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Comment les assistants vocaux défient-ils la pédagogie ?

“Les Bascules”, atelier animé par les Causeuses électroniques. Matthieu Barani, Author provided (no reuse)

Cet article a été co-écrit avec Zoé Aegerter, designer et fondatrice des « Causeuses électroniques ».


« C’est difficile à croire mais les écrans vont très probablement prendre moins d’importance dans nos vies dans les années qui viennent, du fait du développement d’autres technologies, et notamment des technologies vocales », précisait Serge Tisseron dans une interview qu’il nous a accordée en ce printemps 2020.

Membre de l’Académie des Technologies, le psychiatre ajoutait même que, dans le futur, nous prendrons sûrement un grand plaisir à nous entretenir avec des assistants, compagnons ou autre robots conversationnels qui occupent de plus en plus de place dans nos environnements.

Le rapport entre les enfants et les écrans fait toujours l’objet de débats fort passionnés. Pour autant, il est temps de s’intéresser aux interfaces conversationnelles, souvent incarnées par les fameux « assistants vocaux ». Ces derniers sont révélateurs d’une tendance lourde en termes de développement numérique, celui de l’expansion des technologies du langage : correction et traduction, transcription, reconnaissance et génération automatiques du langage ou encore voix de synthèse.

Dans un environnement qui semble condamner l’écriture à l’obsolescence et annoncer un retour en force de l’oralité, quels défis pédagogiques devrons-nous relever pour accompagner le développement de l’enfant ? Allons-nous vers une transformation de fond de nos modes de transmission et d’apprentissage ?

Parole et transmission

La parole est cette « faculté d’expression » qui nous permet de partager « une pensée ou un sentiment » avec autrui, selon la définition du Larousse. Bien avant la démocratisation de l’écriture, elle était le principal vecteur de transmission du savoir, sous forme de récit ou de dialogue philosophique.

Pour autant, le système éducatif français s’est développé autour de l’écrit, le livre étant la figure centrale de la connaissance. Avec l’apparition d’Internet, le savoir se diffuse sous différentes formes (vidéos, podcasts) et à grande échelle (grâce notamment aux réseaux sociaux). Comme le rappelle Michel Serres, dans Petite Poucette :

« Pour la première fois de l’histoire, on peut entendre la voix de tous. La parole humaine bruite dans l’espace et par le temps. »

Paul Otlet, le père de la documentation, présentait dès 1910 que la conservation du savoir ne passerait pas uniquement par le livre et s’intéressait à d’autres supports de médiation tel que le microfilm. Avec le retour en force de l’oralité, la parole devient à nouveau une technique de transmission pédagogique centrale.

Culture du livre vs culture numérique

Aujourd’hui nos paroles ne « s’envolent » plus, elles deviennent traces. Des traces de plus en plus audibles du fait du développement des systèmes de reconnaissance automatique de la parole. Aujourd’hui, ce que l’on dit peut-être transcrit de manière automatique à l’écrit et ce que l’on écrit peut être vocalisé par une voix de synthèse.

La distinction entre oral et écrit devient de plus en plus floue, laissant imaginer de nouvelles formes de transmission, paradoxalement inédites et rétrogrades. En éducation, les conteur·se·s d’hier seront-ils les algorithmes de demain ?

Après la culture du livre et celle de l’écran, arrive donc la « culture de la conversation ». Les interfaces conversationnelles ne mobilisent plus seulement le sens de la vue mais encouragent l’écoute, la parole voire l’éloquence. Sollicitant des interactions de plus en plus humanisées, émotionnelles et spontanées, ces interfaces nous interrogent sur la relation que souhaitons avoir avec « la machine ».

Par ailleurs, la parole diffuse avec elle des valeurs également véhiculées par la culture numérique, telles que la collaboration, l’écoute, le développement de l’esprit critique ou « l’exposition de soi » comme le dirait Bernard Harcourt. Ce sont autant de valeurs, également énoncées par « Partnership for 21st Century Learning », une association internationale qui a pour objectif de repenser l’éducation à l’ère du numérique.

