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Comment les politiques migratoires influencent notre sentiment d’empathie envers les réfugiés

Des réfugiés ukraniens arrivent dans u centre géré par France Terre d'Asile à Paris, le 7 mars. Thomas Coex/ AFP

L’exode d’une partie de la population ukrainienne après l’agression russe suscite une énorme vague d’émotion et une mobilisation sans précédent pour leur accueil. En France les élus de tous bords, la maire socialiste de Lille aussi bien que le maire RN de Perpignan, ont mis en place des dispositifs d’accueil et appellent leurs administrés à la solidarité.

Dans tous les pays d’Europe, les dispositions favorables à l’accueil des réfugiés, y compris par des pays et des villes qui y sont généralement hostiles, sont largement soutenues par les populations.

L’engagement au niveau individuel ou associatif dans des actions de solidarité (don, hébergement) avec les Ukrainiens est sans commune mesure avec celui dont ont pu bénéficier les migrants irakiens, syriens, afghans, bloqués à la frontière entre la Biélorussie et la Pologne à la fin de l’automne dernier.

En dépit d’images insoutenables d’enfants souffrant de faim et de froid, leur situation tragique n’a suscité qu’une compassion limitée dans les pays européens. Si l’épisode a été largement commenté dans les médias, l’indignation a surtout porté sur le comportement scandaleux de la Biélorussie poussant les migrants vers la Pologne, ce qui a été ressenti comme une agression envers l’UE.

Plusieurs observateurs, journalistes, chercheurs, acteurs du monde humanitaire, militants associatifs ont souligné la forte différence de traitement face à des situations de détresse pourtant très semblables et intervenant de façon très rapprochée.

Un changement notable dans les mots utilisés

Dans les discours politiques et médiatiques, ce contraste dans la prise en charge des populations se traduit par un changement notable dans les mots utilisés pour configurer les situations d’afflux de personnes en exil. Certains ne sont plus de mise, comme le terme de crise migratoire, pourtant devenu depuis 2015 un lieu commun des discours sur les migrations ou celui d’invasion qui, en dépit des flux annoncés de plusieurs millions d’Ukrainiens fuyant la guerre, a disparu des rhétoriques politiques.

D’autres sont employés dans un sens différent. Par exemple le mot solidarité qui était principalement évoqué pour inciter les pays membres de l’UE au « partage du fardeau » de l’accueil des réfugiés est désormais plus volontiers employé en direction des réfugiés eux-mêmes.

Plusieurs explications ont été avancées pour rendre compte de ce « changement de paradigme »

Facteurs d’empathie et d’identification

Outre les raisons géopolitiques, la plupart font référence à l’empathie qu’autorise la proximité avec les Ukrainiens : proximité géographique d’un pays en guerre « aux portes de l’Europe », proximité socio-économique avec des gens qui, selon les termes d’un commentateur sur BFM TV « partent dans leurs voitures qui ressemblent à nos voitures », proximité culturelle favorisant l’identification à des gens « qui nous ressemblent ».

S’il est vrai que la similitude des positions et des conditions sociales favorise l’empathie (ressentir les émotions de l’autre), l’identification mutuelle (reconnaître alter comme un ego) et la réciprocité des perspectives (se mettre à la place de l’autre), on sait aussi que les sentiments empathiques ou hostiles attachés à des catégories de personnes sont relatifs et varient selon les périodes historiques.

Les Italiens en France, objet d’une grande hostilité à la fin du XIXᵉ siècle ont été rétrospectivement considérés comme des proches facilement intégrés par contraste avec les migrations ultérieures, musulmanes ou africaines.

Le regard porté sur les flux migratoires et leurs protagonistes est aussi l’objet de fluctuations et de retournements au gré des évènements. La mort d’un petit garçon kurde a pour un temps soulevé une forte émotion et suscité la compassion à l’égard des migrants naufragés en mer, retombés depuis dans une relative indifférence.

La mort d’Aylan Kurdi avait ému toute l’Europe en 2015, TF1.

Quand les politiques publiques formatent les sentiments

Pour rendre compte des dispositions accueillantes ou hostiles à l’égard des exilés dans la période contemporaine, un autre facteur, moins commenté, doit être pris en compte. Il s’agit de prendre la mesure de ce que les attitudes d’empathie, de méfiance, d’animosité envers les exilés doivent en propre au cadrage des flux migratoires qui s’est imposé dans les débats publics depuis ladite « crise migratoire » de 2015.

L’omniprésence dans les discours politiques de la différenciation entre réfugiés et immigrés, la mise en place de dispositif de triage entre ces deux catégories (les hot-spots), ont conforté l’idée qu’il y avait des « bons » à considérer avec bienveillance et des « mauvais » à considérer avec suspicion.

