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Photographie d’un homme tatoué, tirée de « L'homme criminel, selon la classification de Cesare Lombroso » (1911).
Photographie tirée de « L'homme criminel, selon la classification de Cesare Lombroso » (1911). Internetarchivebookimages/Flickr

Comment les tatouages sont devenus à la mode à l’époque victorienne

Thomas Whitton était un ouvrier et cordonnier originaire du quartier de Shoreditch, dans l’est de Londres. Il n’avait que 13 ans en juin 1836, lorsqu’il fut condamné par la cour centrale de la Couronne britannique, l’Old Bailey, en charge du jugement des criminels. Reconnu coupable de vol à l’étalage de coton imprimé, il fut déporté sur Van Diemen’s Land, l’actuelle île de Tasmanie, au large de l’Australie.

À son arrivée sur les rives australiennes, un an plus tard, le Londonien aux cheveux bruns et aux yeux bleus avait acquis divers tatouages, qu’il avait fait réaliser pendant son long voyage. Sur son bras droit était encré un hommage à une femme, avec les mots « love to thy heart » (« amour à ton cœur »). Son bras gauche portait quant à lui diverses représentations : deux hommes avec une bouteille et un verre, une sirène, une ancre et les initiales « R.R. ».

Thomas Whitton, finalement libéré à l’âge de 20 ans, est l’un des 58 002 prisonniers tatoués que avons identifiés dans les archives judiciaires, après que nous ayons décidé de nous pencher sur les descriptions de tatouages arborés par des prisonniers de l’époque victorienne.

Si, à l’époque, on pensait que les « personnes de mauvaise réputation » utilisaient les tatouages pour se marquer « comme des sauvages », et ainsi indiquer leur appartenance au milieu criminel, la réalité révélée par notre base de données est quelque peu différente.

Nos recherches indiquent que les tatouages des condamnés exprimaient une gamme étonnamment diverse de sentiments positifs, et suivaient même certaines modes. En outre, les condamnés, les marins ou les soldats n’étaient pas les seuls à en posséder : ces archives révèlent – pour la première fois – que le tatouage était en réalité d’un phénomène en développement dans l’Angleterre victorienne.

Une histoire des petites gens

Constituant en quelque sorte des vestiges de ce que l’on pourrait appeler l’« histoire d’en bas », les tatouages nous permettent de saisir, même si ce n’est que fugacement, qui étaient ces « petites gens » du passé, et quels étaient leurs sentiments, alors même que ces personnes n’ont généralement laissé aucun témoignage écrit.

Pour en apprendre davantage sur elles, nous sommes livrés à la plus grande analyse de tatouages jamais entreprise. Nous avons passé en revue 75 688 descriptions de tatouages portés par 58 002 condamnés, en Grande-Bretagne et en Australie, de 1793 à 1925. Pour extraire ces informations, qui figuraient dans les descriptions de dossiers criminels enregistrés dans les archives judiciaires, nous avons eu recours à des techniques de datamining (exploration de données). Nous avons ensuite relié ces informations aux antécédents et aux caractéristiques personnelles que nous avons pu trouver sur les personnes concernées.

Comme les significations des tatouages sont souvent difficiles à comprendre, nous avons utilisé des visualisations pour identifier les divers motifs en usage et les juxtapositions de certains dessins.

Une illustration des bras d’un condamné tirée de Cesare Lombroso, L’Homme Délinquant (1889). Lombroso était un criminologue italien qui croyait que le tatouage était une preuve de personnalité criminelle. Wellcome Collection, CC BY

Une brève histoire des tatouages

Notre espèce pratique de longue date l’art du tatouage : l’examen de corps préservés dans la glace révèle que cette pratique existait déjà 4000 ans avant notre ère, et des indices de ces pratiques ont été retrouvées dans la plupart des cultures. S’il a parfois été employé comme moyen de stigmatiser certaines personnes (les esclaves ou les criminels dans les empires grec et romain, par exemple), les tatouages étaient la plupart du temps réalisés volontairement, afin d’exprimer son identité.

