retransmission des obsèques d’une infirmière par vidéo-conférence…

Dans ce conflit autour du temps confiné du deuil se dessinent les prémisses d’un nouvel édifice psychique autour de la mort et ses rites, qui promet une dichotomie entre une technologie qui raccourcit le temps, et une traversée de deuil allongée.

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