Les effets de ce cadrage sur les attitudes à l’égard des exilés n’avaient pas échappé au Défenseur des Droits Jacques Toubon qui, dès 2016, alertait sur les dangers de la distinction entre réfugiés et migrants économiques, ce dernier terme servant de fait, disait-il, à disqualifier les personnes.

L’étiquette « migrant » agit comme un stigmate, un attribut discréditant qui s’impose à l’attention, au détriment des autres caractéristiques d’un individu, et qui instaure une frontière entre lui et nous.

À la disqualification du migrant, considéré comme un acteur économique indésirable, répond en miroir la valorisation du réfugié, considéré quant à lui sous un angle moral et politique. Plus que la différence entre des mouvements migratoires qui seraient objectivement différents, c’est le préjugement sur la valeur des personnes (le vrai réfugié, le faux réfugié, le migrant économique) qui oriente vers des attitudes accueillantes ou méfiantes.

Réfugiés ou immigrés ?

Les Ukrainiens correspondent de deux façons à la figure du « bon » réfugié, celui qui a de « bonnes » raisons de s’exiler : fuir la guerre plutôt que la misère, être poussé à l’exil par la nécessité de la sécurité physique plus que par la recherche d’une vie meilleure. C’est aussi celui qui est porteur de valeurs au-delà de sa situation personnelle : la défense de la démocratie, la lutte pour la liberté, la défense de la patrie menacée.

Cette qualité essentielle de réfugié d’emblée accordée aux Ukrainiens – attestée par l’octroi par l’UE de la protection temporaire automatique – est celle-là même qu’on avait refusé d’accorder aux Syriens en 2011, en dépit de conditions très similaires (la violence subie par les situations de guerre, l’oppression exercée par des puissances intérieures ou extérieures).

Les exilés africains, syriens ou afghans peuvent se voir accorder le droit d’asile, ils restent néanmoins saisis sous le prisme de l’immigration, et de ce fait toujours discréditables. L’été dernier, la sympathie à l’égard des Afghans, considérés comme victimes du régime honni des talibans s’est rapidement retournée en méfiance face à la crainte d’une invasion et à « la nécessité de se protéger contre des flux irréguliers » (selon les termes du président Macron).

Les valeurs associées à des types sociaux racialisés

Les considérations politiques ou économiques, morales ou utilitaristes peuvent se mélanger et on peut s’y référer alternativement pour porter des jugements sur l’une ou l’autre population migrante : on l’a vu récemment avec la déclaration (fortement et unanimement dénoncée) d’un député se félicitant de la valeur économique des exilés ukrainiens.

Dans l’autre sens, on a pu voir avec l’ouverture des frontières allemandes décidée par Angela Merkel en 2015 que des exilés qui étaient principalement syriens, irakiens ou afghans pouvaient (provisoirement il est vrai) échapper au stigmate du migrant économique.

Angela Merkel défend les réfugiés syriens, France 24, 2015.

Il n’en reste pas moins que les valeurs associées à des statuts migratoires (réfugié/migrant économique, immigré régulier/irrégulier) sont fortement articulées à des types sociaux racialisés.

Les réfugiés sont d’autant plus valorisés qu’ils sont perçus comme blancs/européens comme le sont les Ukrainiens, et les migrants sont d’autant plus stigmatisés qu’ils sont perçus comme africains/noirs. Cette racialisation est en grande partie un effet de la politique européenne des visas qui contraint les migrants africains à la clandestinité.

Comme le souligne François Héran, la solution désespérée et coûteuse du passage clandestin confère aux migrants subsahariens « une visibilité médiatique sans comparaison avec la délivrance discrète de titres de séjour aux migrants d’autres continents ».

Les récits de discrimination et de racisme par les forces de l’ordre en Ukraine et en Pologne à l’égard des étrangers noirs, étudiants pour la plupart montrent bien que la reconnaissance symbolique du statut de réfugié a partie liée avec la racialisation des personnes. Renvoyés au statut de migrants indésirables, les étudiants nigérians se heurtent aux mêmes barbelés que les demandeurs d’asile syriens, irakiens ou afghans.

Au-delà des indignations et des dénonciations du racisme dans les pays d’Europe orientale, les images des personnes d’origine africaine errant dans des zones de no man’s land aux frontières de l’Europe agissent comme un révélateur de la permanence de la ligne de couleur qui structure les discours politiques et les pratiques gestionnaires des flux migratoires. Elles amènent à s’interroger de façon plus générale sur les problèmes éthiques et politiques que pose la discrimination entre des catégories d’exilés.

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