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Comment le Pérou a fermé la porte aux migrants vénézuéliens

En juin 2019, des migrants vénézuéliens qui attendent à la frontière du Pérou et de l’Equateur pour dépose leur demande d’asile. Cris Bouroncle/AFP

En septembre 2019, le démembrement des corps de deux personnes, de nationalité péruvienne et vénézuélienne, a fait la une de tous les journaux péruviens. Le principal responsable de ce double homicide est un Vénézuélien, surnommé Joker. Ce crime lié à des affaires de drogue a servi à légitimer certains discours « culturisants » associant la délinquance à la nationalité vénézuélienne.

El Comercio, principal journal du pays, a titré ainsi le fait divers : « Cruel et violent : qu’est-ce qui amène un criminel vénézuélien à tuer sans pitié ? » Un titre modifié à la suite des nombreux commentaires des internautes. Victime et assassin ont ensuite été rangés dans la même catégorie lorsque l’on a appris que la personne vénézuélienne assassinée, bien qu’ayant fait l’objet d’une expulsion vers son pays d’origine à cause de son fichier de police, était revenue au Pérou de façon irrégulière.

Mais ce crime a également permis au gouvernement de justifier le durcissement de certaines mesures, notamment les expulsions expresses et les contrôles de police. Pour le Pérou, la situation est inédite. Jamais au cours de son histoire républicaine le pays n’avait reçu des flux migratoires aussi importants sur un laps de temps aussi court. Dans ce contexte, l’État peine à élaborer des solutions intégrales et répond en multipliant la création de dispositifs juridiques qui ne résistent pas longtemps et fragilisent la situation des migrants.

Le Pérou premier pays d’accueil des Vénézuéliens

Actuellement, 860 000 Vénézuéliens vivent au Pérou, et 280 000 d’entre eux ont demandé le statut de réfugiés. C’est donc le premier pays d’accueil pour les Vénézuéliens nécessitant une protection internationale, et la deuxième destination pour les migrants vénézuéliens dans le monde après la Colombie.

Un tel attrait s’explique d’abord par les dispositifs d’accueil mis en place par le gouvernement de Pedro Pablo Kuczynski au début de la crise, et par le marché de travail péruvien, principalement informel, qui facilite la recherche d’emploi pour les migrants irréguliers : selon l’Institut National de Statistiques, le travail formel ne représente que 27,4 % de l’économie (contre 72,6 % pour le travail informel).

Une femme migrante installée dans la zone frontalière entre l’Équateur et le Pérou, attendant une réponse de l’un des deux pays. Dánae Rivadeneyra, Author provided

Ces deux facteurs ont encouragé à partir de 2017 des centaines de milliers de migrants à faire le choix du Pérou. En Colombie, pays frontalier du Venezuela, trouver du travail apparaît de plus en plus difficile tant la concurrence entre Vénézuéliens est rude. Quant à l’Équateur, sa devise étant le dollar, le coût de la vie y est un peu plus élevé.

Jusqu’alors, la migration vénézuélienne était essentiellement dirigée vers les États-Unis ou l’Espagne. Depuis 2016, elle suit donc une nouvelle trajectoire dirigée vers le sud.

La bienveillance des débuts

La gestion du flux migratoire vénézuélien par le Pérou s’est opérée en deux temps sur le plan juridique. Initialement, le gouvernement de Pedro Pablo Kuczynsnki a mené une politique des portes ouvertes : en janvier 2017 est entré en vigueur un permis temporaire de séjour (PTP). Ce document, dont pouvaient bénéficier exclusivement les migrants vénézuéliens, les autorisait à travailler de manière légale pour une période d’un an.

La création de ce dispositif qui n’accorde ni qualité, ni statut migratoire, ni droits d’accès à la santé, s’inscrit dans un contexte où la communauté internationale a pris des mesures contre la « Revolución Bolivariana ». D’abord, la création du Groupe de Lima (GL), un groupe formé par 14 pays membres de l’Organisation des États américains dans le but de trouver des alternatives de solution pour la situation au Venezuela. En août 2017, le pays est suspendu du Marché commun du sud (Mercosur), qu’il avait rejoint en 2012, par les quatre autres membres de cette communauté économique – le Brésil, l’Argentine, le Paraguay et l’Uruguay – qui reprochent au gouvernement Maduro d’avoir contrevenu à la « clause démocratique » du bloc.

