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Comment les allégations non fondées des responsables accélèrent la polarisation des sociétés

Une récente étude révèle notre tendance à croire les affirmations contestables quand elles sont exprimées par nos personnalités publiques préférées. Keport / Shutterstock

Dans l’actuel contexte de pandémie de Covid-19, il devient de plus en plus difficile de savoir qui et en quoi croire. Les multiples déclarations contradictoires provenant de sources distinctes entravent notre capacité à démêler le vrai du faux. Dans un récent travail de recherche, nous faisons la lumière sur un nouveau phénomène sociétal que nous avons intitulé « la déformation de la vérité » et qui s’impose comme une importante source de polarisation des opinions dans des environnements lourds d’incertitude.

Ces derniers mois, les déclarations contradictoires faites par des personnalités publiques se sont multipliées, lesquelles partagent de soi-disant faits sans les étayer par des preuves concrètes. Pendant le confinement en France, par exemple, de nombreuses personnalités ont défendu ou rejeté l’efficacité d’un traitement contre le virus à base d’hydroxychloroquine. La controverse qui s’en est suivie a déclenché un raz-de-marée de débats houleux sur le sujet.

Mais comment en venons-nous à défendre ou à rejeter de façon si virulente des déclarations controversées ? Par « controversées », nous entendons « infondées » dans ce contexte : la déclaration ou le fait considéré n’est pas encore complètement établi. La « vérité » demeure inconnue.

Notre étude s’appuie sur une idée « socle » : les jugements de vérité sont, la plupart du temps, construits. Ils ne sont donc pas binaires, mais dépendent du contexte. Par exemple : apprendre que l’hydroxychloroquine pourrait constituer un remède contre la Covid-19 n’appelle pas automatiquement les réponses « c’est vrai » ou « c’est faux ».

Au lieu de cela, nous avons tendance à partir du postulat que ce genre de déclaration est probablement fondée, en nous basant sur nos expériences passées et nos connaissances.

Un énorme volume d’informations

Nous nous sommes appuyées sur ce socle pour émettre l’hypothèse que les jugements de vérité peuvent être déformés par le contexte, comme par ce que nous savons sur la source d’information. Pendant la pandémie de Covid, les médias ont diffusé d’énormes quantités d’informations, à grande échelle et de façon répétée, sans vérifier leur véracité au préalable. Nous avons donc décidé de mesurer l’influence de nos préférences pour telle ou telle source d’informations sur notre tendance à croire ou non certaines allégations infondées sur le coronavirus.

Pour atteindre notre objectif, nous avons réalisé deux expériences. Dans la première, nous avons communiqué aux participants des informations préalables sur un juge américain. Un comité du Sénat examine actuellement sa candidature pour le nommer à la cour d’appel des États-Unis.

Tout en abordant son parcours avec les participants, nous les avons interrogés plusieurs fois afin de savoir s’ils auraient appuyé ou non sa nomination. La plupart des informations fournies aux participants étant positive, une large majorité d’entre eux a choisi de soutenir sa nomination.

Une fois les informations préliminaires parcourues, les participants ont lu successivement trois déclarations de ce juge sur des sujets liés à la pandémie de Covid-19, comme son avis au sujet de la création du virus par l’homme. Après avoir lu ces trois déclarations, les participants ont dû indiquer s’ils soutenaient toujours le juge et à quel point ils étaient ou non d’accord avec chacune de ses déclarations controversées au sujet du coronavirus.

Nous avons ensuite comparé ces réponses à celles d’un groupe de contrôle, lequel nous avait indiqué soutenir les mêmes déclarations, sans rien savoir du juge ou de sa nomination.

Pendant cette comparaison, nous avons pu calculer un indice de « déformation de la vérité » pour chaque individu et chaque déclaration en observant combien de fois les participants changeaient leurs jugements de vérité pour aller dans le sens de la personnalité publique positive leur tenant lieu de source d’information. La deuxième expérience était une répétition de la première, cette fois avec des déclarations non liées à la Covid-19.