Les premiers chrétiens acquéraient par exemple des tatouages religieux comme signe de dévotion et pour commémorer certains pèlerinages. Interdit par le pape Adrien en 787, le tatouage a en grande partie disparu de l’histoire « officielle » en Occident médiéval. Il a cependant continué à être largement pratiqué dans de nombreuses autres cultures, notamment en Polynésie et au Japon.

On a longtemps pensé que l’engouement pour le tatouage avait repris de la vigueur en Europe après la visite, en 1769, du capitaine Cook et de ses marins à Tahiti, où ils ont rencontré des Polynésiens aux corps ornés. Mais plus récemment, des historiens comme Jane Caplan et Matt Lodder ont découvert que des soldats, des marins et des ouvriers portaient déjà des tatouages au siècle précédent le voyage de Cook. De même, les plus anciens dossiers de condamnés analysés dans notre étude datent de 1793, et documentent une pratique déjà répandue.

Plusieurs images de têtes de femmes et de papillons tatoués sur peau humaine. Échantillons autrefois possédée par un chirurgien parisien qui a collecté et conservé des centaines d’échantillons provenant des corps de soldats français décédés. Wellcome Collection, CC BY

Des descriptions plus que des images

Étant donné que les tatouages se pratiquent sur le corps, nous disposons de très peu d’informations sur ceux qui ont été réalisés avant l’invention de la photographie. Les seules informations à notre disposition sont les descriptions écrites (et parfois les croquis) incluses dans les dossiers des personnes institutionnalisées.

Ces dernières se voyaient contraintes de se soumettre à l’enregistrement de ces informations corporelles afin de faciliter leur identification par les autorités. Trois groupes étaient particulièrement concernés : les criminels condamnés, les soldats et les marins.

Les dossiers les plus volumineux et les plus complets sont ceux des condamnés, en particulier ceux qui avaient été déportés en Australie, véritable prison à ciel ouvert à partir de 1788. En Grande-Bretagne, de tels dossiers sont constitués à partir de 1816, notamment pour pouvoir identifier les évadés. Cette tendance s’est encore accentuée dans le courant du XIXe siècle, en raison de l’attention de plus en plus grande accordée au risque de récidive.

Des dessins et thèmes personnels et positifs

Contrairement aux croyances contemporaines, les tatouages gravés sur la peau des condamnés abordaient de nombreux thèmes différents, et beaucoup exprimaient des émotions très positives.

Une « carte de chaleur » montrant la répartition changeante des sujets de tatouages entre les années 1820 et les années 1910. Author provided

Dans les dossiers que nous avons explorés, nous avons trouvé de nombreuses descriptions d’images relatives aux identités britannique et américaine, ainsi que des dessins portant sur des sujets tels que l’astronomie, le plaisir, la religion ou le sexe. Thèmes navals et expression de sentiments amoureux comptaient parmi les sujets les plus populaires. Les tatouages les plus répandus étaient les patronymes et les initiales, présents dans plus de la moitié (56 %) des descriptions. Les points étaient également très populaires (30 % des descriptions), pour des raisons que nous détaillerons plus loin.

La répartition des sujets s’est homogénéisée au fil du temps, certains thèmes populaires initialement (notamment les thèmes navals, les bijoux et l’astronomie) déclinant, tandis que la fréquence des tatouages en lien avec la religion, la nature, l’identité nationale et la mort augmentaient.


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Jusqu’en 1850, la plupart des informations à notre disposition proviennent principalement des condamnés exilés en Australie, dont un quart environ portaient des tatouages, probablement acquis pour la plupart durant le long voyage vers l’île-continent (mais nous ne pouvons en être absolument certains…). Un grand nombre de ces tatouages indiquaient l’année de leur condamnation ou de leur voyage vers l’Australie, ce qui indique probablement la prise de conscience de ce que leur exil au bout du monde, sans grand espoir de retour en Grande-Bretagne, allait changer à leur existence.

