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Le livre ouvertn Juan Gris, 1925. Wikiart

Comment s’explique le boom des « book clubs » ?

Depuis une petite dizaine d’années, les « book clubs » – en français les clubs ou cercles de lecture – sont parmi nous, et ils ont même la cote. Preuve supplémentaire, si besoin était, que le commerce avec les livres (et pas seulement du livre) fait d’eux des biens résolument « essentiels » à notre bien-être, à notre existence. Entre Babelio, déclinaison française du puissant réseau Goodreads, et à ce titre adepte d’une lecture participative (comme la démocratie du même nom ?), et La Plume en question, plus axé sur la rencontre et le dialogue avec les écrivains, l’offre disponible est pléthorique. Les uns après les autres, du Huffpost à Cheek Magazine, des organes de presse, souvent de « niche », franchissent le pas, en décidant de créer leur propre book club dédié. Un mouvement de fond, qui a gagné les réseaux sociaux, dont rendait compte Le Super Daily, dans son épisode 142, en date du 5 mars 2019.

Racines anglo-saxonnes

Mais si l’engouement, en France du moins, est récent, le phénomène prend racine du côté des pays anglo-saxons, dans une histoire et une pratique fort anciennes. Au préalable, entendons-nous sur les mots. En effet, le « book club » désigne deux réalités a priori assez distinctes. Aussi bien une grosse machine (type France Loisirs, ou le Reader’s Digest d’antan), qu’une petite structure à but non lucratif, regroupant une dizaine, quelques dizaines tout au plus, de membres ou d’abonnés, de préférence triés sur le volet. Et réunis sur la base d’un commun intérêt pour la lecture, mais aussi pour le plaisir et la convivialité. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit de se (re)grouper. Soit dans le but de mettre au pot commun, de cotiser (to « club together », en anglais), afin de bénéficier, en l’occurrence, de prix avantageux sur la commercialisation de livres, à la vente pour ce qui est des maisons d’édition, à l’achat, pour leurs clients potentiels. Soit pour lire et discuter à plusieurs de livres choisis selon des critères le plus souvent subjectifs, en lien avec le goût des lecteurs, qui sont souvent des lectrices.

On s’intéressera au second modèle, moins en lien avec l’économie du livre, à l’origine de réelles vocations, qu’elles soient spontanées ou nées de l’imitation, au départ un brin snob. Ce que montrent bien deux romans récents, dont l’adaptation cinématographique aura décuplé le pouvoir d’attraction et, partant, la diffusion des « book clubs » au sein du corps social. Le Cercle littéraire des amateurs d’épluchures de patates (2008), signé Mary Ann Shaffer et Annie Barrows, a pour cadre l’île anglo-normande de Guernesey, au temps de l’occupation allemande, pendant la Deuxième guerre mondiale. Il fait de la fondation du cercle de lecteurs clandestins une ruse de guerre, un prétexte à vanter l’esprit de courage et d’entraide face à l’adversité. Couvre-feu, confinement, rareté des livres à se mettre sous la dent, guerre à l’échelle du monde – qui ne voit les parallèles avec la situation de pandémie que nous vivons aujourd’hui ? Pour sa part, la Lettre ouverte à Jane Austen (2004), de Karen Jay Fowler met à nu avec la netteté d’une épure le mécanisme sur lequel repose tout « book club » digne de ce nom. Soit un auteur, au statut de préférence iconique, en la personne de Jane Austen. Soit six romans, pas un de plus – Austen ne fut pas prolifique. Soit, donc, six chapitres tournant autour d’un club de lecture réunissant six personnages, cinq femmes pour un seul homme, chacun épris d’un des six romans, chacun s’identifiant à un personnage austenien et désireux d’exposer aux autres les raisons pour lesquelles la romancière l’aide à vivre, bien ou mal. C.Q.F.D.

Lire à plusieurs

Historiquement, l’essor du « book club » s’avère indissociable, tout au long des dix-huitième et dix-neuvième siècles, d’une part, de la montée en puissance des bibliothèques de prêt à l’origine payantes (circulating libraries), et de l’autre, de l’élévation constante des niveaux de vie et d’instruction, du fait de la scolarisation de plus en massive, d’abord des garçons, puis des filles, et enfin des hommes et des femmes, à mesure que l’accès à l’Université se démocratisait. Il se peut, à ce titre, que la vogue des « book clubs » corresponde à un troisième âge de la lecture, du moins en Occident.