Une déformation de nos jugements

Dans notre expérience, à peine 11 % de l’échantillon a modifié son choix de vote après avoir lu à plusieurs reprises des déclarations infondées d’un politicien que les participants appréciaient. Autrement dit, 89 % de l’échantillon est resté fidèle à son candidat préféré, même si ses déclarations étaient infondées, lorsqu’il a par exemple déclaré qu’un certain médicament pouvait soigner la Covid-19.

Nous avons découvert qu’une évaluation positive ou négative préalable d’une personnalité publique nous poussait à déformer nos jugements de vérité pour aller dans son sens. Nous avons également démontré qu’une préférence préalable pour une personnalité publique nous encourageait à nous approprier ses déclarations, qu’elles soient fondées ou non. En résumé : nous avons tendance à croire des déclarations fausses ou infondées si elles sont émises par des personnes que nous apprécions et que nous soutenons.

Cette recherche a aussi prouvé que nous accordons davantage de soutien aux autres déclarations émises par cette personnalité publique favorite et que, plus une déclaration est répétée, plus nous nous convainquons de sa véracité.

Par exemple, les participants ont cru que la figure publique qu’ils appréciaient soutenait l’idée que le coronavirus a été créé par l’homme ; ils ont ensuite eu tendance à la croire avec de plus en plus de conviction, « déformant » ainsi leur jugement de vérité pour suivre leur source d’information.

Un soutien qui s’autoalimente

Nos résultats ont notamment montré que, si cette même personnalité publique déclarait ensuite que l’hydroxychloroquine était un remède contre le coronavirus, les participants soutenaient alors cette deuxième déclaration avec encore plus de force que la première. En d’autres termes, le soutien, ou la « déformation de la vérité », s’autoalimente. La conséquence de ce mode de fonctionnement est que seule une petite partie des participants a changé d’avis sur la source, en dépit de la nature hautement controversée de ses déclarations.

De la même façon, nous avons découvert que les participants qui n’appréciaient ou ne soutenaient pas le fait que cette personnalité publique fasse des déclarations infondées avaient tendance à désapprouver de plus en plus fortement ses déclarations au fil du temps.

En effet, la minorité de participants qui a changé de préférence a décidé de ne pas appuyer la nomination du juge et s’en est tenue à ce choix.

Imaginez que vous n’appuyez pas la nomination du juge. L’entendre ensuite déclarer que la Covid-19 a été créée par l’homme vous dissuade davantage de croire ce qu’il dit, plus encore que le groupe de contrôle.

Curieusement, au sein de la minorité de personnes qui s’est retournée contre le juge, le degré de rejet était presque deux fois plus virulent que chez les participants qui continuaient de soutenir le juge. La force du soutien ou du rejet des participants a ensuite déclenché des désaccords entre les groupes sur ce qui était vrai ou faux. Le soutien ou le rejet d’une personnalité publique est un mécanisme psychologique capable d’engendrer une importante polarisation.

En résumé, le phénomène de « déformation de la vérité », ou le fait de soutenir ou de rejeter la même personnalité publique au fil du temps, mis en lumière par ces deux expériences, démontre à quel point l’incertitude dans le monde de l’information peut devenir une importante source de polarisation sociétale, en particulier sur un sujet de santé publique aussi sensible que la pandémie de Covid-19.

Les deux positions sont primordiales pour comprendre le processus de polarisation. En effet, elles influent sur la volonté des individus à suivre des mesures préventives, sur la croissance des disparités dans l’opinion publique et sur les désaccords houleux concernant le vrai et le faux, même en l’absence de réelles preuves scientifiques. En conclusion, nous pensons qu’il est important de trouver des moyens de lutter contre ce phénomène de déformation… un point qui constitue le sujet de notre recherche actuelle.


_Cette contribution, publiée en anglais sur le site Knowledge@HEC, est tirée de l’article de recherche « Truth Distortion : A Process to Explain Polarization over Unsubstantiated Claims Related to Covid-19 », d’Anne-Sophie Chaxel (HEC Paris) et Sandra Laporte (Toulouse School of Management), publié dans la revue « Journal of the Association for Consumer Research » en octobre 2020.

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