Figures navales et preuves d’amour

Les tatouages navals étaient très variés. Si sirènes, navires, marins, drapeaux ou symboles astronomiques (soleil, lune ou étoiles) étaient fréquents, le dessin le plus populaire était l’ancre de bateau. Souvent les marins portaient une « sirène d’ancre, cœur et flèches, soleil, lune et étoiles » sur le bras droit, à l’image de Thomas Prescott, exilé en Australie en 1819.

Les tatouages exprimant l’amour, l’amitié ou les relations familiales étaient également très populaires chez les condamnés (probablement parce que le voyage vers l’Australie était synonyme de rupture avec leurs proches). Ces tatouages étaient souvent portés sur des zones visibles du corps telles que les avant-bras et les mains.

Les prénoms tatoués sur les bras appartenaient souvent à des personnes du sexe opposés : « i.l. » (signifiant « I love ») précédaient souvent d’autres paires d’initiales. On peut par exemple citer le cas de William Graham, jeune homme de 21 ans emprisonné en 1826 à Millbank, le nouveau pénitencier national, pour « grand larcin (on apprend notamment dans son dossier qu’il a été reconnu coupable du vol d’un mouchoir et « une paire de culottes »).

Ses tatouages exprimaient son amour pour sa famille, dont il avait fait graver les initiales. On pouvait aussi trouver sur sa peau celles de « E.C. » (probablement la personne dont il était amoureux). Son bras droit portait également un cœur et des flèches croisées. Sur son bras gauche figuraient ses propres initiales ainsi, à nouveau, que les lettres « E.C. » ainsi qu’un « oiseau dans un buisson ». Chose rare, dans les archives de la prison figurait un croquis reproduisant ce dessin.

Description des tatouages de William Graham dans le registre de la prison de Millbank. Author provided

Comme souvent, nous ne saurons jamais avec certitude ce que William voulait exprimer par ces tatouages, ou qui était E.C., mais il est cependant très probable que l’amour avait quelque chose à voir avec ces illustrations.

Les cinq points et le fantasme de l’identité criminelle

À la fin du XIXe siècle, les criminologues et la presse étaient obnubilés par l’idée que les tatouages témoignaient d’un « caractère criminel ». Dans l’ouvrage que le journaliste Henry Mayhew consacra en 1862 aux prisons de Londres, un gardien de prison déclare que :

« La plupart des personnes de mauvaise réputation […] ont des marques imprimées sur elles – sirènes, hommes et femmes nus, ainsi que les choses les plus extraordinaires que vous ayez jamais vues. Ils sont marqués comme des sauvages, tandis que beaucoup de voleurs récidivistes portent cinq points entre le pouce et l’index, signe qu’ils se réclament de la bande des “quarante voleurs” »

Cependant, en réalité, les preuves qu’à l’époque, les tatouages étaient fréquemment utilisés pour affirmer une identité criminelle sont rares. Si quelques témoignages indiquent que les « cinq points » décrits par Mayhew ont bien existé, les données que nous avons en notre possession ont plutôt tendance à déboulonner ce mythe historique.

Pour comprendre de quoi il retourne, il faut s’intéresser au contexte de l’époque. En 1828, l’inquiétude concernant la criminalité juvénile est en forte augmentation, suite à une série de vols commis par des jeunes, à Londres. On pouvait notamment lire dans les colonnes du quotidien Morning Post :

« Une bande de pas moins de 40 délinquants juvéniles […] connus sous le nom de “Quarante Voleurs” œuvre sur les routes métropolitaines, subsistant grâce au butin qu’ils prélèvent sur les diligences et leurs passagers. »

Dans l’édition du 3 janvier 1829 d’un autre journal, le London Standard, on pouvait lire que les « Quarante Voleurs » étaient identifiables par leurs tatouages – cinq points portés entre le pouce et l’index :

« Ils se reconnaissaient par cinq points bleus sur la main, faits avec de la poudre à canon »,