Après la lecture à voix haute, impulsée par les Grecs, après la lecture silencieuse, initiée par Ambroise de Milan, au quatrième siècle de notre ère, favorisant le recueillement et l’écoute du texte (biblique, au départ) au-dedans de soi, semble venu l’âge de la lecture à plusieurs, en groupe, ailleurs qu’en soi ou que chez soi. Les puristes s’en offusqueront, mais c’est ainsi : l’art de la conversation, dont le regretté Marc Fumaroli faisait l’un des trois piliers de la France à l’âge classique (avec la Coupole et le génie de la langue), époque où la littérature était « l’expression de la société », cet art, donc, s’est déplacé, quittant les salons et autres cénacles, pour rejoindre les intérieurs comme les cours d’immeubles ou les jardins, partout, en fait, où les livres se discutent, de préférence en petits comités. De plus en loin du centre ou de la capitale, en tout cas, et à partir des marges, périphéries et autres « segments » de la société. Chacun son « book club »? C’est à qui, en effet, créera son propre cercle, en fonction d’un positionnement particulier – particulariste ? – en lien avec telle ou telle problématique présente dans l’actualité : Me too, Trouble dans le genre, Black Lives Matter, etc.

Cette évolution obéit à de puissants ressorts, sur lesquels les sociologues ont été les premiers à se pencher. Cinq directions principales sous-tendent leurs conclusions.

Sociologie du goût

À travers les « book clubs » s’exprime un goût « middlebrow », si l’on en croit Janice A. Radway, l’auteure de A Feeling for Books The Book-of-the-Month Club, Literary Taste, and Middle Class (1997). Soit à égale distance du « low brow » et du high brow, correspondant au goût, autrefois hégémonique, de la classe moyenne éduquée, où ce sont traditionnellement les femmes (blanches) qui lisent. Mais ce temps est plus que révolu, et les publics, plus jeunes, se sont beaucoup renouvelés et diversifiés. À l’image d’OKHA, club de lecture queer + black, ouvert à Londres en 2019 par l’Anglo-nigériane Khloé Bailey Obazee.

Une radiographie des besoins

Ces besoins seraient au nombre de 4, les « 4 C », d’après Corinna Norrick-Rühl (Book Clubs and Book Commerce, 2020). Convenance (personnelle) : chacun sa niche, de préférence au plus près de chez soi. Communauté (avec l’orientation communautariste pointée plus haut) : sans qu’il soit besoin d’évoquer la figure de Jürgen Habermas, le « book club » est avant tout un espace, non de privatisation, mais de sociabilité, de mise en public et en commun. Concession : à l’image des compromis qu’on est constamment amené à passer avec les autres membres. Au sein d’un « book club », pas question de vaincre ou de dominer. Le lecteur un tant soit peu envahissant, ou par trop persuasif, comprend vite qu’il n’a pas sa place dans le groupe. L’espace ainsi ouvert est le contraire d’une arène, se voulant plutôt l’équivalent de l’antique agora, du forum cher aux Romains. Et, enfin, Curation (thérapie, soin, sélection, en anglais). Lire, ce serait se soigner, car les livres, dit-on, guérissent…


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Une culture de la célébrité

Sont prescripteurs, et mêmes souvent décideurs en matière de lecture, les people, mannequins et autres « influenceurs », auxquels les éditeurs, via leurs attachés de presse, font les yeux doux, afin de promouvoir leurs « têtes de gondole ». Le « book club » lancé en 1996 par Oprah Winfrey compte aujourd’hui plus de 5 millions de membres, dont entre 70 et 80 % de femmes. L’actrice Emma Watson, vedette de la série de films Harry Potter, aujourd’hui Ambassadrice « de bonne volonté » à l’ONU a fondé en 2016 « Our Shared Self », notre étagère partagée, en français. Le titre joue habilement de la proximité, en anglais, entre self (le moi) et shelf (le rayonnage de la bibliothèque). À l’image du féminisme soft qu’elle promeut, ces clubs témoignent, si besoin était, de la puissance du soft power culturel.

Une pratique à effet « transformationnel »

C’est la thèse – behavioriste – soutenue par Elizabeth Long, dans Book Clubs : Women and the Uses of Reading in Everyday Life (2003). Pour elle, les lectrices s’y montrent à l’aise et sans complexe quant à leur position face au capital culturel, dès lors qu’elles sont passées par les bancs de l’université, mais également inquiètes de voir que la lecture les a certes puissamment transformées – comprenons émancipées – mais pas au point de pouvoir rivaliser avec les hommes, qui, eux, ne lisent pas et continuent de les exclure, même si c’est de moins en moins vrai.