En pratique, cela signifiait que les migrants vénézuéliens ne pouvaient plus bénéficier du visa Mercosur. Or le Pérou a mis en place depuis 2009 un accord migratoire bénéficiant aux ressortissants du Mercosur, de la Bolivie et du Chili, leur permettant de séjourner dans le pays pour une période de deux ans. Après l’expulsion du Venezuela du bloc, les pays concernés ont créé des dispositifs particuliers pour régulariser l’entrée et le séjour des migrants vénézuéliens : chaque territoire a donc adopté des règles spécifiques, évoluant à différentes vitesses et plaçant souvent les migrants face à un vide légal.

Création d’apatrides

L’un des principaux risques liés à ce contexte est la situation des enfants apatrides, ou menacés de le devenir. En août de cette année, la Colombie a ainsi été contrainte d’accorder la nationalité aux enfants de parents vénézuéliens nés sur son territoire. Jusqu’alors, ce pays ne reconnaissait pas le droit du sol et n’octroyait qu’un certificat de naissance à ces enfants. Parmi les 24 000 enfants de migrants nés en Colombie ces quatre dernières années, une grande partie sont ensuite partis au Pérou et beaucoup se trouvent ainsi sans nationalité.

De nombreux enfants de parents vénézuéliens sont aujourd’hui apatrides. Dánae Rivadeneyra, Author provided

S’ils souhaitent que leurs enfants deviennent colombiens, il leur faut retourner dans le pays afin d’entamer la procédure : car la démarche ne peut se faire depuis l’étranger. Or avant de quitter le Pérou, ils doivent demander un visa pour traverser l’Équateur – une exigence mise en place le 26 août dernier.

En fonction du statut migratoire dont ils bénéficient au Pérou, ils seront autorisés à y revenir ou non. Demander la nationalité vénézuélienne auprès du consulat vénézuélien au Pérou n’est par ailleurs plus une option depuis l’expulsion de l’ambassadeur vénézuélien en août 2017, qui a paralysé toutes les démarches administratives à l’ambassade et au consulat vénézuélien au Pérou.

Entre contrôle et fermeture légale des frontières

Le deuxième moment coïncide avec l’arrivée au pouvoir en mars 2018 du président Martin Vizcarra, remplaçant Pedro Pablo Kuczynski, qui démissionne pour corruption. Du même bord politique que son prédécesseur, il opère pourtant un revirement dans la politique migratoire. S’appuyant sur le malaise des Péruviens, qui associent la délinquance ou le manque de travail à la migration vénézuélienne, il adopte une série de mesures populistes visant à contenir les arrivées.

En août 2018, la présentation du passeport devient une obligation pour tous les ressortissants vénézuéliens désireux d’entrer sur le territoire péruvien. Or son coût dissuasif rend son obtention quasi impossible. Une mesure pourtant bien perçue par 66 % des Péruviens.

En novembre 2018, des migrants marchent sur la route après avoir demandé leur permis temporaire de séjour à la frontière, alors accordé à tous les citoyens vénézuéliens par le Pérou. Juan Vita/AFP

En novembre 2018, cette exigence est interrompue, avant d’être rétablie trois mois plus tard. Les Vénézuéliens sans passeport empruntent alors des voies clandestines pour entrer au Pérou en payant des « trocheros », des passeurs. Jusqu’alors inexistants, ces derniers voient dans les nouvelles règles du Pérou et de l’Équateur une opportunité lucrative. Le 15 juin 2019 entre en vigueur un visa humanitaire, désormais l’unique document accepté pour entrer au Pérou. Deux mois plus tard, l’Équateur impose à son tour son propre visa humanitaire.

