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Comment, pour la deuxième fois de son histoire, l’Assemblée nationale exclut un député

Le député LFI Carlos Martens Bilongo arrive à l'Assemblée nationale le 4 novembre 2022.
Le député LFI Carlos Martens Bilongo arrive à l'Assemblée nationale le 4 novembre 2022, après la suspension de séance la veille suite aux propos à teneur raciste d'un député RN. Alain Jocard/ AFP

L’incident survenu à l’Assemblée nationale (AN) jeudi 3 novembre, qui a entendu Grégoire de Fournas, député Rassemblement Nation (RN) tenir des propos à teneur insultante et raciste durant la prise de parole d’un autre député, Carlos Martens Bilongo, de la France Insoumise (LFI), a conduit à une suspension immédiate de séance et en urgence, à une réunion du bureau de l’AN. Celle-ci a décidé d’exclure pendant quinze jours l’auteur des propos.

La théorie constitutionnelle postule que les représentants de la Nation doivent pouvoir débattre librement afin de faire émerger l’intérêt général. Leur liberté de parole au sein des Assemblées ne saurait être réduite. L’article 26 al. 1 de la Constitution leur garantit ainsi une irresponsabilité absolue :

« Aucun membre du Parlement ne peut être poursuivi, recherché arrêté, détenu ou jugé à l’occasion des opinions ou votes émis par lui dans l’exercice de ses fonctions. »

Aucun des propos tenus à l’intérieur des assemblées – contrairement à des propos insultants tenus à l’extérieur, lors d’un meeting ou d’un entretien médiatique qui peuvent donner lieu à poursuite – ni aucun des votes émis ne peut, même après son mandat, engager la responsabilité du parlementaire devant un juge.

Il est ainsi admis que l’arène parlementaire n’est pas un lieu comme un autre, la parole devant y être la plus libre possible, ce qui justifie une réglementation spéciale de l’insulte au sein du Senat et de l’Assemblée nationale.

Une liberté de parole qui n’est pas absolue

Ainsi, en France, l’interdiction de l’injure, qui résulte de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881, n’est pas applicable à l’intérieur des Assemblées. Les élus revendiquent d’ailleurs un droit à la vivacité des débats, qui ne doit pas laisser penser que leur liberté de parole serait absolue au sein des assemblées. Ses abus sont sanctionnés, les règlements des Assemblées confiant la police des débats à leurs Présidents. Ainsi, le président seul accorde et retire la parole, nul ne peut parler s’il n’y a pas été invité, et il peut également prononcer des sanctions contre les élus qui proféreraient des insultes. Ainsi l’article 70 du RAN dispose :

Peut faire l’objet de peines disciplinaires tout membre de l’Assemblée : […]
● 2° Qui se livre à une mise en cause personnelle, qui interpelle un autre député ou qui adresse à un ou plusieurs de ses collègues des injures, provocations ou menaces ;
● 3° Qui a fait appel à la violence en séance publique ;
● 4° Qui s’est rendu coupable d’outrages ou de provocations envers l’Assemblée ou son président ;
● 5° Qui s’est rendu coupable d’injures, de provocations ou de menaces envers le Président de la République, le premier ministre, les membres du gouvernement et les Assemblées […]

Le député LFI Carlos Martens Bilongo a été interrompu par les propos à teneur raciste d’un député RN en session à l’Assemblée nationale le 3 novembre 2022.

Et l’article 71 établit l’échelle des sanctions :

Les peines disciplinaires applicables aux membres de l’Assemblée sont :
● 1° Le rappel à l’ordre ;
● 2° Le rappel à l’ordre avec inscription au procès-verbal ;
● 3° La censure ;
● 4° La censure avec exclusion temporaire.

Le président, appuyé par le Bureau, instance collégiale qui réunit autour du président, les vice-présidents, les secrétaires et les questeurs, assurant ainsi la représentation de la pluralité des courants d’opinion à l’Assemblée, examine les faits et prononce la sanction ou la propose à l’Assemblée dans les cas les plus graves. Cette sanction ne doit pas être perçue comme une décision politique ; elle doit rester une mesure disciplinaire et impartiale, prononcée à l’encontre d’un parlementaire qui a abusé de sa liberté d’expression.