Les cinq points étaient effectivement un tatouage populaire, mais pas seulement dans les contextes décrits par Mayhew et les journaux de l’époque. Nos données révèlent que ce tatouage existait déjà dans les années 1820 : 23 condamnés le portaient. Et bien que les cinq points aient gagné en popularité à l’époque où Henry Mayhew écrivit son ouvrage, les prisonniers de Grande-Bretagne n’étaient pas les seuls à les porter : des hommes en partance pour l’exil les arboraient également, tout comme certaines femmes. Certes, les condamnés étaient souvent emprisonnés avant d’être transportés vers les colonies pénitentiaires du bout du monde. Cependant, le tatouage des cinq points était tellement répandu (378 condamnés recensés entre 1820 et 1880) qu’il est peu probable qu’il ait pu permettre de déterminer à lui seul qui appartenait à un « gang » et qui n’en faisait pas partie.

Les « bijoux de la classe ouvrière »

Les points étant le tatouage le plus simple à réaliser, il n’est pas étonnant qu’il ait été si populaire : selon nos recherches, plus de 20 000 condamnés portaient un ou plusieurs points sur les bras, les mains ou même le visage.

Ces tatouages étaient principalement réalisés sur le côté gauche du corps, ce qui suggère qu’ils étaient souvent autoadministrés. Les « collocations », autrement dit les associations avec d’autres dessins situés à proximité des points, sur la même partie du corps, livrent aussi certaines informations. Les points, qu’ils soient au nombre de cinq ou de sept, étaient rarement associés à des expressions relevant de la criminalité ou du défi (crânes ou os croisés, par exemple). Ils étaient plutôt souvent utilisés à des fins purement décoratives, comme l’auraient été des bagues et des bracelets.

Ces tatouages constituaient en quelque sorte les « bijoux de la classe ouvrière », bon marché et faciles à administrer. Ainsi, Sarah Phillips, exilée en 1838 pour avoir volé des bottes, portait une « bague à sept points » et « trois points » sur ses doigts. Le tatouage à sept points était aussi associé au Soleil, à la Lune et aux étoiles, les points figurant peut-être des constellations, telles que l’amas des Pléiades, qui comporte sept étoiles.

Ces tatouages pouvaient également symboliser les sentiments amoureux. Les archives relatives au transport d’Elizabeth Morgan suggèrent que le tatouage à cinq points qu’elle portait exprimait son amour pour un certain Joseph Bayles.

Plaisirs et censure

Loin de n’être que l’expression d’une identité criminelle, à l’ère victorienne les tatouages remplissaient pour les condamnés un rôle proche de celui qu’on leur fait tenir de nos jours. Ils leur permettaient de commémorer leurs amours, leurs proches, les plaisirs de la vie de la classe ouvrière, ou leur passage à l’âge adulte. Ainsi, les seizièmes anniversaires étaient commémorés par des tatouages de bouteilles, et environ 5 % des condamnés portaient des tatouages en lien avec le plaisir.

Parmi ces représentations, l’alcool, le tabac, la danse et les cartes étaient des sujets récurrents. James Allen portait des tatouages figurant un verre et un homme fumant la pipe. Parmi les neuf tatouages de Marion Telford se trouvait, sur son bras droit, la figuration d’un homme et d’une femme dansant ensemble. Les sports étaient également célébrés. Lorsque William Lindsay arriva en Australie en 1854, un match de boxe était tatoué sur sa poitrine. Il portait également sur le corps plusieurs autres illustrations distinctives, notamment une « brigantine à pleine voile », une « baleine soufflant », une « sirène », une « femme sur le bras droit », un « marin et drapeau » ainsi qu’un « serpent et trois anneaux ».

Des illustrations en rapport avec le sexe ont aussi été attestées, mais les greffiers victoriens censuraient souvent les obscénités dans les registres. Ainsi, le tatouage de Robert Dudlow est décrit comme étant un « mot indécent ». Cependant, on sait que des images d’hommes et de femmes dénudés étaient couramment tatouées sur les parties visibles du corps.

Les condamnés exprimaient également un certain intérêt pour la nature. Sur leurs corps étaient encrés de nombreux animaux : oiseaux, papillons, chevaux, chiens, serpents, scorpions… Ces animaux (surtout les oiseaux) étaient souvent associés à des fleurs, ces dernières pouvant aussi être enroulées autour du poignet ou du cou, pour imiter des bijoux.