Cette fermeture légale des frontières a certes diminué l’entrée régulière des migrants au Pérou – on parle d’une baisse de 91 % du nombre de nouveaux migrants vénézuéliens entre juillet et août 2019. Mais inévitablement, le nombre d’entrées irrégulières a de son côté augmenté. Si l’on ne dispose pas de chiffres officiels, l’Organisation internationale des migrations estime que 68 % des Vénézuéliens qui sont arrivés à la frontière entre le Pérou et l’Équateur depuis août 2019 l’ont fait de manière irrégulière. Suite aux nouvelles directives, ces migrants ne sont plus acceptés au Pérou et sont bloqués à la frontière entre ces deux pays.

L’apparition des campements de migrants

Cette situation a entraîné l’installation, inédite en Amérique du Sud, de campements de migrants vénézuéliens à la frontière entre l’Équateur et le Pérou. Ils abritent principalement des demandeurs d’asile car, depuis l’entrée en vigueur du visa équatorien, l’évaluation pour accorder ou dénier le statut de réfugié se fait à la frontière. Dans cet espace attendent aussi des Vénézuéliens avec PTP ou visa humanitaire péruvien, ayant traversé l’Équateur de manière irrégulière. Depuis août 2019, il est exigé d’avoir passé le contrôle migratoire en Équateur pour être accepté au Pérou. Faute de quoi les migrants sont bloqués dans cette zone frontalière qui n’est ni le Pérou ni l’Équateur.

Face à la situation d’urgence dans cet espace de libre transit, des organismes internationaux tels que l’OIM, ACNUR, UNICEF, s’y sont installés. Ils se chargent de l’alimentation, de la garde d’enfants et de l’accompagnement juridique. Actuellement, environ 120 personnes sont bloquées à cette frontière, pour un temps indéterminé, dans l’attente d’une réponse du Pérou ou de l’Équateur. Mariana, jeune fille de 16 ans, me raconte ainsi qu’elle est arrivée quand son bébé avait 23 jours. Il a aujourd’hui presque trois mois.

Une tente de l’UNHCR à la frontière entre le Pérou et l’Équateur, où les migrants peuvent faire garder leurs enfants. Dánae Rivadeneyra, Author provided

Des organisations de la société civile se mobilisent également. Le Service Jésuite de la Solidarité (SJS), partenaire d’ACNUR, a mis en ligne un site web d’information explicatif sur les démarches administratives et accompagne juridiquement les migrants. En fonction des cas, l’ONG aide financièrement les situations d’urgence : des mineurs non accompagnés, des enfants risquant l’apatridie, des nouveaux arrivés sans domicile, etc.

Mais la fermeture légale des frontières a des effets plus généraux sur la dynamique migratoire.

Une explosion des demandes d’asile

D’une part, les demandes d’asile des Vénézuéliens en situation irrégulière ont connu une très forte augmentation. Devenue un véritable fourre-tout pour les cas non prévus par la loi, la demande d’asile est désormais une stratégie à laquelle ont recours les migrants dans l’espoir de demeurer sur le territoire péruvien.

Dans ce contexte, la Commission spéciale pour les Réfugiés s’est vue submergée de demandes qui ne correspondaient pas à la définition classique du profil de protection. Sa réponse a alors été de mettre hors ligne, jusqu’à nouvel ordre, la plate-forme Internet sur laquelle étaient déposées les demandes. Désormais, il faut se rendre sur place, une solution temporaire qui vise à décourager les migrants.

L’augmentation des demandes d’asile est également liée à la mise en place du Plan « Migration en Sécurité 2019 », en avril de cette année. Cette stratégie du ministère de l’Intérieur entend lutter contre la délinquance en expulsant du pays les Vénézuéliens ayant des antécédents judiciaires dans leur pays d’origine. Les derniers chiffres montrent que 890 personnes ont été renvoyées sur ce motif. Le délai entre l’interpellation et l’expulsion de la personne concernée est de moins de 24 heures, ce qui ne laisse aucune place à sa défense.

Dans ce contexte de demandes de refuge en suspens, d’expulsions sans droit à la défense – qui touchent même des demandeurs d’asile – et de pratiques qui changent toutes les semaines sans canal officiel d’informations, les ONG ainsi que les organismes internationaux sont devenues la seule source fiable d’informations pour les migrants vénézuéliens.

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