Une multiplication des abus

De tels abus se sont multipliés ces dernières années : propos où comportements sexistes à l’égard des députées : caquètements de poule en octobre 2013, bêlements de chèvre en août 2017, « poissonnière » en février 2021 ou refus de s’adresser à la présidente de séance en féminisant sa fonction en octobre 2014.

Madame « le » Présidente : le député UMP Julien Aubert persiste à refuser la féminisation du titre de présidente d’Assemblée nationale à Sandrine Mazetier (2014).

Mais en 64 ans d’existence, l’Assemblée nationale n’avait connu qu’une seule censure avec exclusion temporaire contre un député qui avait pris à partie pour un motif futile – voitures qui bloquaient sa sortie – deux ministres auditionnés dans le cadre de la catastrophe de Fukushima.

Cette sanction interdit à l’élu de paraître à l’Assemblée et de prendre part à ses travaux pendant 15 jours ; elle emporte également pendant deux mois privation de la moitié de l’indemnité parlementaire (article 73 alinéa 3 du RAN). C’est cette sanction qui peut frapper le député RN suite aux propos à teneur raciste tenus en séance 3 novembre 2022. En suspendant immédiatement la séance et en renvoyant l’examen des faits au Bureau qui s’est réuni de manière extraordinaire le 4 novembre à 14h30, la présidente a refusé d’adopter seule la sanction.

Trois enseignements

Ce choix emporte trois enseignements : la présidente estime que les propos méritent une sanction plus lourde que le rappel à l’ordre simple ou avec inscription au procès-verbal qu’elle peut prononcer seule. Ce que le Bureau a confirmé en demandant à l’Assemblée de prononcer une censure avec exclusion temporaire.

Deuxième enseignement : en convoquant le Bureau, elle ouvre une procédure contradictoire permettant au député de présenter, personnellement ou par un représentant, les arguments et peut-être d’échapper à la sanction.

Cette procédure contradictoire assure, quand bien même elle ne pourrait être contestée devant aucun juge en vertu de la séparation des pouvoirs, la conformité de la sanction à la Convention Européenne des Droits de l’Homme.

Enfin, la Présidente éloigne la critique d’une mesure partiale, alors que le RN use déjà de la rhétorique de la victimisation. Ainsi, l’auteur des propos évoque-t-il une « manipulation politique ».

La sanction ne doit en effet pas pouvoir être perçue comme la décision de la seule présidente de l’Assemblée, membre éminent de la majorité. Afin d’éloigner toute contestation, la procédure doit associer les différentes forces de l’Assemblée. Ce que la réunion du Bureau permet. Les élus RN seront ainsi associés à la procédure, le groupe détenant deux vice-présidents siégeant en cette qualité au Bureau. De même, les présidents de groupe, et donc celui du RN, sont associés aux décisions du Bureau (même s’ils ne peuvent participer à l’adoption de celles-ci puisqu’ils ne disposent pas de droit de vote dans cette instance).

Cette association à l’examen des faits et à l’audition du député mis en cause permet ensuite, lorsque la censure est requise, comme c’est le cas en l’espèce, de procéder à l’adoption de la sanction par l’Assemblée sans que celle-ci puisse débattre, en application de l’article 72 al 5 du règlement de l’Assemblée nationale. La sanction est ensuite adoptée par assis et levée, qui rend plus facile la comptabilisation des voix qu’un simple vote à main levée, mais ne permet pas de connaître le sens des votes adoptés par les députés. On peut toutefois estimer que seuls les élus du RN auront cherché à s’opposer à la sanction.

Pour la deuxième fois de son histoire, l’Assemblée a ainsi choisi de censurer l’un de ses membres. Sanction grave puisqu’elle le prive du droit de défendre ses positions à l’Assemblée, frappant des propos particulièrement offensants qui ne sauraient être tolérés dans le temple de la démocratie. Sanction temporaire, le député politiquement irresponsable ne pouvant être contraint à la démission en raison des propos, même à teneur raciste, tenus à l’Assemblée.

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