Daté de 1893, l’enregistrement au registre des criminels de Frederick Ash, condamné en 1889 au Old Bailey pour le viol d’une jeune fille de 13 ans, mentionne qu’il avait sur le corps 25 dessins, parmi lesquels un éléphant, une sirène, une « fille sur un âne », un serpent, un lion et une licorne (apparemment dans un blason), un caméléon, un scorpion, un autre lion et un mille-pattes.

Une mode qui se répand

La façon dont la mode du tatouage s’est propagée n’est pas très claire. Elle a cependant progressé au fil du XIXe siècle, un nombre croissant d’hommes et de femmes décidant de se faire tatouer, au-delà des cercles des soldats, des marins et des prisonniers. À la fin du siècle, la moitié des condamnés possédaient des tatouages, et la comparaison des dates de naissance des prisonniers avec et sans tatouages indique une nette augmentation de la tendance au fil des années.

Années de naissance des condamnés tatoués.

En dehors des registres de condamnation, il existe peu de preuves concernant la pratique du tatouage dans le reste de la société. Cependant, des indices intéressants suggèrent que ceux-ci étaient aussi portés par certaines personnes appartenant à d’autres milieux sociaux que les classes les plus populaires. Ainsi, aux côtés des milliers de travailleurs et d’ouvriers non qualifiés qui figurent dans nos registres, nous avons identifié également 60 greffiers, 49 commerçants, 22 agents et 20 ingénieurs tatoués.

Au fil des années, un public de plus en plus large a pu découvrir l’existence des tatouages via les cirques et les foires où étaient exhibés des « monstres » tatoués, ainsi qu’en rencontrant des marins et officiers revenant de voyages dans le Pacifique. La presse a également accordé une place croissante aux articles sur le sujet vers la fin du XIXe siècle.

Dans les années 1870, le procès très médiatisé de l’affaire Tichborne a également mis le tatouage sur le devant de la scène. Un imposteur (parfois dénommé Thomas Castro ou Arthur Orton, mais le plus souvent simplement appelé « le requérant ») prétendit être Roger Tichborne, l’héritier disparu de la baronnie de Tichborne, présumé mort dans un naufrage. Toutefois, la revendication du pseudo-héritier s’effondra en 1872, lorsqu’il fut révélé que Roger Tichborne possédait des tatouages distinctifs, tandis que Castro/Orton n’en avait aucun, comme le confirment nos archives.

Dans les années 1880, la haute société a connu un véritable engouement pour le tatouage, notamment après que plusieurs membres de la noblesse et de la famille royale, hommes et femmes, se soient fait tatouer (par exemple Edward, prince de Galles ou son fils aîné, le prince Albert Victor).

La mode du tatouage était lancée, encore amplifiée par l’ouverture de boutiques de tatouages et par l’invention d’une machine à tatouer électrique en 1891, mise au point par l’Américain Samuel O’Reilly. En 1900, le tatouage avait déjà diffusé dans de nombreuses strates de la société britannique.

Le succès de « Buffalo Bill »

Emblématique de la popularité des tatouages à la fin du siècle, on trouve dans la base de données 392 condamnés (tous des hommes) ayant un tatouage de l’Américain Buffalo Bill. Il faut savoir qu’en 1887, la première tournée du spectacle « Wild West » du célèbre chasseur de bisons (William Frederick Cody de son vrai nom) rencontra un immense succès en Grande-Bretagne. Les spectacles de cette figure mythique de la conquête de l’Ouest, qui s’est produite devant la reine Victoria, ont attiré 2,5 millions de spectateurs rien qu’à Londres. Fort de ce succès, Buffalo Bill renouvellera l’expérience 15 années d’affilé.