Un « capital social »

Capital social est à entendre ici non au sens de Bourdieu, mais de Robert Putnam (Bowling Alone, The Collapse and Revival of Community, 2000). Soit un lien social particulièrement mis à mal par l’individualisation et l’individualisme, l’un et l’autre synonymes de fragmentation du sens de la communauté – d’anomie, en un mot. Or, lire en club, et non plus, justement, en solo (« Alone »), c’est résister, consciemment ou inconsciemment, aux forces délétères qui rongent le corps social, jusqu’à le vider de sa substance et de ses liens. C’est faire du « book club » l’équivalent d’une société secrète, avec ses règles et références propres, dont les membres auraient conclu entre eux un pacte, prônant une résistance, voire dissidence plus ou moins larvée.

Les critiques littéraires ne sont pas en reste. Martha Nussbaum parle plus volontiers de philosophie et d’éthique que de « book clubs ». Mais en exposant les raisons qui font que la littérature compte, et ce bien au-delà du cercle étroit des campus où elle s’enseigne, et que lectrices et lecteurs, par dizaines ou centaines de milliers, sont fondés à voir dans les livres, sinon des directeurs de conscience, en tout cas de puissants auxiliaires à l’instruction citoyenne, à l’éducation à la vie et à ce qui fait qu’on est ou qu’on devient humain, Nussbaum épouse implicitement la cause des « book clubs » et valide leur raison d’être.

L’art de s’accorder (plutôt que de critiquer)

Terminons avec Rita Felski. Le tableau contrasté que la chercheuse à l’Université de Virginie met en place dans ses deux derniers ouvrages éclaire grandement le paysage intellectuel et culturel dans lequel les « book clubs » prennent toute leur part. The Limits of Critique (2015) revient sur « l’herméneutique du soupçon » – la formule est de Paul Ricœur – à la faveur de laquelle l’acte critique, dont Kant a fait le pilier de tout jugement, en même temps que la clef de voûte des Lumières, en est venu, au fil du temps, à revêtir, aux yeux du grand public en tout cas, un coefficient de plus en plus élevé de négativité et de défiance. La critique, de type analytique, y prend des accents de dissection, de distanciation, d’impersonnalité. Soit un parfait repoussoir.

A contrario, Hooked : Art and Attachment (2020) décrit la tendance inverse. Comme en réaction à l’emprise de la critique, Felski souligne ce que cela signifie, en positif, que d’être « accro », charmé, mordu, captivé, etc. L’attachement, sa valeur phare, manifesté en présence des œuvres d’art, Michel Ange ou le dernier roman de Colson Whitehead, a pour synonyme l’identification, l’adhésion, l’interprétation non conflictuelle, l’aptitude, ô combien précieuse, à pratiquer l’art de l’écoute et de l’accord (« attunement », en anglais).

À l’évidence, « accro », « attachés » ou « accordés », les lecteurs de « book clubs » le sont. Quand bien même on n’y répugne pas à « noter » les livres – comme à l’école, mais n’attribue-t-on pas également une note, de nos jours, aux hôtels et aux restaurants (au temps d’avant la pandémie) ? – leur motivation profonde est tout sauf d’ordre « analytico-critique ». Le rapport au livre y est d’abord détendu et décomplexé, sans exclure qu’il puisse devenir studieux par la suite – loin de la sacralisation prêtée, souvent à tort, à la littérature, mais au plus près d’une communauté partagée, celle des vivants et des morts : « avec les livres, ce sont d’autres hommes qui nous offrent le moyen d’être homme, c’est-à-dire soi-même, véritablement, dans la communauté partagée. » (Danièle Sallenave, Le Don des morts : sur la littérature, 1991). Alors qu’on pourrait la penser proche du hobby, de ce qu’autrefois on appelait le « violon d’Ingres », la pratique du « book club » s’en distingue en ce qu’elle ne se réduit pas à une ligne de plus sur un C.V. Elle aide, non à paraître, mais bien plutôt à s’accomplir, à comprendre qu’on peut parfaitement devenir soi en lisant à plusieurs. Mais sans coach ni gourou.

Reste à savoir comment la pandémie va impacter le phénomène. Avec le basculement en ligne d’un nombre croissant d’activités humaines, la conversion du « book club » vers le numérique semble inéluctable. Mais cette dernière va justement à l’encontre du besoin de convivialité et de socialisation qui a fait le succès de la formule. Le « book club » ne risque-t-il pas de se fracasser contre le plafond de verre de la virtualité ? On s’en souvient, la vogue des apéros virtuels, au temps du premier confinement, fut aussi foudroyante qu’éphémère. En définitive, de part et d’autre des écrans, on était resté sur sa soif en matière de « présence réelle », sans pouvoir l’étancher. Il y a fort à parier, mais on espère se tromper, que la pratique du clubbing exclusivement en ligne finira par laisser ses adeptes sur leur faim, y compris sur leur faim de livres…

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