Littératie (numérique)

Les technologies du langage bousculent notre littératie, c’est-à-dire notre « aptitude à lire, à comprendre et à utiliser l’information écrite ». En éducation, ce sont donc nos manières de transmettre et d’interagir qui s’en trouvent transformées.

Les compétences sociales, soit écouter, comprendre et répondre, jouent un rôle central dans nos interactions avec les interfaces conversationnelles. Il faut savoir trouver les mots justes afin d’obtenir la réponse attendue et oser s’exprimer à voix haute, autant de compétences aujourd’hui attendues sur le marché du travail.

Aujourd’hui il est possible de se faire comprendre d’un assistant vocal en « aboyant » quelques mots clés, tout comme en formulant une phrase bien structurée, voire polie. Notre langage est influencé par ces nouvelles interfaces, c’est-à-dire que ces technologies transforment à la fois la manière que nous avons de nous exprimer et notre relation à la machine.

Cela dépend également de la relation que nous avons à la technologie, de ce que nous attendons d’elle, et même du statut que nous souhaitons lui donner dans nos vies. Autant d’enjeux et d’opportunités pour le système éducatif.

Nouveaux scénarios d’apprentissage

En tant que designers, nous nous interrogeons sur la conception de scénarios d’interaction qui favorisent le développement de nouvelles compétences chez l’enfant. Par exemple, Zoé Aegerter, fondatrice des Causeuses électroniques a conçu Les Bascules comme un dispositif d’interaction vocale.

Les enfants enregistrent leur voix (sous différentes formes : chant, onomatopées, cris, phrases…) qu’ils peuvent ensuite répéter à l’infini grâce à de petites bascules en carton. Ils développent ainsi leur connaissance de soi en devenant familiers avec leur voix. Ils apprennent également à s’écouter mutuellement et donc à respecter un tour de parole, une qualité essentielle dans le processus de collaboration.

Dans un autre scénario, nous (Zoé Aegerter et Marion Voillot) nous sommes interrogées sur la possibilité de coopération dans la narration d’une histoire. Le scénario intitulé La géante endormie permet de raconter une histoire en mouvement, certains gestes étant générateurs de sons associés (grâce à la technologie de reconnaissance de geste développée par l’IRCAM).

La Géante endormie, test du dispositif lors de La Nuit Blanche, en 2018.

En cours d’expérimentation et de développement, les dispositifs sont aujourd’hui testés en écoles maternelles. Bientôt les enfants pourront enregistrer leurs propres sons. L’interaction dans la narration d’une histoire réinterroge la place du mouvement dans l’apprentissage. Il ne s’agit plus d’apprendre seul et assis, mais ensemble en bougeant.

S’adresser aux machines

Si l’on manque aujourd’hui de recul sur les interfaces conversationnelles, et notamment sur leur rôle et leur place en éducation, nous souhaitons partager avec vous, lecteurs, nos interrogations.

Nous avons tendance à imaginer le futur comme ultra-conversationnel, avec des interactions humain-machine très « humanisées », mais cela représente un scénario parmi beaucoup d’autres. En effet, on peut aussi facilement imaginer nos futures interactions vocales comme minimalistes, sur mesure, presque intériorisées. Quel modèle d’expressivité ces interfaces offrent-elles aux enfants ? Par exemple, faut-il lui interdire de parler vulgairement à une machine ? (une question soulevée par Serge Tisseron).

Quel(s) rôle(s) à venir pour les pédagogues aux côtés de ces dispositifs conversationnels ? La complémentarité des acteurs humains – et leurs métiers avec la technologie (l’IA en particulier) est une des grandes questions de notre siècle. Alors que la médiation numérique est enfin reconnue comme un sujet d’intérêt général, quel rôle peut-on attendre d’un·e pédagogue au regard de technologies toujours plus naturalisées et faciles à utiliser ?

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