Profitant de cette immense popularité, les tatoueurs ont développé divers modèles de buste de Buffalo Bill, afin de proposer aux visiteurs de garder un souvenir de la tournée, le tatouage devenant une extension de cette expérience. Parmi les nombreux exemples que l’on trouve dans les registres de condamnés, ce tatouage est souvent porté par des hommes chez qui l’on trouve aussi des tatouages de femmes, une tête féminine et des mains jointes.

Ainsi, la description des tatouages d’un certain Charles Wilson indique que son avant-bras droit était orné de « deux cœurs (dont un percé), de mains jointes et d’une ancre », ainsi que d’un buste de Buffalo Bill, tandis que le mot MAGGIE (en lettres majuscules) était inscrit sur un rouleau de parchemin tatoué sur son avant-bras gauche. Parmi les hommes qui s’étaient fait tatouer Buffalo Bill, nous avons pu notamment identifier un forgeron, un facteur, un cordonnier, un peintre et un vitrier.

Le chef Sitting Bull et Buffalo Bill en 1885. EverettHistorical/Shutterstock

Le fait que ces tatouages étaient souvent associés à des expressions d’amour semble indiquer que les hommes allaient probablement assister au spectacle avec leurs amantes, et se faisaient tatouer pour commémorer à la fois cette expérience et leur amour pour leur compagne.

Des tatouages en évolution

Au tournant du XXe siècle, les tatouages ont gagné en sophistication. C’est par exemple le cas du tatouage de William Henry Greenway, un « criminel récidiviste » jugé en 1907, qui travaillait comme photographe à Liverpool et qui, pour célébrer sa profession, s’était fait tatouer un appareil photo sur son avant-bras. William Parfitt, enregistré en 1910 dans les registres, portait quant à lui un tatouage représentant une hélice sur son avant-bras.

L’un des derniers condamnés enregistrés dans notre base de données, John Miller, emprisonné pour « cambriolage » en 1924, avait choisi de combiner des motifs traditionnels et modernes pour commémorer son frère disparu : il portait une hélice aux côtés d’un « soleil couchant, d’un navire en train de couler, de la tombe d’un marin, d’une pierre tombale, de [la mention] en mémoire de cher frère RT et d’un cœur percé".

Marin tatoué à bord de l’USS New Jersey, 1944. US Department of Navy

Perte puis regain de popularité

Les tatouages portés par les condamnés étaient rarement spécifiquement liés à leurs crimes et à leurs punitions. Si certains ont pu porter sur leur peau l’expression d’une moralité alternative, illustrée par certaines images liées au vice et au plaisir, pour la plupart, les tatouages reflétaient simplement leurs identités et affinités personnelles, leurs amours et leurs centres d’intérêt.

À mesure que le tatouage a gagné en popularité et que la technologie s’est améliorée, tatoueurs et tatoués ont pu laisser libre cours à leur inventivité et à leur créativité, élargissant l’éventail des tendances et des modes.

Toutefois, au début du XXe siècle, les préoccupations croissantes en matière d’hygiène et l’association du tatouage avec l’imaginaire de la criminalité ont participé à un recul de sa popularité. Rejeté aux marges, quoique toujours significativement pratiqué dans certains milieux (notamment ceux des marins et des soldats, en particulier en temps de conflits), le tatouage ne retrouvera de sa superbe qu’à partir des années 1950.

Selon le sociologue Michael Rees, c’est à cette époque qu’il commence à regagner du crédit, d’abord dans des milieux aux marges de la société : gangs, motards, rockers, en tant que symboles d’allégeance et de défi aux conventions. Avec les années 1970, une véritable renaissance du tatouage s’opère : finalement reconnu comme une forme d’art, popularisé par les médias et les superstars, il imprègne la société de consommation, dans laquelle il se propage largement.

Aujourd’hui, un Britannique sur cinq serait porteur d’un tatouage (en France, en 2023, on estimait que les proportions de personnes tatouées étaient similaires, _ce qui représente environ 13 millions d’individus, ndlr_). Mais près de 190 ans après que Thomas Whitton a fait encrer sur sa peau le souvenir de son exil en Tasmanie, les motivations pour se faire tatouer n’ont pas changé…

This article was originally published in English

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